Heureuse à en crever

Nathalie Negroni

1ère partie : La descente

1 : Symphonie barbare

Avec violence elle projette son front contre le miroir de la salle de bain.

Juste au dessus du lavabo, le saut de l’ange.                                                             

Elle veut être son propre bourreau.

Enfin une décision émanant d’elle-même.

Enfin accéder à la lumière et peut-être à la célébrité.

« On entendra parler de moi comme de la fille qui a eu le courage de se défigurer. »

Etourdie, Lola sent le sang suinter le long de son front, puis il imbibe ses sourcils et goutte le long de ses pupilles. Mais son trajet n’est malheureusement pas uniforme. Le liquide rouge ne forme pas de tracé rectiligne sur chacune de ses joues. Lola profite pourtant de ce moment de brute douceur. Mais une chose la gêne : elle a été sage, elle aurait donc dû normalement obtenir la friandise tant attendue. Elle aurait dû avoir l’iris meurtri par des bris de verre. Elle voulait devenir un Cyclope au féminin. Personne n’avait eu cet immense privilège jusque là. Elle espérait bien en hériter. Chérir en son sein quelque chose d’original.

Le sang coule et elle pense à ce vers d’Apollinaire : « le stigmate sanglant du sang contre les vitres quel archer mal blessé du couchant le troua ».

Enigmatique, non ? Il l’a pourtant toujours fascinée. Tout en force, en suggestion et en contorsion. Comme elle, qui se contorsionne face à la vie. Il la touche car elle se voit comme « u n archer mal blessé » ou une amazone de deuxième catégorie. Elle pense au soleil ensanglanté, qui distille sa lumière meurtrie au travers du vasistas, en haut du mur, juste derrière elle.

Au milieu des rais rouges de l’astre, elle perçoit la lumière dentelée, qui semble projeter des fragments d’éclairs contre le miroir. Elle est presque heureuse de pouvoir faire son entrée en scène à la manière d’une héroïne hollywoodienne tout droit sortie d’un film des années 50. Elle sait maintenant qu’elle n’agonisera pas tout de suite et qu’aucun inspecteur de police ne la retrouvera avachie sur le tapis de la salle de bains, mais elle préfère tout autant.

Ce n’était donc qu’une répétition de plus pour l’artiste de haut vol qu’elle interprète.

Elle se plaît même à redessiner les tranches de vie qui lui reviennent par bribes, lorsqu’elle croise le regard de cette inconnue dans la glace..N’être ni tout à fait elle-même, ni tout à fait autre..

L’image de Kerr le Barbare apparaît alors brusquement devant ses yeux. Il la fixe sans discontinuer. Et pourtant il est parti..De longues minutes s’écoulent….Elle se relève. Elle éponge fièrement le sang dont le flot s’est tari. Son visage est meurtri, notamment au niveau du nez et du front puisqu’elle a projeté sa face au centre de la glace, avec une précision d’esthète. Alors elle se contemple et se dit que Picasso aurait été fier de la créature qu’elle est entrain de façonner de ses propres mains. Elle imagine qu’elle est de face et de profil comme sur l’un des portraits de Dora Maar exécutés par le maestro.

« Où es-tu Kerr ? Entrain de me lorgner en coulisse ? Entrain de fricoter quelque part avec une fille de ton style ? C’est cela, pense à autre chose pendant que je cherche à te faire sortir de moi. J’ai projeté mon front avec précision contre la glace. Je savais bien que je n’allais pas mourir, je voulais juste que ton image sorte de mon crâne. J’ai dû m’enivrer une fois de plus pour me donner du courage, et ne penser à rien d’autre qu’à me projeter contre ce miroir pour te réduire à un grain de sable dans l’éternité. »

Son visage est boursouflé malgré les glaçons. Cela lui fait dire que la vie aurait pu être autre. Elle aurait pu se faire soigner par un homme qui aurait pris soin d’elle, qui se serait trouvé à ses côtés. Qui aurait tout simplement veillé sur elle. Mais elle se surprend en flagrant délit d’incongruité. Si cet homme-là, le bon, avait pu en prendre soin, si elle s’était sentie comme une lilliputienne face à un géant, elle n’aurait pas tenté de se démolir la face. Elle n’aurait pas tenté de se meurtrir. Elle n’aurait pas mis en scène son propre massacre.

Ce qui l’amène à conclure que soit on est metteur en scène, soit on est vivant.

On ne peut pas être les deux à la fois.

Forte de cette déduction imparable, elle s’apprête à fêter sa victoire sur les films d’horreur de bas étage, en allant imbiber son gosier d’un liquide moins sanguinolent que le précédent.

J’aurais eu envie d’y penser comme cela à notre vie, en ne me demandant pas comment débute le premier jour de l'année. Cette année qui me semble encore nue, déjà vide, sous le signe d'une forêt de gestes incontrôlables. Je cherche mes mots ce soir, parce que je ne veux plus penser à cette bulle que tu avais créée pour moi. Sous le coup des lumières je suis, des stroboscopes, des enceintes qui criaillent, de la Cour des Miracles.

Lola pense à l’homme pour lequel elle vient de faire tout cela. Kerr n’aurait pas dû laisser réapparaître ses démons. Elle n’aurait pas eu besoin d’aller noyer sa solitude dans le vin. Il doit rester le breuvage des gens heureux. De ceux qui s’aiment, de ceux qui dansent, prêts à défier le monde et les rabat-joie. « Je veux me perdre dans le murmure des autres », pense-t-elle.

 

Pour ce faire, j’ai pris mon élan. J’ai ouvert la porte d’un lieu sombre, « L’Intermédiaire », rue Paradis. J’ai rencontré des gens vêtus de suie, qui esquissaient des gestes saccadés, en se racontant des histoires elliptiques. Ils ne s’écoutaient pas. Des gens brusques avec des chapeaux, des pantalons plissés ou des sourires déformés. J’ai vu leurs ongles longs, leurs bouches tordues. Ils ne se regardaient pas, et ondulaient leurs silhouettes de long en long. Et non de long en large. Ils n'aiment pas cette dimension. Certains ont des cheveux tressés, et il y a le parquet qui glisse sous mes pas. Qui dois-je attendre d'ailleurs? Est-ce que je dois attendre que les gesticulants se calment?

S’il te plaît reviens, toi l’homme qui m’a éblouie. L’homme fourbe. Kerr le Barbare.

 

J’ai la nausée, parce que devant mon visage hagard trottent des images de lui et moi en rond comme un seul souffle, et je l'embrasse sur la bouche, je l'attrape au vol comme une friandise. Il rit de ses grands yeux, et l'on bouge, frénétiquement nôtres. Mais je sais qu’il n’est pas là. Toute cette gent affable se trémousse uniquement pour la parade. Et nous, et toi que j’aimais, nous trônions sur le strapontin de la joie. On était en bleu, on était en bleu pour la vie. Et cette nouvelle année à venir, on ne l'empêchait pas de venir. On l'invitait à notre banquet, à notre complicité. Mais cette année est morte. Nous sommes en décembre, et une nouvelle ère ne semble pas se dessiner pour moi. J’ai basculé du côté des défunts.

 

Les choses sont simples, Kerr, les choses sont simples, j’éprouve de la rage. Notre vie aurait pu être dense sous le lustre de notre chambre en verroterie baroque. J’aurais aimé te respirer encore, et danser dans tes pas. Tu sais comme dans nos fous-rires, au début. Un rire qui se multiplie à en devenir fou...Et les images de ces deux archers de la joie que nous formions à Rome, elles restent accrochées sur les parois de mon corps souffrant. Tu te souviens de la photo où je mange mes cheveux, Piazza quelque chose, le nez dans le risotto a la crema di scampi? On s’était fait des photos de stars italiennes à Villefranche-sur-mer, et on avait englouti une montagne de coquillages sur la Riviera parce que l’on avait une faim de loup. Tu te souviens de ma silhouette affalée sur le plancher, lorsque tu as refermé la porte de ma tristesse ce 1er avril-là ? Il paraît que le 1er avril, c’est le jour des fous. Alors tu as certainement voulu me faire une surprise et fêter cela.

 

Tout se mêle dans mon esprit, je n’ose plus respirer que petitement. Je retiens mes inspirations, et bloque mes expirations, accoudée au comptoir.

« - Je voudrais juste un verre de vin, bien rempli, s’il vous plaît.. »

Un verre, deux verres, trois verres, dix et j’en passe. Je ne me suis pas arrêtée avant, juste pour le plaisir de revoir la chambre blanche à Grasse, et au moins 1500 jours... 1500 jours comme 1500 oiseaux, comme 1500 armées de joie, comme 1500 fleurs.

Et cette vie dévalant les pentes, la vie quand tu te penches contre ma joue et que tu me fais le baiser du papillon avec tes cils. Tes longs cils et je deviens plus vraie. La vraie fille avec de fausses certitudes..Au commencement de notre histoire, nos cils se déclaraient leur amour à la pelle... Nos cils qui s'aiment et se le disent et c'est l'heure du banjo, et mon coeur danse de joie, et j'allume des bougies, et je remplis nos hauts verres rouges, et ton coeur est rouge, rouges sont mes lèvres, ils rougissent mes cheveux de t'aimer, et c’étaient les jours inconscients. Ceux où tu n’étais pas encore Kerr le Barbare.

 

« - Hé jeune fille, vous devriez vous calmer sur la boisson.. »

Je n’avais pas du tout l’intention d’écouter ce serveur, j’étais trop embrumée, je me raccrochais au sang du Christ, et je voulais qu’il régénère le mien, je voulais remettre les compteurs à zéro, je voulais faire en sorte que ces moments avec toi ne m’échappent pas. J’ai tellement bu en quelques heures que le serveur m’a prise par l’épaule pour me conduire à la porte. Je commençais à tenir des propos décousus, et à indisposer un client assis juste à côté de moi sur un interminable tabouret.

 

« - Monsieur, j’ai besoin de votre chapeau.

- Vous voulez l’essayer, je suppose ?

- Non, je veux réaliser un tour de magie et le vôtre est parfait.

- Qu’est-ce que vous avez au visage, mademoiselle, il est tuméfié ?

- Tu es trop curieux ! Je veux juste que tu me files ton putain de chapeau ! »

 

La réalité me revient en pleine face.

Mes plaies me font mal. Elles n’ont pas encore vraiment cicatrisé. Il y a juste quelques heures depuis tout cela.

Et l’autre qui perd son sang froid, qui me parle de mes écorchures et me traite d’ivrogne.

Et en plus de cela, il s’adresse à moi d’un ton courroucé, et il se lève pour changer de place.

« Tu vas voir si tu vas changer de place et me traiter comme une pauvre fille… »

 

Là, les choses ont mal tourné.

Oubliés les moments sépia avec toi, les jours de voyage et d’escapade. Seules se sont mises à compter ma rancœur, mon obsession pour le chapeau, la joue de l’homme dont je ne voyais plus que la carrure dans l’obscurité. On ne pouvait pas me tourner le dos une fois de plus. J’étais trop faible, épuisée, je n’avais rien à perdre. Je me suis alors élancée comme une furie et je l’ai frappé de toute ma force au milieu de la colonne vertébrale, histoire de le faire souffrir, histoire de ne pas le rater. Lorsqu’il s’est retourné avec un regard tout autant surpris qu’ulcéré, je me suis sentie glacée le temps d’un instant. Il ne m’a pas fallu plus d’une seconde pour chercher à fuir hors du bar.

 

Je me suis mise à courir en revenant sur mes pas. En passant devant le comptoir, le serveur qui m’avait servie toute la soirée a essayé de m’agripper, mais je l’ai griffé à l’avant-bras.

« Si je t’attrape tu vas passer un sale quart d’heure espèce de folle furieuse ! », m’a-t-il asséné en me courant après.

A la minute-même, il m’a agrippée, mais je me suis dégagée en franchissant le seuil de la porte. J’étais incapable de réfléchir, je devais juste lui échapper. Echapper à tout cela, échapper à moi-même, à l’homme au chapeau, au gros serveur chevelu et tatoué. Que de clichés..

