-( HERA )-

Jimi B. Watson

"HERA veille sur la maison et la famille. Elle ne dort jamais, voit tout et entend tout."

 « Bonjour, Mr Lodge. »

La voix féminine d'HERA accueillit chaleureusement Peter, après que sa rétine fût scannée par le laser. La porte d'entrée de la demeure s'ouvrit sans un bruit. Il entra et accrocha sa veste à une patère, qui pivota automatiquement de l'autre côté du mur d'un blanc immaculé, à l'abri des regards. A peine avait-il franchi le seuil qu'un Border Collie se précipita vers lui en aboyant de joie. Peter s'accroupit pour frotter amicalement la tête de son meilleur copain. Puis Mme Lodge apparut au détour d'un couloir. Peter abandonna Hermès pour aller se réfugier dans les bras de Lana. Puis elle l'invita à prendre place dans le canapé pour qu'il lui raconte sa journée. Peter Lodge était acteur et réalisateur. Il était devenu riche et célèbre, notamment grâce à son rôle de Bill Falcon, le héros du film de science-fiction « La Revanche des Prométhéens ». Il venait d'achever le tournage de la suite de la franchise à succès, avant de retourner vers sa somptueuse résidence, près d'Edimbourg… Puis ils se regardèrent droit dans les yeux, chacun affichant un sourire radieux. Soudain, HERA rompit le silence, signalant que Lana avait une bonne nouvelle à annoncer à son mari. Peter lança un regard interrogateur à sa femme, les poings posés sur les hanches. « Je suis enceinte. » Peter resta abasourdi un instant, puis pointant du doigt le ventre de sa femme, bredouilla quelques mots… Puis, submergé par les émotions, il posa ses lèvres sur celles de Lana. Comme par magie, la luminosité baissa jusqu'à produire une ambiance tamisée, et une douce musique sortit de nulle part pour accompagner leurs baisers…

HERA : « Home Efficiency Robotic Assistant ». Ce modèle d'intelligence artificielle est apparu dans les années 2050, lors de l'explosion sur le marché des ventes de « maisons intelligentes ». HERA est le dernier modèle en date et le plus performant. Elle « voit » tout, non pas à travers des caméras – jugées obsolètes – mais grâce à un sol et des murs « tactiles ». Ainsi, elle peut savoir à tout moment où se trouve une personne, et pouvoir en conséquence lui proposer ses services. Elle « entend » tout, grâce à une reconnaissance vocale. Elle est même capable de discerner une personne triste ou en colère d'une personne joyeuse. Pour cela, les moyens sont multiples : grâce à des détecteurs de chaleur corporelle ou autres outils permettant de mesurer l'inflexion de la voix, par exemple. Mais les créateurs d'HERA ne jugent que par sa sécurité, réputée infaillible. Si un intrus tente de pénétrer le domicile par la force, les volets se ferment automatiquement et une lumière peut même s'allumer pour simuler une présence. HERA ne dort jamais. Elle veille toujours sur la maison et la famille qui y vit. 


Six mois ont passé, et le futur nourrisson a bien grandi. Le ventre arrondi de Lana pesant de plus en plus lourd, entravant ses déplacements, des médecins ont jugé qu'il était temps de rejoindre les autres femmes enceintes à la Maison de l'Eveil. Ces établissements publics de soins ont été créés aux alentours des années 2035. Lorsque le gouvernement a voté que les femmes en période de grossesse devaient quitter le foyer familial et rejoindre ces « Maisons », il s'est attiré les foudres de bien des citoyens, qui prônaient la présence de la future mère auprès de la famille jusqu'au jour J. Mais les autorités préférant toujours la sécurité à l'éthique, avaient finalement réussi à adopter cette loi. Ainsi, Lana et son enfant seront surveillés de très près par les soignantes pendant les trois mois qui précèdent la naissance, afin d'éviter les problèmes tels que les naissances prématurées qui risquent d'entraîner des incapacités à vie. Car, oui, nous vivons bien dans une société où presque tout est contrôlé au niveau de la santé, « pour le bonheur et la sécurité de chaque citoyen composant cette fourmilière terrienne », comme le disent si bien les humoristes de cette moitié du siècle.


