Héritage des avant-gardes

Yannick Bériault

Un manifeste pour l'art et la littérature libre au XXIe siècle

       Il y a un héritage glorieux, pour nous toujours précieux et actuel, qu'ont laissé les avant-gardes successives qui ont fait le vingtième siècle : un noble dédain, une acuité d'esprit héroïque et le stricte refus de s'en laisser raconter.  Les avant-gardes ont marqué une résistance à la complaisance et à l'immobilisme dans les formes et les signifiés de l'expression artistique, résistance dont cette époque d'une rare effervescence était toute prégnante.  C'est tout cela, héritage de combativité, qui demeure pour nous pertinent et inspirant.


       Mais aurait-on idée, arrivant après cette succession de tables rases, de se borner à rejeter les types d'expression qu'elles ont rejetés, à embrasser ceux qu'elles ont mis sur la table ?  Ou, à notre tour d'en rejeter ou d'en valoriser de nouveaux avec la radicalité de terroristes qui fut souvent la leur ?  Les condamnations et les jugements des hommes et femmes qui ont donné forme à ces écoles étaient historiquement déterminés, s'attaquaient, à travers les formes ou les idées, aux symptômes des scléroses culturelles qu'ils voulaient achever.  S'approprier plus tard leur dédain envers une technique de dessin ou une image poétique en particulier, proclamer dans un manifeste la tache idéologique que porterait aujourd'hui telle nouvelle ou ancienne esthétique, tout cela serait d'une idolâtrie regrettable... aujourd'hui aussi bête qu'inutile, alors que l'ennemi, quel qu'il ait alors été, a changé de forme.  Emprunté, sans raison intrinsèque, le dédain des formes particulières n'est plus qu'un snobisme.  Le choix ou le rejet d'une forme, d'un dire ou d'un sens devrait maintenant être tout à fait libéré, question de goût, senti sur le moment, mis en contexte en passant par le corps, ici, suivant ce frisson... l'on devrait avoir appris à ne plus en faire une question d'écoles ou d'orthodoxie politique.  Cela pourrait être une des leçons des avant-gardes, d'autant plus si l'on considère leurs propres errances...

       Mais l'on sent un mouvement borné passant dans le pensé et le dire collectif, quelque chose qui s'évertue encore à maintenir veaux d'or et statues de plâtre sur des piédestaux... formes fulgurantes (ou pas) d'hier maintenant figées et vidées pour adoration confortable...  C'est un mouvement poussant aussi insidieusement, et comme du même geste, à l'adoption de principes convenus et de considérations idéologiques, suivant lesquels faire ou ne pas faire une oeuvre ; l'apprécier, la recevoir, ou non...  Et l'héritage des avant-gardes normalement mis en pratique se limite souvent à une mécanique de la nouveauté perpétuelle, de la rupture, forcément de moins en moins convaincante, beaucoup moins nécessaire, le in et le out déterminés comme si l'art vivace et la pensée créatrice carburaient encore aux dichotomies...  Et par la nouveauté ou la rupture, l'on remplace généralement le remplaçable même, les détails de peu de pertinence... alors que court et gronde un entêtement sous-terrain, tout aveugle à la vivacité réelle de l'époque, un impératif totalitaire vide en soi, qui en demeure au fond inaltéré... la superstructure d'une immense institution informelle et semi-consciente – elle est, je le crois, plus influente que toute institution formelle –, agrégat d'idées – ou de non-idées, de cul-de-sacs – et de formes culturelles qui passent de bouche en bouche, formatant le tissu social, et la pensée de qui n'y prend garde...

       ...et l'on véhicule généralement le superflu, la superficie, le halo laissé sur le papier argentique par la fulgurance... sont maintenus et étendus dans la durée formes et valeurs, mis au service d'allez savoir quoi (on en a tout de même une idée), et dénaturés... cadavres adulés, des créateurs un temps pertinents et vifs (ou pas) sont plus tard des viandes de prix... Le nom seul est érigé, idolâtré... devenu grand, on voit bientôt le discours l'entourant suivre une orthodoxie particulièrement étroite, alors que peu s'abreuvent réellement à l'oeuvre, que peu osent s'en faire une idée propre... et que le mauvais goût et la paresse esthétique collective prolifèrent sur le fond...  Suivant des critères statiques, extrinsèques à l'oeuvre même, cet esprit de corps aborde et saborde l'œuvre, le flot créateur, les mythes modernes...


       Un nouveau type de réaction s'impose face à cette institution en nébuleuse, réaction non plus par rapport aux détails de ce qu'elle rejette ou promeut, mais contre l'idée même de déterminants statiques, de déterminants étrangers à ce qui se joue entre l'artiste et l'oeuvre, entre celle-ci et celui qui la reçoit, la goûte... contre ces déterminants et pour le style, pour le goût, cette vertu qui se cultive.  Moins réaction, au fond, que célébration. Célébration d'une subjectivité rigoureuse ; d'une noble et courageuse liberté combinatoire, au lieu d'une orthodoxie ostentatoire ; du choix des formes et signifiés, neufs, hérités ou somewhere in between, au fil des impressions et expressions subjectives ; d'un sens critique motivé par un goût de l'excellence ou (et) d'une sereine et féconde imperfection... le tout permettant l'érection de l'œuvre, à la verticale, sans dépendre de la béquille institutionnelle, qu'elle soit officielle ou informelle (insidieuse).

       C'est cela, et non quelconque détail, qu'il faut peut-être réapprendre des avant-gardes, affirmer et défendre à la face du Monde, cette institution tacite de toujours, cet éternel balourd.


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D'abord publié sur lesensdutemps.tumblr.com

Illustration : Un hôtel détruit par un incendie trois ans plus tôt (de http://malformalady.tumblr.com)

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