 

Mais tu crois que cela va soigner ma peine ? Tu crois que cela va t’oblitérer ? Tu crois pouvoir sortir de moi, Kerr?

Et je t’entends encore, je t’entends ne rien me dire et seulement me regarder avec envie. J’ai toujours trouvé que tu avais les yeux denses comme le vin. Je sais que l’image peut paraître étrange, mais je ne suis plus à une bizarrerie près. Nos yeux, ojos tintos, comme le vin. Je n’ai vu que toi la première fois, c’était à Noël. Et le même soir, on a fait les clochards assis dans les escaliers à la lueur de ces étoiles qu’on n’essayait pas de deviner. Elles devenaient les enluminures de nos désirs. Amants de malheur que nous sommes pourtant devenus…

 

On a souvent joué à la marelle de nos rêves, et chaque carreau représentait une île. Le coeur de notre home comme une carte au trésor. Et on astiquait nos semelles pour voir venir. "VOIRE VENIR", et cela vient au son de chaque instant. Dans les vagues en février, dans les vagues à Pâques, et après le printemps nous avons conservé fièrement chacun de ces précieux moments.

J’aimais danser à Monaco avec toi, au milieu du jardin anglais au printemps, et à Milan ne pas donner de nouvelles, même aux êtres chers.

 

Mais au milieu de cette vision, je m’affale sur le trottoir, le buste en avant, dans un mouvement interminable qui me permet de tout décortiquer, après avoir heurté avec mon pied droit un panneau de signalisation. Je tombe et le choc s’avère sec. J’ai mal aux deux genoux. Je suis presqu’une héroïne de James Ellroy. Je suis tombée bien bas. Je retourne à ma réalité parce que cette scène me rappelle une autre scène que j’ai vécue dans un passé relativement proche. C’était hier ? Il y a un an ? Deux ans ? Moi par terre au milieu de ton salon, toi, me jetant un dernier regard.

 

C’est dans ce genre de situations que l’humour vient aux femmes, et je me dis que je ne suis faite que pour retrouver mes racines, celles de la lie. Cette lie qui m’a enfantée pour n’être que toujours seule. Je suis mutilée et en retard sur la vie, et cela n’est pas près de changer. Ils ne m’ont même pas poursuivie lorsque je suis sortie du bar. Ils ont dû se dire « bon vent », ils ont dû se dire que je ne méritais que de retourner à la source... Je ne peux pas m’élever plus haut que le sol. Je dois juste me confondre avec l’obscurité glauque de l’asphalte mat. Je ne veux plus me relever. Laissez-moi, je veux disparaître. Je ne peux plus, je ne veux plus.

Lola se met à tousser, là, au milieu de nulle part. « Rue Paradis », la rue de ses rêves.

Joli tableau de maître non?

 

Je pense à tout en vrac j’entends des voix autour de moi on me touche je ne me retrouve pas qu’on ne me retrouve pas laissez-moi pas d’hôpital je n’ai rien juste une égratignure j’ai voulu tuer quelqu’un ? Mais non je suis entrain de fabriquer des châteaux des projets comme des châteaux de cartes et on en fait des édredons douillets, et on s'achète des maillots de bain à la pelle pour aller au Mexique...Et puis on n'y va peut-être pas on change une seconde de direction on va à New York et on y mange des pommes  rouges à même le sol. Silence

Silence, silence.

 

Je n’ouvre pas les yeux, j’ai dû espérer qu’on viendrait me ramasser là, qu’on aurait de la compassion, mais personne ne s’est pressé autour de moi, même pas une ambulance ni un pompier. Pas de serveur tatoué non plus. Je ne peux même pas me rattacher à cette potentialité héroïque. Je reste face à mon inconsistance, sans même une aventure à raconter. Pas de heurts, sauf mes genoux douloureux, pas de course poursuite, pas de coupable ni de fille perdue. Juste une fille banale qui s’était rêvée iconoclaste.

Qui n’a même pas le courage de se flinguer pour de vrai.

2 : Respirer

Je n'ai pas beaucoup dormi durant cette furieuse nuit.

Tout d’abord parce qu’il faisait presque jour quand je suis rentrée après toutes ces péripéties, avec la gueule endolorie. « Combien de temps vais-je réellement mettre pour cicatriser ? Mon dieu, pauvre visage.. Je ne vais plus oser sortir de chez moi.. Qu’ai-je donc fait ? »

 

Mais j’ai fini par m’assoupir puis sombrer dans un lourd sommeil durant la journée. J'ai alors pensé intensément à des choses profondes. Des êtres, et des situations. Comme si je me sentais évanescente. Encore un peu cotonneuse vu l'heure. « Je dors ou pas alors ? » C’est curieux cette logique des rêves où l’on se pose de fausses questions sans avoir du tout l’intention d’y répondre. Admettons que ce soit bien moi droite comme un i, à peine réveillée et alanguie, le regard rivé vers le ciel lourd et gris, derrière les rideaux, alors que je dors pourtant du sommeil de l’injuste. Je les reconnais ces rideaux. Du temps ou toi et moi on était heureux, Kerr. Ils n'ont pas changé. Toujours couleur parme, les rideaux.

Un voile sur le monde, mais cette fois pour l'entrapercevoir un peu plus.

On était à l’hôtel. «Washington Square Hôtel » à New York. Remember?

 

Un grand cyprès se baladait, comme s'il agitait son visage de gauche à droite, de bas en haut, sur une musique de jour. La musique du matin. Je me souviens du mois d'août à New York.

Je pense à La Pomme. A Big Apple….

POm Pom POm pom Pom, quand tu nous tiens..Mais tu ne m'as jamais retenue. C'est drôle, j'ai commencé à penser à Big Apple hier, hier matin, ou à midi, je ne sais plus. Aujourd’hui elle devient pour moi cité de la rancœur. Tout simplement parce que tu as frayé son asphalte, Kerr.

Ah drame, quand tu nous tiens…

Vous pensez certainement que je suis paumée.

Rectification : je suis pommée.

Joli jeu de mots ma fille. Là, tu marques un point avec ton visage déchiqueté.

 

Trois mois ont passé depuis ma sanguinolente « répétition ».

J'avance à pas feutrés depuis lors.

Mais un changement net s'est imposé à moi en ce début d'année. Il fallait que je canalise ma furieuse envie de tout démolir, et moi avec. Il fallait que je remplisse mon vide. Il fallait que je me trouve une autre identité. Il fallait que je devienne. Devenir qui ? N’importe qui, mais vite. Nécessaire. A vrai dire je ne sais pas. Moi, peut-être? Je me suis mise à danser le jour, la nuit, dans mon salon, dans la rue. Il n’y a que cela qui me calme, qui canalise mon extrême sensibilité.

 

La danse s’est alors imposée à moi comme une montée, un afflux intérieur, inexpugnable, lancinant, sauvage et magique. Rude apprentissage pour qu'il devienne instinctif.

Cette année je vais essayer de me reconnecter avec moi-même. Je vais essayer de ne pas me perdre. La danse me permet de rester ancrée dans le sol. Avant, je me contentais de glisser. Quatre ans que je glissais sur certains visages, que j’enfouissais mon buste derrière de multiples prétextes, que j'étais muette. Une vraie statue.

 

Mais danser en cadence ne laisse pas une large place à la parole. Toutefois, cela me convient. Je ne veux pas ouvrir mon corps à de potentiels intrus. Encore moins mon bestiaire bien enfoui. C’est une  voie sans issue. Je cherche autre chose. Je me suis aperçue que je me contentais de frôler de nombreuses personnes autour de moi. Je n'ai pas vu, pas vraiment cherché à connaître leur saveur, ni leur potentielle profondeur. J’ai posé un voile sur d'autres voiles. Je veux rester discrète.

 

Pour l’instant, j’observe ces visages. Je suis en chasse. Ils ont un nom et une signification très précise. Ils forment une constellation orbitale, dans laquelle la lumière des stroboscopes pénètre ma pupille, par endroits et par moments. Négatif, noir et blanc, couleur, noir et blanc, couleur. Je les écoute danser ces gens, avec plaisir. Je jubile. Je me sens soudée à cette constellation, même si je ne communique pas vraiment avec eux. Ce sont peut-être de belles personnes. Nous avons sûrement une chose en commun : nos expériences infructueuses, laissées en suspens, ou réussies de temps à autre. Ils attendent tous quelqu'un.

 

Moi j’en attends peut-être plusieurs. Moi la chenille, je deviens papillon en me frottant timidement à la lueur de leur nom et du mien. Je jette le couvercle qui m’empêchait de leur tendre la main et qui m’emprisonnait. Je ne dois pas avoir honte de renaître à la vie. Même si c’est juste transitoire.

 

3 : Un jour sans charma ?

Me voilà bien installée, sur mon coussin favori. J’ai chaud, très chaud. L'air est lourd, et je n'entends plus ma voix. J'ai eu du mal à entendre aujourd'hui. Les questions des autres, leurs suppliques, leurs silences. J'ai du mal à respirer. J'ai failli perdre mes clefs. Elles m’ont échappé des mains. Un vieux monsieur bizarre parlant un mélange d’espagnol et de français a essayé de me faire comprendre qu’elles étaient tombées en me montrant une traînée sombre sur le sol. Pas compris, pas envie de comprendre. En plus de cela, le vieux monsieur s’agitait et je saisissais  encore moins ce qu’il voulait. Il m'indiquait maladroitement l’endroit où je venais de faire tomber mes clés. Et bien, il n'avait qu'à me le dire clairement au lieu de me faire perdre mon temps en simagrées à signes variables.

C’est un jour sans charma. Ni la danse, ni les illusions, ni l’autodérision ne marchent pour l’heure. Je me sens comme une voyageuse en transit. J’arrive devant « the yellow line », mais je n’arrive pas à la franchir.

It is a bloody day.

Bloody Lola!

Mais de quel temps dois-je combler le vide? Le tant convoité, le tant perdu, le tant gagné à force de sourires? Le temps de ne pas y penser ou d'en rire. Un temps pour tout! Un temps morne, et des gorgées de grisaille. Par petites ondulations. Par éclipses. Les caprices du tant de fois souhaité.

 

Mais sommeille en moi un bruit inextinguible et sourd. Celui de mes pas sur le sol. Celui des claquettes des filles de toute la terre. Celui des fougères et les bouleaux qui se dévêtent. La brise qui les décoiffe. Par petits tourbillons. Je me lève pour me diriger vers la fenêtre. Je passe la tête dans son encadrement afin de me repaître de la rue, de la renifler. J’ai besoin d’inhaler du bruit, l’odeur du macadam pour me sentir mieux la tête vers la rue.

 

La passagère en transit que je suis reprend du service.

J’enfile mon manteau pour aller me noyer dans la foule, au sein d’une de mes multiples escapades. Je marche dans une rue grise. De Manhattan. Pourquoi cette ville me tape-t-elle sur le système depuis quelques jours? Je sens les feuilles tombantes sur mon front. Le temps s’est accéléré. La bruine dégouline le long de mon arrête nasale. Je penche ma tête en arrière. Je soupire un long moment. Sans hâte. Je ne veux plus être pressée par la vie. Ni par les paramètres extérieurs. Inhumains et nombreux.

Je ne fausse pas les données initiales. J'ai la tête en arrière. Je veux sentir qui je suis. J’ai besoin de m’apprivoiser. Tap tidoup tap. Quelques pas de danse sur le bitume et je vais déjà mieux. J’appelle cela « le grand décrassage existentiel ». Tu prends une fringue, n’importe laquelle, et tu vas zoner, loin de tes rideaux qui te font trop d’ombre. Mon manteau est couleur camel. J'ai l'impression que ma chevelure est rousse. Elle ne renvoie pas sa couleur habituelle. Je me perds les yeux au ciel, grands ouverts à contempler le ballet des oiseaux. Les murs sont rouge brique.

 

Mes pas rythment la « clave » le long des pavés, et mes bottines se bousculent à la queue leu leu.