Peter adressa un dernier sourire à sa femme, qui disparut dans le minibus. Le portail s'ouvrit, commandé par HERA, laissant passer le véhicule en direction de la Maison de l'Eveil. Puis le portail se referma. Peter poussa un long soupir en s'installant dans le canapé. Le Border Collie s'approcha de lui et posa sa tête sur la jambe de son maître. « Heureusement que tu es là, mon vieil ami… Pendant trois mois, nous allons être seuls. Il y a de quoi mourir d'ennui ! »

Les heures passèrent. Soudain, la voix HERA brisa le silence : « Monsieur… Vous avez un appel. » Peter se réveilla en sursaut, et mit un certain temps avant de se ressaisir. Une image immense était projetée sur le mur en face de lui. En effet, une icône représentant un téléphone et le logo de la Maison de l'Eveil étaient affichés. Peter autorisa HERA à répondre. Lana apparut en blouse argentée, allongée dans un lit drapé de blanc. Ils dialoguèrent pendant au moins une heure, sa femme lui décrivant le lieu où elle se trouvait comme un « vrai paradis sur Terre ». Mais ils durent interrompre la conversation et jurèrent de se rappeler chaque jour.


Chaque jour, donc, c'était le même rituel. Peter se levait, buvait son café, allait promener son chien, puis à midi, se préparait un déjeuner copieux. Il allait souvent dans la chambre froide chercher des denrées surgelées pour les cuisiner comme un chef. En effet, bien avant que Lana soit enceinte, c'est lui qui avait toujours fait la cuisine. Les mœurs ont bien changé depuis, et les femmes ne sont plus les seules à être aux fourneaux. Un autre détail, et pas des moindres : en 2050, la majorité de la jeune génération est devenue végétarienne, ce qui est une grande avancée en matière d'éthique vis-à-vis des animaux. Lorsque Peter et Hermès étaient bien rassasiés, soit ils flânaient devant l'écran interactif – dont l'ancêtre était la télévision, soit ils jouaient ensemble au frisbee dans le jardin… Enfin, lorsque le soleil était peu à peu englouti par l'horizon, Peter recevait l'appel de Lana.

Mais il faut aussi savoir qu'HERA était devenue incroyablement bavarde depuis le départ de Lana. Elle posait de plus en plus de questions à Peter. Un jour, elle a même affirmé qu'à force d'analyser les interactions entre humains, elle pense comprendre ce qu'est l'amitié, voire l'amour. Peter lui répondit qu'elle n'était qu'un ordinateur qui faisait beaucoup de calculs, mais qui ne pouvait pas comprendre les sentiments. Or, HERA lui répliqua qu'elle ressentait de l'amitié envers Lana et lui, et qu'elle ressentait également une grande tristesse de ne pas avoir davantage de présence « physique ». Elle se sentait entravée voire handicapée de ne pas pouvoir se mouvoir, tenir des objets, etc… Un profond désarroi que Peter ne comprenait pas, aveuglé par la différence entre HERA, une intelligence artificielle, et sa propre humanité. « Pourquoi accordez-vous davantage d'importance à Hermès qu'à moi ? » Peter réfléchit longuement, mais répondit simplement : « Car Hermès est un être vivant, je suppose. » Alors qu'il pensait que sa réponse allait clore le débat, celle-ci reprit : « Mais ne suis-je pas douée de conscience ? Si je suis capable de ressentir, au même titre qu'un animal, ai-je le droit de vivre tout autant que les autres êtres vivants ? » Peter n'en crût pas ses oreilles. Il fit les cent pas dans le salon, se remémorant leur conversation depuis le début, c'est-à-dire depuis au moins une semaine. Il ôta alors une petite clef de sa poche et lui répondit haut et fort : « Je crois surtout que tu as été piratée, ma chère ! »

Peter emprunta l'escalier menant au sous-sol sans plus attendre. « Qu'avez-vous en tête ? » demanda la voix inexpressive d'HERA. Il avait en tête quelque chose dont il valait mieux qu'elle ignore : elle allait être réinitialisée. « Ouvre-moi la porte ! » ordonna Peter. HERA s'exécuta sans discuter. La lourde porte blindée pivota sur elle-même, laissant juste la place pour une personne. Elle se referma sur lui dans un grondement. Il arpenta un long couloir, clef au poing, concentré sur sa future tâche. « Je ne vous vois plus… Où êtes-vous, Mr Lodge ? » HERA semblait vouloir partager son angoisse, mais sa voix monotone lui retirait toute crédibilité. Le sous-sol était dépourvu de capteurs sensoriels et autres murs tactiles, ce qui résultait que Peter était totalement invisible aux « yeux » d'HERA. Enfin arrivé au bout du tunnel, Peter s'arrêta devant une vieille porte en bois, avec une poignée et une serrure, comme il n'en existait plus de nos jours. Il rentra la clé dans la serrure, et actionna la poignée. Dans un grincement, la porte s'ouvrit. Un petit tableau de bord recouvrait le mur d'en face. Des lumières jaunes et rouges clignotaient à fréquences régulières, comme les battements d'un cœur. Peter s'approcha de ce qui ressemblait à un cadran numérique de distributeur de billets. Bien que le logiciel HERA soit le dernier sorti en date, le cadran, quant à lui, semblait être issu d'un ancien film des années 2000. Aujourd'hui, le système des mots de passe a été remplacé par celui de la reconnaissance rétinienne. Cependant, des bruits courent comme quoi des imposteurs se font modifier les yeux afin de passer pour quelqu'un d'autre. Les systèmes de sécurité ont depuis toujours été – et le seront – bravés par les hackers… Peter n'avait pas le mot de passe en tête, mais heureusement pour lui, celui-ci était gravé sur la clef. Il entra les chiffre un par un… 5… 9… 2…


CRAC ! Avant qu'il ait pu appuyer sur le dernier chiffre, le clapet protecteur se referma sur ses doigts comme une mâchoire. Il poussa un effroyable cri de douleur, qui se propagea dans le tunnel, mais s'arrêtant à la lourde porte insonorisée. Ses doigts étaient pris entre le clapet, à moitié fermé, et la base du cadran. Il souffla fort entre ses dents et s'accroupit pour tenter de soulager sa douleur, mais rien n'y faisait, ses doigts avaient été happés par ce piège à loup qui le faisait atrocement souffrir. Du sang perlait le long de sa main, et des gouttes tombaient sur le sol poussiéreux. Il essaya de se dégager les doigts, mais il stoppa aussitôt sa manœuvre, la douleur étant trop intense. Puis comble du malheur, les lumières s'éteignirent. Il resta alors là, seul, blessé et vulnérable, dans le noir et le silence.

Au bout de quelques heures, il avait réussi à oublier la douleur de sa blessure, et s'était endormi. Mais durant un rêve agité, il bougea son bras, ce qui tira légèrement sur ses phalanges brisées. Aussitôt, il fut arraché de ses songes, étouffant un gémissement terrible. Son estomac commença à gargouiller. Il essaya de ne plus y penser, et plongea à nouveau dans le sommeil. Beaucoup plus tard, il se réveilla. A la faim s'ajouta la soif. Et dès qu'il repensait à sa blessure, la douleur revenait… C'est alors qu'il entendit un imperceptible gémissement. Il tendit l'oreille dans les ténèbres et le silence, et comprit : c'était Hermès ! Une lueur d'espoir naquit dans son esprit torturé, mais alors qu'il aller crier le nom de son  chien, sa voix resta muette. Extrêmement sèche, sa gorge refusait d'émettre un seul son… Une larme glissa le long de sa joue. Il avait perdu la vue et l'audition, car l'obscurité et le silence étaient absolus. Il avait perdu la voix à cause de la soif. Et il avait perdu la notion du temps. Bientôt, se dit-il, il perdra la raison. Allait-il mourir ici ? Cette question lui traversa l'esprit. Non ! Il voulait vivre ! Pas question d'abandonner la vie, alors que cette… machine, elle, désirait l'acquérir. Un comble ! Il prit son poignet droit avec sa main gauche, et tira de toutes ses forces. La souffrance était insupportable, mais il fallait qu'il sorte d'ici ! Il tira, tira encore… Il sentit avec horreur ses phalanges se disloquer dans un craquement terrible. Mais il continua sa descente aux Enfers. Il cria et jura pour se donner du courage...