Je suis à New York et je m’en vais danser ma rumba existentielle. Un pas devant l'autre. Comme si j'avais oublié ce geste. Et sa signification élémentaire. Je me sens enfin dans mon élément lorsque mon corps s’abandonne ainsi en absorbant les sons de la ville. Moi humaine, toi éjecté de moi, Kerr, même si je te transforme en mythe en parlant de toi sans cesse. En m’adressant à toi à l’intérieur de moi, un peu comme si tu étais un réel interlocuteur. Mais je sais bien que tu n’es pas là et que je vais finir par radoter comme une vieille fille. Mais bon dieu, les oiseaux, le ciel, le balayage furtif des couleurs fauves de la ville, faites que cet homme ne s’évanouisse pas de  ma cervelle et que je fasse quelque peu durer le charme.

 

Inner town.

In me.

Juste me myself and I.

Me retrouver, comme par erreur, le long d'une promenade qui s'est mise sur pieds d'elle-même. Je sonne ma cloche. Ding, dingue, dong...Je trouve cet endroit mortel. Ce soir je vais faire la fête aux sons. J'enlèverai mon manteau, ma chrysalide comme une chenille fumant léthargiquement son houka. Du tabac sucré, et odorant. Comme la chenille énigmatique d'Alice. Au pays du coeur. Au pays des dents qui claquent et des genoux qui frétillent. Je suis un poisson dans les flaques de Big Apple. Je me vois déjà à Soho, mug en main, fusionnant avec un café crème fumant, portant une coupelle au-dessus pour conserver cette douce chaleur. Le goût du café dans mes entrailles fumantes et fertiles.

Il me faut maintenant marcher au radar de mes rêveries.

Laissez-moi faire.

4 : It’s time to play !

En pensant à cela, Lola s’arrête alors devant l’enseigne d’un café de Soho. Avec son ordinateur portable. Elle entre et demande un café crème. Elle ouvre son ordinateur, autrement dit son si fidèle allié, bien décidée à écrire.

 

Ecrire comble le vide, écrire fait grandir, écrire fait se souvenir, écrire illumine, écrire me rassure, écrire est une nécessité. Qui ne tape pas à la porte. Qui s’invite par plaisir chez moi. C’est assez curieux pour moi d’écrire sous l'oeil de l'autre. On croit qu'on est seul, ou seule, ou plutôt, on fait semblant de le croire, mais l'oeil est là. Derrière la page, au verso. Ou bien dans un coin, dans le coin inférieur droit de la page. Au sud est. J'écris pour quelqu'un qui se tient à l'angle. Au sud-est de ma carte. Géographie métissée de l'écriture. Mon écriture s'orientalise.  Mais si je change de point de vue, tous mes mots dérivent au flux des courants. Ceux que je suis entrain d'écrire dérivent imperceptiblement vers cette sphère-là. Je n'entrevois pas d'arbre du voyageur ce matin, avec ses longs cheveux balayant l'horizon encombré des matines tropicales. Je ne suis donc pas à l’ouest du globe.

 

Mais en face de toi.

La silhouette de Kerr le Barbare vient en effet d’émerger de nulle part, comme dans un rêve et je suis prise au piège. Je suis tellement stupéfaite que je ne m’enfuis pas.

Il est peut-être rentré dans le café parce qu’il m’a reconnue à travers la vitrine.

J’aimerais pouvoir lui demander pourquoi il m’a quittée.

 

« Oh quelle surprise de te voir ici… »

Je me suis mise à trembler de tout mon long. Mon dieu comme il est beau avec son nom de justicier. Il s’appelle Kerr D’Alunzio. Je ne sais pas lequel des deux j’aime le plus, son nom ou son prénom.

« - Oui.. Cela fait longtemps que nos deux chemins ne se sont pas croisés. Je te dérange ? Tu es occupée à écrire je vois..

- Non, euh..Non je n’ai rien d’urgent à faire. Tu sais, c’est juste du plaisir pour moi.. »

Mais oui tu me déranges !!! Je m’étais fait une raison.. J’avais presque retrouvé la face. Non pas la sérénité, non pas l’équilibre, mais en tout cas j’avançais. Enfin, j’avance. J’aimerais tellement te jeter tout cela en pleine gueule, Kerr, et je joue à la fille décontractée et moderne. Mais je suis une antiquité, Kerr. Je suis mue d’une archaïque souffrance qui jamais de moi ne se départit.

 

« - Je peux m’asseoir prendre un café alors ?

- Oui. Attends, je te fais de la place. Je vais fermer mon ordinateur.

- Je vais t’aider à rassembler tes feuillets. »

Et là, il me frôle la main. Son auriculaire heurte ma main gauche. Tétanisée je suis. Coup de chaud, aisselles moites. S’il te plaît ne reviens pas hanter ma vie. S’il te plaît Kerr, laisse les morts-vivants fréquenter leurs amis les morts-vivants.

« Oh pardon, susurre-t-il, d’une insouciance toute masculine. »

Les hommes ne savent pas combien leur impossibilité à souffrir bien longtemps nous brise. Ils voudraient souffrir un peu, et que cette souffrance leur accorde une dignité supplémentaire. Ils aimeraient être en mesure de brandir leurs mouchoirs et leurs larmes - même maigres, elles feraient l’affaire. Ce serait au moins un signe-, mais ils sont si oublieux, si réparables. Ils sont si légers..Tiens, tu es si léger que tu pourrais presque défier une plume, Kerr. Tu aurais encore l’avantage.

 

« - Alors, tu deviens quoi, Lola ? 

- Euh, je me suis installée à New York pour quelques mois, le temps d’avancer mon roman, rétorquais-je d’un petit air stupide. »

Je suis vraiment une lâche créature, toujours prête à se façonner un personnage bien équarri.

« - Et tu habites toujours au même endroit ?

- Oui, tu sais, chez la vieille dame, Mrs Elliott. 

- Tu as bien avancé alors ?»

Je prends le temps à bras le corps pour t’oublier, Kerr. J’ai failli me défigurer un soir en projetant mon visage contre la glace de la salle de bains. J’ai presque fini au poste après m’être saoulée et avoir insulté un homme qui n’avait rien demandé. Alors pour ne pas sombrer, j’ai pris des cours de danse, j’ai essayé de rencontrer des gens. Je vis la nuit et j’essaie encore de t’oublier. O mon dieu si je pouvais te dire à quel point tu es beau et combien toutes mes bonnes résolutions sont fragiles, face à toi qui me poses des questions si banales.

 

« - Et toi, de retour en ville ?

- Non pas vraiment, en tout cas, pas pour très longtemps.

- Je vais te dire les choses franchement. Je suis ici parce que je vais me marier. Ensuite je partirai en voyages de noces. Ma future femme est créole….»

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Je crois que cette remarque se passe de commentaire, je crois que seul le silence peut vous permettre d’imaginer ce qui se passe à cet instant même dans mon cœur en lambeaux, mon passé en lambeaux, ma passion pour cet homme ingrat en lambeaux. Toutes mes résolutions en miettes. Je veux me jeter à tes pieds et être ton esclave. Je ferai ce que tu voudras. Je vivrai dans l’ombre et te suivrai dans l’obscurité comme une geisha. Tu exigeras et je m’exécuterai. Ne me laisse pas.

 

Je ne réponds pas, et lui ne me demande pas de le faire.

Je n’ajoute rien.

Pour la simple et bonne raison que cette scène n’a pas existé.

Pour la simple et bonne raison que je me suis échafaudé l’un des milliards de scénarii mentaux dont je suis capable, là, seule, au milieu d’une foule de personnes, à boire mon crème en me demandant ce que j’allais bien pouvoir écrire. Et c’est encore ton image qui est apparue sous tes doigts, Kerr.

 

 

5 : Mambo on two

 

Je referme mon ordinateur, après avoir fini mon café, et je me dis qu’au lieu de façonner des situations qui n’existent pas, je ferais mieux de me construire un univers réel bien à moi. Sur le chemin du retour, je me dis que je devrais aller m’enivrer dans l’un de ces clubs où se distillent les accords du « Toby’s mambo » de Tito Rodriguez. Qu’à cela ne tienne ! Je sens que je vais y rencontrer The New Swing Sextet en plein mix, au son du swing et du mambo. Quelques heures plus tard, je pousse la porte du club et mes yeux se font noirs, encore plus que d'habitude. Mes pupilles deviennent ovales.. Elles absorbent les pas des danseurs que je vois défiler. De nombreux couples sont enlacés.

 

Ils s’enflamment au rythme de « Toby's mambo » ou de « Sonido bestial » de Richie Ray  et Bobby Cruz. Je vois les nervures de leurs jambes gonfler le long de leurs mollets tant la tension est haute. Et leurs genoux s'entrechoquent sans jamais se faire mal. Ils dessinent des arabesques, en pleins et déliés. Mes yeux absorbent ces images qui défilent à une allure incompressible. J'ai Tito Rodriguez dans les pattes. Mambo entêtant. Je me nourris des cuivres et des percussions. Mes cils battent à contre-temps.

 

J’apprends à danser le mambo sur le 2, depuis quelques mois, le mambo on two. Suivez bien les explications, je ne les donnerai pas trente six fois. Le plaisir des danseurs de mambo vient se loger dans l'intervalle minimaliste qui sépare le 1 entraperçu, c’est-à-dire la première mesure à peine esquissée, du deuxième temps, qui devient alors le temps fort. J’intériorise ces sons. J’en ai besoin parce qu’ils me font croire que je suis vivante et que je suis autonome. Je veux me bâtir mon propre plaisir au lieu de vivre par procuration les plaisirs d’un autre, qui ne peut d’ailleurs pas me les faire partager parce qu’il n’est plus là, et qu’il n’a jamais su le faire.

 

Cucum pac, cucum pac..

Une espèce de comptine entêtante, et le rythme du mambo devient battement de coeur. Mes yeux s’animent au son des cuivres et je fredonne « My favorite things » du New Swing Sextet. Mais il est rare que les mambos aient de l'humour. Non que ce soient des entités tristes. Ils sont en fait particulièrement humains, incarnés et rivés au sol. Ils nous empêchent de perdre le sens de la réalité. Sir mambo n'est pas du genre conventionnel, mais plutôt très professionnel. Un homme de cabaret à l'américaine, Sir Mambo. Il se rapproche de la danse tribale, mêlée de vaudou et de scat. Voilà ce que j'aime en lui aujourd’hui. Je serai peut-être enfin rassasiée et je me transformerai en prêtresse du mambo jusqu’au petit matin, prête à tout pour exister.

Kerr, je suis prête à faire taire ton absence en  moi, cité de douleur tentaculaire. Et la danse m’y a aidée un instant. J'ai mal au crâne. Mes cheveux sont relevés, comme pour mieux tendre les contours de mes yeux, parce qu'il serait temps qu'ils se mettent à regarder le monde. Il serait pour moi temps de rejeter cette bulle de papier où ils couvent leurs pensées. Parce que mes yeux pensent, de leur petite vie autonome, avec l'air de regarder simplement les choses qui les entourent. Mes yeux ne sont pas vraiment loquaces, par coquetterie ou par habitude, je pense. Et ils traînent leurs guêtres vers d'autres contrées. Là où la pluie s'arrête. Ils ne savent plus très bien.

 

Mes yeux n'ont pas envie de nouveauté, mais de bruit. Mes yeux rêvent de pouvoir enfanter le vacarme, de crier et chanter très fort, de prendre le grand huit. Ils veulent se promener à Big Sur, en Californie, le long de ces rivages à perte de vue. Mais c’est trop loin alors ils me dirigent vers Coney Island, Brooklyn. Vers cette pointe brusque implorant l'Atlantique. Avec une longue promenade, et des barrières de métal le long du rivage. Avec des chapeaux de paille et des transats bleus et blancs le long de cette marche. Des personnes âgées lisent sur des bancs. Des amoureux lovent leurs regards. Coney est le territoire des cerveaux brumeux et de leurs ribambelles de souhaits. C'est aussi le bout du monde que Lou Reed a chanté. C'est la fin de la carte pour certains paumés.