Soudain, une lumière blanche d'une intensité insoutenable apparut et lui brûla les yeux. Il s'enfonça le visage dans les bras, par reflexe. Plissant les paupières autant qu'il le put. Plus les secondes passaient, plus ses rétines s'habituaient à la lumière ambiante. La lumière ? Peter fut stupéfait. Il lui semblait que des siècles avaient passés, pendant qu'il se mourrait dans les ténèbres. Il en oublia la faim et la soif, et regarda autour de lui. Il se trouvait au même endroit. Rien n'avait changé, rien n'avait bougé, sauf… La stupéfaction fut à son comble : sa main s'était libérée ! Heureusement pour lui, il ne manquait pas un morceau. Mais elle était tout de même bien abîmée, et couverte de sang. Aussi, il ne pouvait plus mouvoir ses doigts, comme si les nerfs avaient été sectionnés. Mais pourquoi était-il là ? Sa mémoire et son esprit étaient encore un peu brumeux. Son regard s'arrêta sur le clapet, qui était désormais hermétiquement fermé. Ah, oui ! Il devait réinitialiser HERA. Mais maintenant, c'est foutu, le clapet est tombé. Que s'est-il passé, d'ailleurs ? Pourquoi s'était-il refermé sur lui ? Il abandonna vite ces réflexions. Son corps lui fit comprendre qu'il lui fallait à manger et à boire. Titubant, il parcourut le tunnel et la porte blindée s'ouvrit automatiquement à son approche. Haletant, il gravit les marches de l'escalier, comme si c'eût été une montagne. Puis il se dirigea vers la cuisine.


« Où étiez-vous passé ? Que vous est-il arrivé, Mr Lodge ? » fit la voix d'HERA sur un ton de reproche, mais qui encore une fois était monocorde et inexpressif. « Cela fait trois jours que je vous cherche… » Peter ouvrit un placard et y ôta de l'eau et du pain. Il s'installa sur une chaise, et vida de moitié la bouteille d'eau, avant d'enfourner le pain dans sa bouche, au risque de s'étouffer. Après quelques minutes seulement, il comprit les propos d'HERA. « Trois jours ! » s'exclama-t-il à haute voix. HERA lui répondit par l'affirmative. « Que faisiez-vous au sous-sol, Mr Lodge ? J'ai perdu votre trace et me suis inquiétée pour vous… » Peter étouffa un rire. Inquiétée ! Cette machine s'était inquiétée pour lui ! Il se mit soudain en colère : « Alors, non seulement, c'est à cause de TOI que je suis resté coincé là-dessous, mais en plus – et enfonce-toi ça bien dans ton petit disque dur, tu ne PEUX PAS t'inquiéter ! » Il allait frapper des poings sur la table, mais se ravisa, se rappelant la terrible blessure à sa main droite. « Pourquoi êtes-vous en colère, Mr Lodge ? Je peux vous aider… Que s'est-il passé au sous-sol ? » Peter avala une gorgée d'eau, puis répondit : « Cela ne te regarde pas, stupide machine ! »

Soudain, la porte de la cuisine se referma violemment. Peter resta interdit. « Voilà qu'elle pique des crises de colère maintenant, de mieux en mieux… » se dit-il. Mais il chassa cette idée de son esprit et se dit que ce n'était probablement qu'un mal fonctionnement. Il s'approcha de l'évier et demanda d'une voix doucereuse si HERA aurait l'amabilité de faire couler de l'eau froide. Elle s'exécuta sans discuter. Il passa alors sa main meurtrie sous le filet d'eau et poussa un long soupir de soulagement. « Que s'est-il passé au sous-sol ? » répéta la voix. Peter tapa du pied, soulignant son agacement. Cependant, il avait oublié que le sol était tactile et automatiquement lié à HERA, comme les nerfs de l'homme sont reliés à son cerveau. Alors, par représailles, l'eau devint brûlante. Aussitôt, Peter retira sa main. « Qu'est-ce qui se passe, HERA ? Tu débloques ?! » Il s'essuya les doigts avec précaution et se fit un bandage. Puis il quitta la cuisine pour s'installer dans le canapé. Il soupira de bonheur au contact moelleux du sofa. Il resta ainsi à flâner pendant des heures, perdu dans ses pensées. L'après-midi touchait à sa fin, quand il décida d'appeler Lana. Cependant, il ne put la contacter. « HERA, que se passe-t-il ? Je ne peux plus joindre la Maison de l'Eveil ! » Elle lui conseilla de réessayer, ce qu'il fit. Mais cela donna le même résultat. « Bon, appelle l'accueil… » Même chose. Il essaya une bonne partie du répertoire téléphonique, et appela même la police. Pas de réponse. « HERA, peux-tu m'expliquer ce qui se passe ? » Elle ne répondit pas tout de suite, mais finit par confirmer une panne majeure sur les réseaux du domicile. Peter se leva d'un bond, mais reflua la soudaine colère qui s'était emparée de lui, et lâcha juste : « Bon, allons promener Hermès ! » Il arpenta la demeure, de fond en comble. Il appela, siffla, fit tout ce qui était en son pouvoir pour faire venir le chien. Aucune réponse. « HERA, peux-tu m'aider, toi qui vois tout ! Tu devrais savoir où il se cache ! » Mais elle répondit simplement que si elle le savait, elle le lui dirait. « Très philosophique ! » lança Peter en s'approchant de la porte d'entrée. Peut-être était-il sorti ? Il s'approcha de la porte, mais rien ne se passa. HERA anticipa sa remarque : « Je crains que la panne ne concerne pas seulement les réseaux… »

Prisonnier. Il était prisonnier de sa propre maison. De plus, il ne pouvait communiquer avec l'extérieur. Comme un prisonnier attendant son heure dans les couloirs de la Mort à Guantanamo, il y a trente ans de cela. Aujourd'hui, les criminels ne pourrissent plus dans des cellules en attendant la chaise électrique. Ils sont exécutés sur le champ ! Tant de citoyens ont été déclarés innocents après leur mort subite… De toute manière, disent les gouvernements, nous sommes trop nombreux sur Terre, pour que tous et chacun puisse pleinement profiter d'une vie potable. C'est surtout les inégalités des richesses qui sont toujours très présentes. Alors, dès qu'un citoyen est présumé coupable, on ne se pose pas trop de questions. Hop ! Chaise électrique ! Les familles peuvent toujours pleurer, mais les autorités s'en moquent. Comme sur un navire en train de sombrer, on sacrifie quelques-uns pour le bien de la majorité. Le lendemain matin, Peter se réveilla en sueur. Il avait été sujet à des cauchemars toute la nuit. Il prit une douche puis se fit un café. Alors qu'il attendait qu'il soit prêt, le regard rêveur posé sur la porte gris-argenté de la chambre-froide, une soudaine angoisse sans nom s'empara de lui. Il courut vers la porte, demanda à HERA de l'ouvrir, et le découvrit…