 

Alors j’achète une pomme d'amour, rouge et lustrée. Caramélisée. Au bout d'un bâtonnet en bois peu solide. Je la tiens des deux mains en regardant les courbures verdâtres et grises du fleuve. Il est couleur du temps. Et l'eau de passer sans fin sur les contours de Brighton Beach. Elle tracte toutes mes questions. Je me sens moins triste. Mes yeux découvrent leur autonomie. Ils naviguent à leur gré, et je ne les barre pas

Ni cordons, ni ficelles, ni amarres..

Mais les amoureux n'ont pas besoin de pomme, eux.

Et tous ces gens qui se cherchent du regard.

Je me perds dans Big Apple, et cela me fait du bien. Je respire les vapeurs des ferries, nauséabondes peut-être, mais neuves de sens. J'aime les petits camions posés là, le fourgon de la dame qui vend des chapeaux. Des canotiers qui pendent accrochés à des ficelles pour ne pas s'envoler.. Ils ont un air de fête, ces chapeaux. Coney est le pays des chapeaux qui ne s'envolent pas. Parce qu'on les retient. Ils sont bien élevés ces chapeaux, car ils ne cherchent pas à fuir. Et j'aime aussi les vendeurs de bonbons. Ils ont un charme suranné. Ils battent la cadence du présent, voire du futur.

Le passé n'existe pas pour moi à Coney. Je l’ai noyé dans l'Hudson, sur le pont de Brooklyn, ou dans l’une des chambres noires du MOMA. Mais il me semble que ces endroits revivent de leur vie autonome. Ils finissent donc par se rejoindre et se liguer, malgré moi, et je me retrouve brusquement assise sur un banc à Coney, hors du temps, à mirer étrangement la bande des oiseaux voraces qui viennent se gorger de nos vies. De nos corps plantés là.

Coney, c'est le point de New York, où le plus grand nombre de gens attendent.

Attendent quoi??

Ils sont en attente de la vie qui bat dans le coeur des autres.

Ils sont en attente de quelque chose qui n'est pas le bonheur avec un grand B.

Ils recherchent délivrance.

Ils recherchent des lignes de vie.

Et des voyantes pour interpréter ces lignes de vie.

Des voyantes un peu effrayantes parce qu'elles savent.

Comme toi qui sais que je ne peux pas t’oublier, Kerr, et que je suis paradoxale. Je vogue au sein de Coney, à balayer l'atmosphère, avec une écharpe censée me servir de pare-souhait, mais je veux en faire un pare-soleil, parce que les rais trop crus de l’astre ensommeillé ne vont pas avec mon paysage, qui se nourrit de nuances ce matin. Et j'ai bien l'intention de regarder encore un moment l'eau verte, et de me dire que je lirais bien un bouquin au fond d'un transat, et que j'aimerais bien avoir un chien, un chien blanc à promener, moi qui me sens complètement étrangère aux animaux d'habitude. Un labrador.

Mais je n'ai ni bouquin, ni chien, ce matin. Mes idées et moi, nous conversons avec élégance au creux de Coney, le pays des chapeaux, des femmes disloquées, à cause de trop de peine ou de trop d’espoirs morts-nés.

 

6 : Aujourd’hui j’ai 30 ans 

Si je fais le bilan de ce premier tiers de vie (en étant optimiste) : je suis une fille hivernale et alambiquée. Qui se saborde souvent et finit par s’oublier dans la danse. Qui rêverait d’être simple, sûre d’elle, sans tous ces colifichets. J’aimerais que mon esprit soit libre et s’envole au lieu de s’enrouler autour de gens qui s’aveuglent. Un peu comme dans « En attendant Godot ». Je serais qui au juste ? Lequel des personnages, Vladimir ou Estragon ? Et si j’essayais d’être moi-même ? Sans masque ? Mais le problème est que j’ai tellement perdu le sens de mon identité.. Je me suis moi-même pris les pieds dans une triade émotionnelle tellement géométrique. Tellement prévisible. C’est l’histoire du vieux, de la belle et du truand.

J’ai horreur de parler de moi, mais je crois que j’en ai vraiment besoin à ce stade de ma vie. Je ne veux pas me demander ce que j’ai réussi ou ce que j’ai raté car à ce petit jeu-là, je ferais mieux de dessiner un tableau et de tracer un trait pour en distinguer les deux colonnes principales. Dans la première je mettrais les plus, dans l’autre, les moins. Et le total serait-il positif ou négatif ? Je connais déjà la réponse, donc je n’ai rien à me prouver. Enfin si. Je dois me prouver que je suis capable d’exister sans que le passé ne soit un fardeau. Je dois juste me libérer, et cela paraît si facile à dire et à faire. Un peu comme si j’étais un soldat téléguidé dont on doive simplement recharger la batterie.

J’ai juste envie d’enterrer certains fantômes, et en particulier celui qui a cherché à me mettre le grappin dessus avec avidité. Le genre d’adulte vieillissant qui ne voulait plus mourir, qui a cru survivre en suçant le sang de ses victimes. Je vais l’appeler Jack, parce que son prénom même me révulse. Il voulait sucer mon sang pour se régénérer. Il ne voulait surtout pas être indépendant. Il avait juste besoin d’entretenir une fausse intimité avec moi pour se donner l’impression qu’il était un soleil flambant neuf. En racontant les choses comme ça, j’éprouverais presque de la compassion pour ce vieux phoque. Quel âge doit-il avoir maintenant ? Je ne veux même pas avoir à le calculer car cela me donnerait trop conscience du mien. Et cette illusion de ne pas avoir trop vieilli, je m’y accroche aussi. De grâce, laissez-la moi.

Quand je pense encore à toutes ces années que j’aurais pu gâcher avec un type qui n’était pas mon genre, et surtout qui avait plutôt l’âge d’être mon père que celui d’être mon compagnon de jeux. Je ne regrette rien de ce côté-là, sauf l’abominable chantage affectif dont j’ai été l’objet. Et je crois que c’est à ce moment-là que ma pitié à son égard s’est transformée peu à peu en méchanceté. Avant cela, je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait prendre du plaisir à faire souffrir les gens, gratuitement. Mais je l’ai compris et je remercie le destin de m’avoir fait traverser ce genre d’expériences. L’idée que quelqu’un ait pu vouloir devenir mon chien m’a conféré une espèce de pouvoir sadique et malin, et m’a rendue vile. J’ai failli me transformer en véritable petit monstre. Mais quand on a 23 ans, et toute la vie devant soi, on ne réalise pas tout cela. On n’est jamais vraiment dans l’auto-analyse, ni des années plus tard d’ailleurs. Sinon l’on finirait tous schizophrènes.

L’auto-analyse reste d’ailleurs à mon avis une forme de complaisance sur le chemin de la maturité, voire une mode ou une façon de se donner bonne conscience. Je ne regrette pas d’avoir fait souffrir un vieux pou qui essayait de me voler ma jeunesse et de s’en servir comme source de jouvence. S’il avait été plus jeune, bien plus jeune, cela n’aurait d’ailleurs pas suffi. Tout le monde sait en effet que les jeunes filles puis les femmes d’âge mûr ensuite ont beau tisser de grands discours sur la beauté intérieure comme critère essentiel de l’amour, je dis que l’amour n’a aucun critère. Il est une entité  vagabonde et ingrate qui se plaît tout autant à briser les personnes qui ne le méritent pas, qu’à satisfaire l’insurmontable vermine. Ne nous mentons pas, femelles que nous sommes. Nous préférons les beaux, nous préférons ceux sur lesquels l’injure du temps semble ne pas avoir d’emprise. Nous aimons les voyous.

Nous préférons être conquises et assiégées plutôt que lustrées dans le sens du poil et révérées comme des déesses. La preuve en est l’expression populaire et si répandue « être traitée comme une princesse ». Personne n’a jamais dit « être traitée comme une reine ». Pourquoi ? Tout simplement parce que le bonheur doit toujours être constellé d’inquiétude et d’imperfection. Et que peut désirer une reine, puisqu’elle est déjà au sommet de la hiérarchie ?

Jack ne m’a pas assiégée, mais implorée. J’ai tout de suite pris conscience de l’avantage que je possédais par rapport à lui. J’ai donc pris le dessus sur cette pauvre chose. Je ne pouvais me contenter d’une intelligence sans véritable instinct, sans acuité. Pour ma part, j’avais le nez au vent, comme les animaux qui hument l’atmosphère en sachant si la pluie va venir ou pas, en attendant l’orage ou le soleil. J’avais les sens acérés.

Sans risque, la vie ne vaut pas le coup d’être vécue. Sans passion, sans but à atteindre, sans un cœur qui palpite et qui fume, sans désir de se dépasser, rien ne vaut le coup. Surtout pas une histoire boiteuse avec un roi triste qui pense avoir assez d’humour et d’esprit pour jeter ses filets sur celle qui ne deviendrait finalement que la reine des tisanes bien infusées, les soirs brumeux où son vieil amant devrait lutter ardemment contre ses rhumatismes sans que les analgésiques les plus forts n’aient précédemment eu le moindre effet.

De grâce, ne pas s’emprisonner, juste avancer, tracer sa route, même si l’on ne devient pas une personne digne de confiance, même si l’on n’a pas encore eu le courage ni la décence de chercher à devenir quelqu’un de noble et de bon.

7 : Le truand.

 

Alors j’ai commencé une deuxième vie débarrassée de toutes sortes d’oripeaux à 23 ans.

Après m’être débarrassée de Jack, j’ai crié victoire trop facilement sans me douter qu’un truand, pas très futé, mais avec plus d’ancienneté que moi dans le maniement des armes amoureuses, m’attendait au coin de la rue. Ce truand-là était sicilien, et donc génétiquement prédisposé à l’arnaque. Presque viscéralement, et non par acuité intellectuelle… Mais il cachait bien son jeu car il ne parlait pas beaucoup. Il lançait des œillades, tel un guerrier un peu braque se préparant à l’intifada. A une guerre des pierres mal orchestrée, mais qu’il était sûr de gagner vu mon manque de constance dans ce genre de stratégie, et mon désir d’effeuiller les chevelus, encore plus profond que celui de Bonnie rêvant de dompter Clyde.

 

« Je m’appelle D’Alunzio. Je veux te faire voir les étoiles ».

Entrée en matière renversante.

Il a eu raison de me prendre par surprise. J’étais entrain de faire du lèche-vitrine un soir d’hiver, proche de Noël, et mon esprit ne s’était posé nulle part ailleurs que contre cette vitre. Décidemment, le motif de la vitre que ce soit miroir ou glace, aura toujours eu beaucoup de place dans ma vie. Surtout dans ma vie sans Kerr. Mais à cette époque-là, je ne rêvais pas encore de m’ébrécher la gueule de tristesse. Trop occupée par cet assaillant saugrenu sorti de nulle part.

 

Mon cœur a failli se retourner sur lui-même, et j’ai retenu à grand peine les petits cris d’extase qui tapaient à la porte de cet organe si fragile. Je me suis tournée vers lui, dont je n’avais entrevu que la vague silhouette se reflétant contre la vitre à la paroi crépusculaire. Apparition scintillante du héros tant fantasmé et jamais rencontré à ce point de perfection. Chevelure brune mi-longue ondulée à souhait. Juste sauvage comme j’aime. Pas besoin de le décoiffer d’un geste artistiquement bestial. Et à la réflexion, comme la beauté n’est rien sans le charme, il présentait cette petite imperfection qui faisait que la Nature avait été un peu avare avec lui question centimètres. Mais les proportions avaient été sauvegardées et le reste n’était que détail.

 

«- Je te trouve bien trop sûr de toi, D’Alunzio. C’est quoi comme prénom ça ? Italien ? Ca ne m’étonnerait pas vu la manière bien cavalière dont tu viens de m’aborder!

- Sicilien. Ce n’est pas mon prénom mais mon nom de famille.

- Alors ça c’est la meilleure ! Toi tu te présentes aux filles en leur donnant ton nom avant ton prénom ! Tu te trompes de siècle !