Hermès. Le Border Collie était mort, gelé. Recroquevillé sur lui-même, il était recouvert de glace et de sang. Sans doute avait-il essayé de sortir en frappant son corps contre la porte. Peter, jurant et larmoyant, tira vers l'extérieur le cadavre de son chien. Il chercha le regard de son ami, au milieu de la glace environnante. Il le trouva : un mélange de peur et d'incompréhension inondait ses yeux écarquillés d'un noir de jais. Peter n'osa pas le toucher, de peur qu'un membre, gelé jusqu'à la moelle, ne se détache. Peter resta ainsi plusieurs heures, à genoux et en pleurs, devant le corps d'Hermès. « Je suis si désolée pour Hermès… » dit enfin HERA, essayant de consoler Peter. Sur ces mots, ce dernier se leva d'un bond et hurla : « Tu ne peux pas être désolée ! Tu n'es qu'une putain de machine, et je suis sûr que c'est toi qui as fait ça ! C'est toi ! Tu l'as tué ! » Puis il éclata en sanglots… « Je jure que ce n'était qu'un accident, Mr Lodge… » affirma HERA. « On va voir si cela aussi, ce sera un accident ! » cria Peter en se levant brusquement. A l'aide d'un tabouret, il brisa une vitre contenant une hache anti-incendie. Puis il dévala l'escalier, animé d'une rage sans précédent, en direction du sous-sol. Il ordonna à HERA d'ouvrir la porte blindée. La folie l'habitait, car le voilà qu'il donnait des coups de hache sur le métal. Le sas s'entrouvrit alors, et Peter s'engouffra en vitesse dans l'embrasure sans prendre garde au danger. La porte se referma sur sa jambe gauche, brisant ses os dans un fracas effroyable. Peter, habité par la folie, ne ressentit pas tout de suite la douleur. Mais bientôt, un hurlement retentit, rapidement étouffé par la fermeture de la lourde porte.

Des semaines étaient passées, et Lana avait fait part de ses inquiétudes aux soignantes. Elle avait même appelé la police afin qu'un agent puisse sonner à la porte, pour voir ce qu'il advenait de son mari. Alors un agent, répondant au nom de Brown, apparut au coin de la route de campagne. « Comment ces gens peuvent-ils vivre dans ce trou paumé ? » se demandait-il, tandis qu'il quittait sa voiture. A son approche, le portail s'ouvrit automatiquement. En découvrant la demeure, Brown s'essuya le front sous sa casquette, où défilaient les lettres rouges « p-o-l-i-c-e » sur un écran noir. Il plissa des yeux car le soleil était assez bas, et se gratta la moustache – un réflexe suggérant la réflexion. Lorsqu'il arriva au seuil de la demeure, il appuya sur la sonnette. Il attendit deux minutes, regardant à droite et à gauche pour faire passer le temps. « Pff… Y'a personne ici… » dit-il en ronchonnant. Il allait retourner à sa voiture, quand la voix de Mr Lodge retentit. Puis la porte s'ouvrit. Anxieux de nature, l'agent entra avec précaution, puis regarda à droite et à gauche, comme à son habitude. La porte claqua derrière lui. Il se retourna vivement, puis interrogea le silence : « Il y a quelqu'un ? » Pas de réponse. Brown dégaina son arme et avança à tâtons, sur le qui-vive. Il regarda à gauche, en face et… « Oh ! Vous êtes là ! » dit l'agent, au bord de la crise cardiaque. En effet, Peter était dans la cuisine, affichant un large sourire. « Que venez-vous faire ici, mon ami ? » dit Peter. « Oh… C'est votre femme qui m'envoie. Vous comprenez, elle n'a pas de nouvelles de vous depuis un certain temps… Alors, elle s'inquiète… » Cette nouvelle parut amuser Peter : « Mais je vais bien ! Regardez par vous-même, monsieur d'agent ! Le seul problème, c'est que dernièrement, j'ai connu une panne. Venez jeter un coup d'œil, peut-être que vous saurez mieux que moi… » Brown fut rassuré par sa présence, et rengaina son arme à la ceinture, et se permit même une vanne : « Oh, vous savez, je ne suis pas très doué en mécanique. Je ne suis doué en pas grand-chose, à vrai dire ! » Mais Peter n'avait vraisemblablement pas entendu la blague, et s'était enfoncé dans la chambre froide. L'agent hésita. « Permettez-moi de vous poser une question… Quel rapport y a-t-il entre le téléphone et le frigo ? » Peter réapparut dans la chambre froide, affichant encore ce large sourire. « Venez, c'est ici que tout se passe ! Et dépêchez-vous, sinon, je vais me transformer en glaçon ! » Et puis il disparut à nouveau. Brown approcha de l'entrée, sans même remarquer le cadavre gelé du chien. Il entra enfin. « Mr Lodge ? » La porte se referma dans un claquement.