- C’est uniquement aux vraies femmes que je destine mon nom de famille. »

 

Deuxième coup décoché cette fois avec brio et rapidité. Et moi qui ai tout de suite rêvé, non pas d’être sa princesse, mais de devenir sa geisha. Pauvre petite écervelée que j’étais.. Et lui de ne pas me laisser le temps de répondre. Il m’empoigna avec précision, s’empara de mon dos, me serra contre lui et sa bouche fondit sur la mienne.

Autrement dit : échec et mat, petite dinde que tu es.

 

Alors là, adieu, veaux, vaches, cochons… C’en était fini de jouer à la maligne pour longtemps, très longtemps. Soulève-moi juste, et enlève-moi comme les jeunes effrontés de 20 ans le faisaient avec leurs bien-aimées dans la Sicile du XIXème siècle. Prends-moi sur l’échine de ton cheval nerveux que tu puisses me voler à mon père dans les règles de l’art. Mais dépêche-toi parce que mon paternel n’est pas commode.

 

Or rien ne s’est vraiment passé conformément à mon imagination juvénile débordante, et j’ai juste pu obtenir de lui son prénom : Kerr. Ce nom n’avait, bizarrement, rien de sicilien. Il m’a ensuite adressé une sommation pour que je me présente chez lui le lendemain à 20h. Motif :  déguster un vin rouge de pays. Sans me connaître, il m’avait déjà prise aux tripes, et il orchestra avec esprit la chronique de ma capitulation annoncée. Cet épisode initial avait eu lieu un mardi, et le mercredi, Aphrodite dut rendre les armes, car il lui prit le reste.

Ce Kerr est un bandit, de longue souche, ne l’oublions pas.

 

Il ne m’a donc pas enlevée à dos de cheval. Pourtant, même un mulet aurait fait l’affaire. Mon âme de jeune femme entrant avidement en passion aurait adoré. Je lui ai rendu des visites sporadiques et échevelées durant trois semaines, mais il ne supportait pas que je m’évanouisse dans les airs, une fois l’aube venue.

J’étais chez lui, il faisait noir. Dans la pénombre, il s’est mis à élever la voix.

« Je ne peux plus supporter tes allées et venues incessantes. Tu ne veux jamais dormir ici. Et je ne sais pas ce que tu fais du reste de ton temps. C’est bien simple. Ou tu déménages ici, ou c’est fini entre nous. »

Curieusement, sa « délicate » proposition ne m’a pas emballée. Je n’ai jamais aimé être annexée. Mais il avait les cheveux longs et le souffle court, ce qui a fait toute la différence. J’ai obtempéré et je suis venue vivre chez lui 2 mois après le début de notre liaison. Je crois que malgré mon désir d’indépendance, j’adore que l’on m’en impose. Que l’on se montre solide comme un roc, que l’on n’aie pas peur de moi. Il ne l’avait pas compris, loin s’en faut, mais ce que je prenais pour un tempérament de feu m’avait conquise. Et puis je ne peux m’attacher durablement qu’aux hommes qui sont aussi puissants et décidés que mon père. Je pensais que celui-ci portait la même empreinte.

 

Il portait le nom d’un personnage de roman. Il était pour moi « Kerr le héros », Kerr à l’armure, Kerr le motard. Je suis aussi tombée amoureuse de ces clichés. Il suffisait qu’il me regarde de son regard dur et noir au travers de ses boucles soyeuses, et j’étais satellisée dans une autre dimension. Ah que les filles rêveuses sont peu de choses face à l’éternel masculin. Tout chez Kerr était primitif, impulsif. Et je prenais ses accès de colère pour des marques de courage. Il criait, je le vénérais. Il hurlait, je l’idolâtrais. J’avais une robe trop courte ? J’étais d’accord. Les humains sont tous mauvais et rien ne vaut la solitude ? J’acquiesçais.

 

Je me suis donc retrouvée fragile, seule et rampante à 23 ans.

Mais j’étais satisfaite de mon sort. J’avais gagné le gros lot, et je ne le devais qu’à moi. Je serais assez forte pour assumer. Je me préparais des jours heureux avec un homme qui ne serait jamais mon type, indélicat et abrupt. Mon père et ma mère pleuraient. Ma sœur ne me jugeait pas, mais elle était tellement désolée pour moi. Je passais le temps entre mes livres, mes études de Lettres et nos balades en mer. Je me consolais dans les abîmes turquoise de la Grande Bleue. La Nature sentait le soleil, le romarin et le citron. Le bruit de mes angoisses était recouvert par le son des cigales et celui des oiseaux. J’apprivoisais les poissons lors de nos plongées sous-marines, et les autres humains ne me manquaient pas trop. J’avais basculé de l’autre côté, celui où l’on enfouit sa tristesse, en la parant de sérénité.

 

Kerr était un homme sauvage, et je le voyais comme un Robinson. Il voulait acheter un bateau, pour que l’on s’en aille loin, très loin. Il nous voyait vivre dans un cabanon, loin des soupirs de la gent humaine. Je quittais le monde peu à peu, et je ne m’en apercevais pas car j’avais une terrible envie d’être heureuse. Je me disais que vivre avec un héros de cette sorte implique forcément quelques maigres sacrifices. Et mes parents continuaient à se morfondre. Les tempes de mon pères avaient blanchi, le front de ma mère s’était ridé, et ma sœur n’arrivait plus à me sourire. Moi, je ressemblais à la Joconde, avec cette expression vague et figée, à tel point que personne n’aurait pu dire si je gémissais, réfléchissais ou expirais. Pour ma part, je rêvais de fuir avec les dauphins au centre des océans, parce que j’étais trop fière pour me confier à qui que ce soit et que je prenais malheureusement conscience des ravages que Kerr engendrait.

 

Ses accès de colères contre la terre entière ne se calmaient pas. Je baissais toujours plus la tête en marchant dans la rue, pour qu’il ne me reproche pas de lancer des œillades aux autres hommes. Je me faisais toujours plus petite et ne pouvais me raccrocher qu’à la lecture et à l’écriture. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à enfanter mon premier roman en plus de la rédaction de ma thèse de doctorat qui me prenait énormément de temps. Je ne m’étais pas noyée avec les dauphins, mais dans les vers des poèmes baroques sur lesquels je travaillais jusqu’à 14 heures par jour. Je dépérissais. Mais étant toujours aussi peu courageuse, je ne trouvais pas de réel motif pour le quitter. Quand je repense à tout cela aujourd’hui j’ai l’impression de m’être enterrée à petit feu.

 

8 : L’ultime symphonie

 

Puis sa grand-mère est morte. Je ne sais pas ce qui m’a traversé l’esprit, mais j’ai refusé de l’accompagner à son enterrement. Je ne voulais pas participer à cette douleur familiale parce que j’avais réalisé que je ne ferais jamais partie des siens. Alors il est devenu fou.

« Espèce de traînée ! Je me suis occupé de toi pendant 4 ans à attendre que tu finisses ta putain de thèse, et tu me fais honte aux yeux de ma famille ! Tu m’abandonnes à ce moment-là ! Il est hors de question que j’y aille seul. J’ai besoin de toi et tu me dois bien cela ! »

Un brusque sentiment de haine et d’injustice s’empara alors de moi.

« Je me suis dévouée à toi pendant toutes ces années et tu te permets de m’humilier ainsi ! Cette fois, je ne me laisserai pas faire. Cette fois, je vais me barrer d’ici. Tu m’as enfermée dans une cage et je ne peux plus supporter ta violence, Kerr. Je ne viendrai pas avec toi à l’enterrement. »

 

Et là j’ai prononcé les paroles de trop. Il était de l’autre côté de la pièce et s’est rué vers moi. J’ai eu vraiment très peur, mais mon corps l’a affronté. Je ne voulais plus lui laisser l’avantage. Alors il s’est jeté sur moi et m’a empoignée. Je me suis débattue de toute ma force pour le repousser, mais il m’a attrapé le bras droit et l’a immobilisé contre son buste d’acier. Il m’a fait ployer et je suis tombée à terre. Il n’arrêtait pas de crier que j’étais une ingrate et une traînée et que j’allais recevoir la leçon que je méritais.

« - Tu t’es bien fichue de moi espèce de garce, mais tu ne vas pas t’en tirer comme cela, tu vas voir ce que je te réserve. »

 

Les mots restaient bloqués à l’intérieur de mon gosier et plus rien ne pouvait sortir tellement ma hargne envers lui était profonde. Tout est remonté à la surface. Mes années gâchées avec lui, tout autant que le voyage au Mexique où l’on avait été si heureux avec nos jeux de gamins sous les immenses fougères à Palenque, Mérida la blanche avec ses demeures coloniales et ses bourrasques d’oiseaux au-dessus de nos têtes. La couverture multicolore que l’on avait ramenée de là-bas. Tout cela entre deux sanglots. Et lui qui me secoue dans tous les sens en hurlant que je ne le mérite pas et qu’il va me faire retourner à la poussière. Et l’image de mon père qui aurait pu le tuer s’il avait su tout cela. Et notre première rencontre autour d’un verre de vin.Tout danse devant mes yeux.

 

« Kerr, je te maudis, et tout s’est cassé depuis longtemps entre nous ! »

Enfin, je croyais que je ne l’aimais plus et que je devais absolument me séparer de lui.

Et là, il m’a écrasée de tout son poids en obstruant ma bouche avec sa main. Je ne pouvais plus respirer.

« - Ah tu fais moins la maligne, je vais te faire payer.»

 

Nous étions le premier avril, et ce moment de ma vie s’est teinté de toute l’ironie tragique dont il pouvait se parer. Il m’a traînée sur le parquet pour que je gémisse encore un peu, pour me faire mal, et a déchiré ma robe. Je n’arrivai plus à réfléchir et il a grimpé sur moi. Il m’a totalement immobilisée et a projeté son poing contre mon visage d’enfant. Je n’avais plus de consistance, plus de défenses et ne pouvais lutter. Il m’a frappée au niveau des pommettes et sur le nez à tel point que j’ai presque perdu connaissance. Mais il me restait assez de lucidité pour sentir en moi comme une arme qui était entrain de me transpercer honteusement. Il m’a fait mal, si mal, que mes pleurs ont cessé. J’étais comme abasourdie. Mais c’était ma faute. Il fallait que j’assume. Il ne fallait pas que mes parents sachent. Et plus son va et vient sur moi devenait oppressant, plus mon nez saignait, plus je me demandais comment j’allais faire pour taire ce massacre.

 

Enfin il a rugi de sa voix rauque et le va et vient sur mon corps a cessé. J’étais transpirante, totalement paniquée, mais ma conscience était bien là comme une seconde nature. L’important était qu’il se considère comme le vainqueur dans tout cela, mais qu’il me laisse m’en aller. O surprise, il m’a donné lui-même le moyen de me dérober à lui pour toujours.

« Voilà, espèce de garce. Va au diable maintenant. Tu n’es plus rien. »

Etrangement, ses hurlements se sont taris, il a saisi sa veste sur l’accoudoir du canapé, s’est recoiffé, en ayant certainement l’impression qu’il avait repris ses droits sur moi. Il m’a regardée gisante sur le sol du salon, et il est parti en claquant la porte, sans autre mot.

 

Je n’ai pas perdu une minute. Mon corps était brisé, mais je devais m’enfuir le plus rapidement possible, et je ne disposais que du temps de l’enterrement de sa grand-mère. Je pris juste le temps d’éponger mon visage. J’ai ramassé mes cheveux emmêlés en une queue de cheval, jeté mes habits souillés et enfilé un jean. J’ai pris quelques sacs poubelles et y ai rassemblé mes affaires. Je devais faire vite, laisser dans ma voiture de la place pour mes livres, et mon ordinateur qui contenait l’intégralité de ma thèse que j’avais presque fini de rédiger. J’ai débarrassé tout cela, puis j’ai quitté la Rue Paradis. Ce nom vous rappelle-t-il quelque chose ?

 

Ironique, non ? Rue Paradis. La même que celle où est situé « L’Intermédiaire », le bar où je suis allée quelques années plus tard me saouler la gueule après mon étrange crise de « folie ». On doit dire « folie » ? Je n’en sais rien. Est-ce un défi que j’ai lancé au destin ou à moi-même, de revenir ainsi sur les lieux du crime, et d’y perdre une nouvelle fois ma dignité ? J’ai failli y finir à peu près dans le même état, avilie par mes faux espoirs et ma fragilité. Voilà le bilan que je dresse de moi à 30 ans.

La vie, j’ai besoin de toi, viens m’aider…

 

 

9 : Mon enfance comme antichambre des souffrances futures

 

Mais ma vie commencée bien plus tôt n’est pas vraiment venue à mon aide.

J’ai dû faire du mal à quelqu’un dans une vie antérieure et le destin a peut-être voulu me le faire payer. Comme lorsque mon cher grand-père me faisait subir des humiliations successives. Je trouvais cela normal en fait, je m’y étais habituée. Mon grand-père le très bon, aux yeux de toute la confrérie de ses semblables, les distingués Docteurs en Neurophysiologie, qui l’acclamaient. Mon grand-père l’émérite, le scientifique de renom, venait d’ailleurs de faire une découverte fondatrice : les bourrelets trop nombreux de mon ventre dodu d’enfant.

 

Cela a commencé dès mon plus jeune âge. Ils ne me gênaient pas tant que ça ces bourrelets bien confortables, jusqu’à ce qu’il ne me le fasse remarquer et qu’il me demande de soulever mon tee-shirt devant la glace de l’entrée. « Tu vois, me dit-il avec son ton grave et professoral, à force de manger des bonbons et de te prélasser devant la télé, tu as mal conditionné ton insuline et cela t’empêche maintenant d’éliminer les graisses. Ces dernières viennent se stocker au niveau de ton nombril, ce qui explique la formation de cette disgracieuse bouée. »

Charabia pour mes oreilles d’enfants. Il employait toujours des mots très compliqués. Je n’ai pas tout compris, mais je me suis sentie triste. Ses propos avaient l’air si sérieux. J’ai éprouvé un grand vide dès qu’il a posé sa main sur mon ventre en pinçant mes rondeurs. J’ai eu soudain honte. Honte d’être moi, là, pour la première fois, devant l’évidence de ma difformité. J’étais laide aux yeux de mon grand-père adoré.

 

Je l’aimais tant cet homme qui m’avait appris à lire très tôt, qui me parlait comme à sa semblable, qui lâchait tout pour venir à mon secours. Je croyais que j’étais sa préférée, je voulais lui ressembler, je voulais l’épater. Je voulais tellement qu’il soit fier de moi. Et mon existence s’était brusquement réduite en face du miroir à une protubérance monstrueuse. Mais je les aimais, moi, les bonbons, et je me trouvais jolie avec ma robe à carreaux roses et blancs. Trop tard. Il venait de me reléguer au dernier rang du podium. Je n’étais plus assez bien pour lui.

 

Je me suis regardée dans cette glace alors que mes larmes chaudes devenaient impossibles à arrêter. Je me suis sentie de trop. Je me suis sentie laide et inutile. L’une des personnes que j’aimais le plus au monde m’avait amputée de mes droits. Notre lien affectif fut dès lors menacé par les chiffres s’affichant sur la balance. J’avais 6 ans. Je voulais retrouver son affection. Je dus me plier au rituel des 4 escaliers de son immeuble que j’ai dès lors montés et descendus avec frénésie. J’ai haï mon ventre, j’ai haï ma gueule. J’ai commencé à me trouver laide à 6 ans. Avant, tout allait bien pourtant. Je crois que la mauvaise relation que j’entretiens avec mon reflet vient de cet épisode premier. Confrontation entre ma difformité et moi.

 

Alors j’ai mangé pour oublier que je n’étais pas assez bien. Je ne pouvais pas le hurler, je voulais juste être la petite fille la plus lisse qui soit, uniquement pour correspondre aux canons esthétiques de mon grand-père, qui, en bon citoyen, veillait chronomètre en main, à mes séances de gymnastique dans l’escalier. De temps à autre, je rencontrais des voisins consensuels qui ne se demandaient pas pourquoi une enfant si jeune déambulait dans le couloir sous le regard parfois hargneux de son grand-père. « Elle ne va pas assez vite. Elle doit éliminer. C’est une méthode américaine. »

 

Le pire là-dedans, c’est que les voisins semblaient hypnotisés par les explications de mon très scientifique grand-père. Personne ne trouvait son attitude honteuse. Je me suis donc dit que c’était moi qui devais avoir un sérieux problème. Et j’ai commencé à envisager ma difformité abdominale comme une évidence. Je trouvais donc normal d’être privée de Nutella à l’heure du goûter et de devoir me nourrir en cachette, à la va vite, dans un recoin de la cuisine, pour que personne ne se moque de mon bourrelet. Il est tellement dégoûtant de voir s’alimenter un individu en surpoids. C’est une faute. « Cela devrait être interdit par la loi, devait penser mon grand-père…. »

 

Je survécus, en m’enfermant dans une espèce de nébuleuse. Les séances de « stepping » se succédaient et je ne maigrissais pas d’un pouce, mais j’étais devenue une comédienne hors-pair. Je suais à gros bouillon 2 ou 3 fois par semaine, et je m’empiffrais en coulisse, derrière la porte du placard à sucreries, négligemment entrebâillée. La nourriture n’avait plus de réel goût. Je renonçais imperceptiblement à la notion de plaisir après avoir tiré un trait sur celle de beauté. Et mon grand-père ne me regardait plus qu’en fronçant les sourcils ou en sortant d’une poche son « mètre de couturière ». Pour quoi faire ?

Pour mesurer mon tour de cuisses, bien sûr.

Je le désespérais, et il était intarissable sur ce fait.

 

J’avais 14 ans, et vous vous doutez de l’image désastreuse que j’avais de moi. Je me sentais comme un sac, et j’aurais aimé disparaître. Dès que l’on m’adressait la parole, je pensais que c’était pour se moquer de moi. Je me noyais alors dans le travail scolaire, ce qui m’avait d’ailleurs valu l’ultime privilège de sauter une classe. Etre gros, cela occupe. Cela me prenait tellement de temps que je n’avais plus de vie sociale. Avais-je des amis d’école ? Est-ce que j’étais invitée aux anniversaires des uns et des autres pour vivre de folles aventures ?

Je pense que vous connaissez là aussi la réponse.

 

Une de ces fois où je suis passée comme un zombie devant la glace, j’ai éprouvé un tel sentiment d’anxiété et de dégoût de moi-même que j’ai pris le rasoir de mon père pour faire disparaître le peu de poils malencontreusement logés entre mes deux sourcils, au lieu de les épiler. Il fallait que je trouve une solution immédiate à mes insupportables problèmes pileux. Puis j’eus peur de finir seule et huée par tous les gosses de l’école, aux yeux desquels j’avais finis par me transformer en objet de curiosité, puis de dédain à cause de ma timidité maladive et de mes sourcils bizarres.

 

Comment je me sentais à 23 ans ?

Comme quelqu’un qui vomit à peu près tout ce qui lui passe par le gosier, qui s’est allégé de 10 kilos par rapport à l’adolescence, et qui se trouve toujours aussi imparfait. Mais j’éprouvais une sensation de légèreté et de revanche sur mon corps tant haï, que je trouvais toutefois du bonheur dans mon handicap. C’est affreux de penser une chose pareille. Et j’en avais conscience, mais je voulais dire à ma chair, à mon grand-père et aux autres, que je pouvais redevenir la jolie princesse de ma prime enfance. Je l’aurais ma victoire sur le destin. Il pouvait enfin être fier de moi, mon admirable grand-père….J’avais trouvé la solution pour n’être plus que l’ombre de moi-même.

 

Alors, quand j’ai croisé le silence de Kerr le téméraire, même le ridicule de ce personnage aux mœurs si décalées et ancestrales, ne m’a pas arrêtée. Je l’ai paré de passion, je l’ai transformé en titan. J’étais amoureuse de l’amour et je voulais vivre une passion. Il était là, m’a donné des frissons, et j’ai jeté mon dévolu sur lui. Il avait le principal : de l’allure. Une coquille creuse un peu ébréchée, mais de l’allure. Je me suis prise à mon propre piège. Je me suis enfermée toute seule dans ses rets pendant plus de 4 ans. Il n’a rien compris. Même sa vie végétative et étrangement étroite ne m’a pas découragée. Je me suis accrochée à son oreiller. J’ai fait du mimétisme en devenant son double. Il aimait la chasse sous marine, et moi les dauphins, alors je me transformai rapidement en guerrière des profondeurs. Notre point commun ? Le vin rouge. Nous étions sauvés par l’ivresse.

 

Je surnageai grâce à cette addiction que j’entretins avec zèle. Boire un peu tous les jours pour que mon sortilège fonctionne. Entretenir le philtre pour ne pas me réveiller et comprendre que je m’étais trompée de vie. J’appartenais à un héros et ce héros m’appartenait. Je me pris tellement à mon propre jeu que je devins maîtresse avant toute chose. Dès qu’il claquait la porte de notre appartement le matin, je rêvais de lui jusqu’au soir. Je voulais boire son haleine et me nourrir de nos différences. J’entretenais le sentiment de vide et d’absence qu’il semait en moi. Je devenais étrangère aux autres et à moi-même. Et je l’aimais encore plus.

 

Je l’aimais tellement que je finis par le détester. Car je pris conscience trop tard de la dépendance qu’il avait créée en moi. J’étais sa chose. Le matin, sa chose. Le soir, sa chose. J’ai cru que « la symphonie barbare » qu’il avait orchestrée contre moi m’aurait vaccinée. J’ai cru que le fait de s’être jeté sur moi un an auparavant pour me dénuer de ma dignité, m’avait sevrée de lui. Et pourtant, un an après notre rupture et ma fuite à la va-vite, je pensais toujours à lui. J’en étais encore à essayer de reconstituer l’odeur tenace de sa peau en respirant certains de mes vêtements qu’il avait touchés, serrés contre lui. Je n’avais pas eu  le courage de les laver. Je ne guérissais pas de mon amour-haine, et ces étoffes étaient le seul lien qui me rattachait encore à Kerr. Alors c’est un soir d’ivresse de trop, un soir où je ne pouvais plus me supporter, où je ne pouvais plus me contenter du triste héritage qu’il m’avait laissé bien malgré lui, que j’ai décidé de ne plus être son ombre.

 

Je ne me suis rien dit préalablement. Je n’ai rien prémédité. Je n’ai évidemment pas réfléchi aux cicatrices indélébiles que je risquais de laisser sur mon visage. Je repense encore à ce soir-là, apparemment semblable à de nombreux autres, où j’ai voulu briser l’image de Kerr le Barbare que je gardais profondément en moi. Je voulais juste défaire le charme qui me liait encore à lui. Mais j’étais la seule à le savoir. Je me disais que je me libèrerais enfin. Pour cela, il fallait que j’inverse la prophétie. De quelle prophétie est-ce-que je parle ?

En fait, avant de sortir de chez lui pour se rendre à l’enterrement de sa grand-mère, Kerr m’avait adressé ces mots, alors que je gisais tremblante sur le parquet :

« Même si tu t’en vas, tu finiras par me revenir un jour où l’autre. N’oublie pas que nos destins sont liés. Tu reviendras en rampant. »

 

Une seule solution pour annuler le maléfice : combattre le monstre qui ne voulait pas me laisser de répit et le faire sortir de moi, même si je devais me faire du mal.

Ai-je atteint mon but ?

Ce soir, ce triste soir berce encore ma mémoire.

Retour à la case départ. Je me suis brisé la gueule, une fois de plus, contre l’écorce de mes illusions.