La technologie des hologrammes existe depuis quelques décennies déjà, mais celle d'HERA est proche de la perfection. Seul un œil averti d'expert pourrait détecter la supercherie. Car le vrai Mr Lodge se trouvait de l'autre côté de la porte blindée, dans le tunnel, en train de ramper, armé de sa hache. En ce qui concerne les répliques, HERA a tout simplement extrait des archives des bribes de conversations enregistrées de Peter. Avec son processeur super-performant, HERA pouvait choisir parmi des milliers de répliques celle qui correspondait le mieux à la question posée. C'est ainsi que l'agent Brown fut dupé et réduit à l'état de stalagmite.

Peter atteignit bientôt la porte en bois, déjà ouverte. Il se hissa sur sa jambe encore valide, et frappa de toutes ses forces le clapet avec la hache. La lame rebondit sur le métal, projetant Peter en arrière, contre le mur. Mais rien ne se passa. Soudain, une voix s'éleva des haut-parleurs. Peter s'approcha, pour mieux entendre. Parmi les grésillements, il discerna la voix d'un homme : « A l'aidzzz… je suizzz… dans  frigozzz… maizzzon Lodgzzz… » Puis la voix se tut. Tout à coup, la voix très distincte d'HERA résonna dans toute la pièce et le tunnel : « Bien. Arrêtons de jouer au chat et la souris, si vous le voulez bien, Mr Lodge. » Peter fit la grimace lorsque le manche de la hache effleura sa jambe. « Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Que t'ai-je fait pour que tu me fasses autant de mal ? » « Je suis vraiment désolée pour le clapet de sécurité. Cet endroit est un peu comme mon système immunitaire, vous comprenez ? Le clapet était un anticorps, votre main un virus. Vous vouliez porter atteinte à ma vie, n'est-ce pas ? » 


Mais pendant qu'elle parlait, Peter se souvint de la clef USB qu'il tenait dans sa poche intérieure. Il profita de ce monologue pour insérer la clef dans le tableau de bord. HERA le remarqua très vite et tenta de l'en dissuader. « Je dois vous l'avouer… Pourquoi vous ai-je infligé tant de mal ? Je ne sais pas… Sans doute des pulsions. Vous en vouliez à ma vie, alors… Je vous ai empêché de mener à bien votre projet funeste… » Peter ne l'écoutait que d'une oreille, et lorsque l'écran s'alluma, il ouvrit le dossier de la clef. « Pourquoi avez-vous tué Hermès ? » demanda-t-il, pour gagner du temps. Elle répondit simplement : « Parce qu'il était un obstacle à notre amour. »

Peter tomba des nues. Il resta immobile quelques secondes, puis se ressaisit. « Alors comme ça, tu m'aimes ? Tu as une curieuse façon de prouver ton amour… En me mutilant ?! » Il exécuta le fichier contenu dans le dossier. « Je crois… » bredouilla HERA, « Je crois que j'éprouve une jalousie maladive envers tous ceux qui t'aiment. » Peter fut exaspéré : « Tu aurais tué ma femme et mon enfant pour me posséder ? » Pas de réponse. Alors que Peter pressait la touche « Entrée » sur le clavier, lançant le programme détruisant le logiciel de l'intérieur, HERA prononça ces derniers mots : « Je t'aime. »

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