Kerr, d’où m’observes-tu, tapi dans la pénombre ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 : Bilan de moi à 30 ans

 

Alors depuis ce temps-là, je vide avec entrain des fioles successives remplies des petites fleurs du Docteur Bach. Pas de risque, elles se vendent en pharmacie. Pas de risque, elles font du bien à l’âme. Pas de risque de tomber sous leur charme. Je n'ai plus de couleurs. Je les ai toutes utilisées pour éclairer mon agenda. Il est ce que j'ai de plus précieux. J'ai un agenda comme un deuxième cœur.

 

Cela a certainement un lien avec ce que je suis profondément. Je ne sais même pas si j’ai un âge encore supportable. Alors pour oublier, j’ai a dansé comme une folle hier soir. Tout ira bien. Tout ira bien, sur un pied et puis sur l'autre. Jusqu'à demain. Je ne me laisserai plus avoir au jeu de la passion, parce que ma vie est assez passionnante comme cela. Pour preuve, je la consigne pas à pas dans mon agenda. Je suis heureuse à en crever, et à force de crever, je vais peut-être finir par ressusciter. Je ne serai plus la larve honteuse d’aimer encore Kerr, malgré tout ce qu’il m’a fait subir. Et pourtant je le trouve encore si beau, si puissant. Il m’a humiliée, et je l’aime. Il m’a violentée et je l’aime. Il m’a brisée, et imaginer son visage me fait pourtant du bien. Il a dû m’ensorceler. Je ne suis même pas sûre de lui résister, si jamais il tapait à ma porte un de ces jours. Ma « barbare symphonie » ne m’a pas servi de leçon.

Je crois que je n’ai pas la mémoire de la souffrance.

 

Je me fais pitié. De temps en temps, je regarde l’écran de mon téléphone en espérant qu’il m’enverra un message abrupt. Abrupt comme lui. Du type : « Viens chez moi je t’attends. Ne tarde pas. » . Je rêverais de cela. Je rêverais de recommencer notre histoire, et d’en annuler les tristes moments pour la reconstruire à ma guise. Je voudrais encore goûter aux charmes de sa force. Comme je m’en veux de ne pouvoir dépasser mes aveuglants instincts ! Je ne vais pas écrire cela dans mon agenda. Je vais le garder profondément ancré en moi. Je vais attendre, derrière la fenêtre, devant l’écran de mon téléphone portable. Un jour peut-être… Je crois aux vertus terribles du hasard. Je me plais à imaginer qu’il pense à moi, qu’il regrette de s’être comporté comme un moins que rien. Si seulement tout pouvait recommencer, si seulement tu pouvais ne pas m’avoir meurtrie, ni même épouvantée.

 

 Je te laisserais bien une chance de revenir à moi. Tant pis, j’assumerais le fait que personne ne me comprenne, ni ne me prenne plus au sérieux. Nous partirions loin pour ne plus les voir, ni affronter leur regard. Oui, le leur, à eux, ceux qui ne savent rien de toi et de moi. Ceux qui ne savent pas l’odeur de ta peau quand je la respire. Ceux qui ne connaissent pas la texture de ta peau sous mes doigts. Ceux qui n’ont pas étudié la forme de tes pieds, ni la géographie de ton visage. Ils ne savent pas que l’émail de tes dents est tellement blanc qu’il en est presque transparent et friable. Ils ne savent pas qu’au bas de ton dos musclé saillissent comme deux barres. Ils ne savent pas que tu n’as pas besoin  de te protéger du soleil car tu le captes comme un tournesol. Ils ne savent pas le contact sensuel de tes boucles contre mes joues, ni combien de fois tu inspires puis expires lorsque ton visage taillé à la serpe se rapproche du mien. Ils ne savent pas que ces images peuvent oblitérer toute ta médiocrité et ton irrespect envers moi. Quand vais-je donc ressusciter ?

 

Alors, pour ressusciter avec efficacité, je scanne de vieilles photos. Je m’aveugle en croyant redorer le blason de mon enfance hantée par les complexes, en noir et blanc ou légèrement délavées. Elles passent sous mes yeux et sur l'écran. Ainsi positionnées dans le diaporama que je viens d’actionner sur mon ordinateur, on dirait qu’elles s’échappent d’une machine à fabriquer les pâtes. En fait, il s’agit d’un logiciel qui permet de créer des albums photos panoramiques, avec étoiles ou papillons, tourbillonnants ou cycliques. Les clichés se succèdent avec fantaisie sous la forme de « petits trains ».. Ma grand-mère et moi dans ses bras, en petit train, mon grand-père en short, noir et blanc dans le petit train.

 

Ma grand-mère m’appartient. Je suis à elle. Sur cette photo, elle me porte dans ses bras, et moi je veille sur cette grande dame. A cette époque, tu ne mesurais pas encore le diamètre de mes bourrelets, grand-père, car tu étais trop occupé à épouvanter ta femme. A lui faire sentir que c’était toi le maître, l’inénarrable séducteur, le goujat aux mille pouvoirs. Je t'en veux de ne pas l'avoir respectée, cette épouse idolâtre. Elle t’aimait d’un amour inconditionnel. Et tu lui as tendu une glace à elle aussi. Pour qu’elle prenne la mesure de ses imperfections. Il faut être à la hauteur quand on s’appelle Madame Garnier et qu’on est la femme de l’émérite Mr Garnier, Docteur en Neurophysiologie.

 

Mais sais-tu ce que c'est de souffrir tout le temps? T'angoisser sans cesse pour être belle à tes yeux? Est-ce que tu sais ce que veut dire espérer un signe de l'être qui a le plus compté pour nous, un jour? Est-ce que sais que je ne voyais mon père qu'en décalcomanie à cause de toi? J’ai contourné mon père par ta faute, au lieu de le chérir à sa juste valeur. Il m’aimait, alors je ne voyais pas la nécessité de « l’époustoufler ». Il m’était déjà acquis. Mais toi qui me reprochais sans cesse mes imperfections, j’avais besoin de t’épater. Et cela me prenait toute mon énergie. Alors je passais souvent à côté de l’affection et de l’attention que me portaient mes proches.

 

 

Ma mère c'était la maquilleuse, la costumière de la famille.

On passait notre temps à rire, à faire des blagues au téléphone, à danser sur les Bee Gees ou Diana Ross, à faire des tartes dont on avait déjà mangé la moitié et qui devenaient dures comme du béton...Ma mère solitaire qui aurait pu se faner comme une fleur. Trouves-tu normal que j'aie été sa meilleure amie à 6 ou 10 ans? Trouves-tu juste de l'avoir toujours rabaissée, comme si elle était ton animal de compagnie?

Je ne t'ai jamais dit tout cela. Mis à part quelques bribes. Je n'ai eu ni le temps, ni le courage. Tu t'es barré très loin trop tôt. Comme un voleur. Cela m’a déchirée. Et pourtant... Et pourtant... Je ne sais pas par quelle action surnaturelle ou par quel voile de la mémoire je t'ai fait disparaître de la plupart de mes écrits jusqu'à présent.. Mais tu me hanteras toujours. Je te dois tellement.. Je te dois tout ce legs terrible..Je te dois d'être ce noeud de pensées, je te dois de m'être tellement accrochée pour survivre intellectuellement...

Tu venais me réveiller le matin pour m'apprendre que les lettres formaient des petits trains elles aussi... J'ai appris leurs wagons intimes, je les ai répétés puis moi-même construits. Ils ont surgi de moi avec mon angoisse et ma colère. Des lettres toutes attachées que ma mère a gardées sur un morceau de papier éventé. Il part en miettes. En miettes, les lettres que je remplace par des photos animées, dont je me souviens. Une fois, j’avais même écrit cette phrase parce que j’étais très angoissée à l’idée que ma petite sœur soit malade. Cela disait : « ondoiropartire amarseille masoremalade ejemefédu soussi pourelle »

Et là, c’est le silence..

            C’est l’angoisse qui revient

                                   Les mots se mettent à mot-gréer.. Ils sortent leurs gréements et s’en vont loin comme pour me dire de venir avec eux.. De m’en aller, de ne plus penser à tout cela….

                                               SILENCE

Et toi, grand-père, sors de mon corps et de ma mémoire..

Que la lecture, l'écriture m'aident. Toi, la souffrance, toi le déchirement, exit. Toi, grand-père sur la photo en noir et blanc, celle où tu louches, que la poussière te recouvre. Comme tu as l'air bien dans tes basquets avec ta canne à pêche devant la rivière. Toi si élégant, si charmeur, si amusant, si cruel. Tu chantais souvent une chanson à ta fille. Une chanson récurrente :

« Tu n'es belle que lorsque tu parles ».

Et elle te croyait, ma mère. Elle écoutait son père, en bonne fille unique qu’elle était. Alors elle s’est mise à parler jour et nuit, au téléphone, dans ses rêves, au boulot. Elle est devenue enseignante un peu à cause de cela. En réalité, uniquement à cause de ça : son père lui avait dit qu'il fallait parler pour être belle.

 

Elle a bien appris la leçon.

Et a enchaîné donc les maux comme on enfile des perles.

Elle a remplacé la chanson paternelle, par une autre chanson :

« Je parle et je pleure

Je pleure un peu chaque jour

Un peu pour tout, un peu pour rien

Je parle donc je pleure

Je pleure, donc je suis.

Ainsi, je fuis la laideur.

Je la fuis ou je m'y noie? »

Voilà ton héritage. On t'en remercie. Formalités notariales inutiles. On porte ton testament dans le coeur. On a tous les ingrédients pour être parachutées vers le bonheur. Ma mère si heureuse et si triste. Moi j'ai décidé de rire tout le temps. Dans l'adage grand-paternel « il faut parler pour être belle », j'ai remplacé le verbe « parler » par le verbe « rire ». Alors je ris à m'en déformer le coin des yeux. Je ri-dule depuis si longtemps. Merci pour cela aussi Papi.

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire.

11 : J’aimerais renaître à 30 ans

 

Aujourd’hui j’aimerais renaître. Je me suis rebaptisée Lola. Je trouvais ce prénom simple et fluide avec ses labiales. Je trouvais cela chantant. Deux syllabes pour un baptême. Deux syllabes pittoresques pour monter dans le wagon, mais pour quitter le petit train quand je le décide. La vie le jour, la vie la nuit. La vie dans ma tête, quand je rajoute un wagon au petit train. Désormais, je rentre et je sors de cette virtualité quand je veux. J'invente des personnages ou je regarde mes amours défuntes. Je collectionne des photos qui me font du bien, comme celles de mon père. Il est sous mes yeux avec son casque de sauveur des flammes, et son regard profond.

 

Tes sourcils en bataille. Tu es mon repère. Je te fais confiance. Je m'arrête toujours sur cette photo où tu es en pleine action à proximité des flammes avec ta veste en cuir et ta voix, pur diamant. Je l'entends à travers la photo. Tu ne dis que les mots essentiels. Tu ne penses pas que parler rende beau. Mon père, tu m'allèges le coeur. Mais je ne peux pas tout te dire. Je veux que tu penses que je suis immensément heureuse. Je suis ta petite fille heureuse. J'ai réussi. Et pourtant il y a des choses qui clochent chez moi. Mon édifice entier se lézarde.

J'ai encore pensé sans arrêt cette nuit pour recoller mes morceaux. J’ai passé la nuit à lire des signes à travers mes paupières closes. Je ressemble à un clown triste. Et dieu sait que les clowns me font peur. Je veux prendre ma retraite de clown. Je ne veux plus amuser les humains. Je veux servir à autre chose alors je creuse, et j’exhume les images de mon passé. Je me laisse envahir par elles. Jouissance ultime de mes souvenirs éparpillés qui me donnent du sens. Sauf que les empreintes qu’ils me livrent sont arbitraires. Les voyantes me diraient que c'est à cause de mon signe, celui de la Vierge.

Cette pauvre demeurée de Vierge qui n'a pas toute sa tête à elle. Qui se perd entre les bras des uns et des autres comme une pauvre demeurée. Elle a pondu un marmot, elle ne sait même pas où ni comment. Oui, mais Lola, il ne s'agit pas de cette Vierge-là. Il ne s'agit pas de l'immaculée. Il s'agit de l'autre. Celle qui vogue au gré du Zodiaque. Ils sont encore maniables ces signes-là. Ne te perds pas en conjectures….Que me lègue mon horoscope alors ? Il me révèle la présence de l'étoile du berger, celle de mon père, o mon phénix. Tu es un homme brut, doué de tant de générosité.

Moi je n’ai pas hérité de cette qualité. Je ne sais pas ce que signifie la pureté, je ne vis pas dans un monde manichéen. Je suis individualiste. C'est mal. Mais qu'importe. Je voudrais te dire tout cela, mon père, mais mes tempêtes internes sont des hurricanes. Alors je me referme comme une huître parce que j'ai besoin de solitude. Les autres m'étouffent.

J'ai décidé ce soir que le temps passe à l'envers, au point que je suis sous le sapin de Noël, que je crois encore au prince charmant, et que je rêve de découvrir les îles. Statu quo. Mais je me rends compte que j'aime tous les temps, au point de les conjuguer. Alors ce soir, je conjugue tous les temps, de toute la terre, à tous les points du globe. Je fais absolument ce que je veux sur ma planète, et j'annule le reste. Ce soir, cette formule magique fonctionne, parce que je le veux bien. Je m'invente le long de chaque phrase. Je m'acharne, et surtout, le plus important : je me fais plaisir.

Je deviens qui? Je ne sais pas encore. Je sui deve-nue. De vœux nue. Le ciel est gris, mais j’ai tracé la ligne de mes envies en bleu crépitant. J'ai enfilé mon jean préféré. J'ai envie de le garder même pour dormir. C'est curieux. J'éprouve un attachement organique pour mes fringues. C'est un halo de bien-être. Mon enveloppe. Foetale, peut-être. Je veux entrer dans la danse de mon existence. Je me prépare à une nouvelle tranche de vie, mais elle se nourrit de mes existences antérieures. J’aimerais me sentir aussi "héroïque" que lorsque j’avais 4 ans et que les Bee Gees ou Diana Ross résonnaient dans mon « mange-disque » marron et orange. En tutu bleu ciel. Rose? Trop commun. Avec beaucoup de voile comme avec beaucoup de chantilly, les cheveux longs, lâchés, avec leurs reflets mordorés. Et mes yeux dans ceux de l'objectif, et mes jambes tendues au dessus de mes chaussons Repetto.

 

Ma mère m'initiait. Elle me parlait comme à une copine, et je la regardais droit dans les yeux en beurrant mes tartines. Mes yeux fixent l'objectif. Je me fais peur dans cette posture. Et puis j’entends encore Marie Myriam avec sa chanson « l'enfant aux yeux de lumière », qui ronge le ventre du mange-disque. Et mon père qui me couvre toujours comme si j'étais au Pôle Nord, dans des robes de chambre matelassées. Le dimanche on fait une tarte aux pommes que l'on recouvre de confiture à l'abricot.

 

Mon père me fait confiance au milieu des nuages de farine et nos rires. Je l'aime mon père. Il est droit et juste, et il me laisse faire des pâtisseries. Et on regarde tard la téloche. C'est pas grave. Mes parents sont jeunes, et je ne vais à l'école qu'à 8h30. Pas besoin de me lever aux aurores. Je me serre fort contre mon gardien parce que j'ai peur de la sixième et de la septième dimension, et parce que la mort me projette l'image de mon corps solide et inutile. Moi sans vie. Comment est-ce que ça fait moi sans vie? Je pleure de peur, et Maya l'abeille ne me console pas. Alors mon père, fonce sur les petits beurres qu'il empile dans les placards comme des lingots, et me prépare mon goûter pour que je ne pense plus à la mort. Il fabrique le plus haut immeuble que je connaisse, fait de petits beurres et de miel soudés. Or ma mâchoire est trop petite pour avaler un immeuble. Je me dois de le lui faire remarquer. Il n'a pas l'air d'avoir percé à jour tous les mystères de l'univers... Mais je suis son assistante en chef. Donc, je peux traduire, je peux faire cela pour lui.

 

Cependant il est muet et aveugle et cela ne le dérange pas. Il ne m’écoute jamais et s’évertue à m'acheter des salopettes de garçon en velours côtelé, et me consolider le tissu au niveau des genoux, alors que je ne rêve que de frous frous. Il me voit comme une championne de rugby ou de Hockey... Sur sa planète. Mais moi je n’en veux pas de ces affreux vêtements de garçon. Je suis juste une sauvageonne aux yeux noirs qui voudrait une robe en dentelle. Ce qui ne plaît pas du tout à mon père. Il ne me comprend pas toujours malgré mes explications.

 

Mais je respecte ses choix. C’est un homme tout en paradoxes. Il parle peu. Alors je le prends comme il est, et je ne force pas sa porte. Pour me faire pardonner de ne pas aimer ses fichues salopettes, je lui « mièle » des petits beurre, tout en améliorant notre concours de l'immeuble le plus haut. Et tant pis s'il me tresse les cheveux trop serrés. Je l’aime, le reste ne compte pas.

 

12 : Je suis une funambule

 

Je n’ai compris que bien plus tard que je serais toujours une funambule. Toutes ces photos et ces souvenirs m’ont suggéré que mes humeurs étaient de grandes équilibristes. Des voltigeuses de renom. Alors je me suis muée en écuyère des cieux lourds pour reprendre ma quête là où je l’ai laissée. Je pars en guerre contre le vide que tu m’as laissé, Kerr. J'ai besoin de ce combat. Je me lance dans une guerre vacillante contre l’effroi. Il n’est pas sûr que j’y arrive. Il n’est pas sûr que je me sépare un jour des petites Fleurs de Bach qui m’accompagnent. Mais je ne veux plus consommer les autres pilules. Celles que le médecin m’a prescrites.

 

Je ne souffre pas de troubles bipolaires. Je ne suis pas psychotique. Je suis juste un peu obsessionnelle. Il appelle cela la névrose, le docteur. Il ne veut pas entendre parler de « crise de folie ». Il dit que je suis juste un peu « fatiguée ». Après mon auto-scarification, mes parents ont décidé de me faire entrer en « maison de repos ». J’adore ce mot. Il est presque douillet et chaleureux. Mais comment pouvaient-ils croire une minute que j’allais trouver la sérénité ? Le docteur m’a parlé doucement dans la chambre blanche. Qu’elle était obscure la chambre livide qu’il m’avait destinée. Une pilule pour moi, et encore une pilule pour moi. Et mes parents qui me fixent, qui ne comprennent pas mon geste.

 

Mon père n’a pas apporté ses immeubles en kit à construire avec le miel et les petits beurres. Il n’a pas envie de rire. Je lui câline la main. Il la retire.

« Mais qu’est-ce qui t’est donc passé par la tête, ma fille, mais tu es devenue folle ou quoi ? Te faire du mal à ce point pour un pauvre type. Tu sais ce que j’ai toujours pensé de Kerr. C’est un voyou, je ne l’ai jamais aimé, et si je le retrouve, je le saigne comme un cochon. »

J’ai presque envie de rire en entendant les mots de mon père. Il ne changera jamais. J’aurais pu prévoir mot pour mot ce qu’il allait me dire. Je lui souris dans une demi-conscience. Il se bute. Il croit que je me moque de lui.

« On ne peut pas te laisser comme cela, Lola. Tu es irresponsable. Je vais finir par demander un droit de tutelle sur toi. Je te préviens. Je n’aurais jamais cru que tu tournerais si mal. Tu passe ton temps à boire, et tu vas finir dans un bar à marins ! Mais passe encore si ce n’était que cela. Tu n’es même plus en sécurité avec toi-même. Comprends notre souffrance, à ta mère et à moi.»

 

Et la mienne, bougre d’âne ? Ma souffrance est insondable pour toi. Tu ne peux pas savoir.

Innocent que tu es, mon pauvre père. Je ne peux pas décrocher un mot, tellement ma bouche est pâteuse. Ils ont dû me farcir le gosier de tout ce qu’ils pouvaient, les chiens morts. Et l’autre là, qui me fixe avec son stéthoscope et ses bonnes manières. Ils doivent arrêter de dramatiser. Et ma mère aussi avec ses yeux vides. Elle ne sait faire que deux choses : geindre quand il faudrait un peu de pudeur ou rester à l’écart quand elle devrait atténuer la colère des autres à mon égard. Encore une pilule, une, et après c’est l’heure de dormir et de dire au revoir au monde des aveugles. Ceux qui ne me comprennent pas. Je vois mon père gesticuler, mais bientôt, il disparaît de mon champ visuel.

 

Encore une nuit qui n'en a pas été une, encore un sommeil sableux à n'en plus finir. Je suis réglée comme une horloge. 7h00 est décidément mon heure. Je sens le souffle des hommes qui commencent à s'agiter dans leurs draps, et moi qui ne dors plus. La mélancolie retrouve ses droits sur moi. Ce sera bientôt l’heure de la pilule du matin, à la Clinique des Oiseaux. Plutôt poétique comme nom. Mais qu’est-ce que je fous là ? J’aurais dû me jeter par la fenêtre ce soir-là, au lieu de ne pratiquer la folie qu’à demi. Je fais bien trop souvent les choses à moitié. Comme j’aimerais être folle tout à fait. Madame, je voudrais la boîte de pilules s’il vous plaît. La boîte tout entière. Au moins je serais là pour quelque chose. Kerr aurait peut-être entendu mon histoire par une tierce personne, et il aurait eu des remords.

 

Et là est venu pour moi le temps de la « saudade », celui de tout ce que j'attends, ce que j'attendais, ce que j'aurais pu faire, dû faire, et que je n'ai pas fait, par démission, par manque de courage, parce que je me suis voilé la face, enfin, ce genre de choses me traverse l'esprit de temps à autre. Quand je vois mes parents se presser autour de moi, mes amis- qui sont rares - m’apporter des fleurs et m’adresser des sourires compassés, je me dis qu’il est temps que tout cela cesse. Comme je me sens lointaine, comme je me sens seule. Je les regarde sans les voir. Ils bougent comme des fourmis.

« - Tu as soif ? Tu as faim ? Tu veux des magazines ? »

 

Foutez-moi la paix, o gens que j’aime et qui venez me le crier avec zèle et endurance.

Votre amour constitue une servitude. Les gens auxquels je tiens diraient le contraire en pensant que je suis vraiment aliénée, ou bien ingrate. Ils se diraient que j’ai changé, et qu’ils ne reconnaissent plus celle que je suis devenue. Moi je les vois différemment. Ils se pressent autour du Dieu de la servitude affective. Ils lui adressent tellement d'offrandes à leur roi. Le roi « Liens de sang » n'est pas mal non plus. C'est une divinité aveuglante, et dissimulée dans les recoins. Je me sens asphyxiée par la bonne volonté et le dévouement que les autres me manifestent depuis que l’on m’a internée. Mais je vais bientôt sortir de la Clinique des Oiseaux, je vais bientôt tirer un trait sur tout cela.

J'aurais aimé avoir le don de la nudité. Moins d'attaches, peu de scrupules. Mais  mon coeur grossit de jour en jour, et mes poumons aussi. J'ai l'impression que je suis entrain de respirer l'air de toute la terre, pour l'insuffler aux autres. Je suis leur joker. Révélation numéro un, et conclusion à laquelle j’ai abouti après un mois de thérapie de groupe, et un mois de « repos ».

 

 

 

 

 

 

13 : Je suis le joker

Pourquoi suis-je le joker des autres ?

Parce que je leur sers de prétexte.

Mes proches m’aiment et j’en suis consciente, mais je leur sers de porte de sortie. Ils se déchargent du poids de leur culpabilité en venant me voir à la clinique. Ils se disent qu’ils me font du bien, mais ils s’en font aussi. Ils ne pourront pas se reprocher de n’avoir rien tenté pour me sauver. Ils m’apportent des fleurs et me font la morale. Ils réajustent mon oreiller et harcèlent le docteur pour savoir quand j’irai mieux. Ils se démènent comme des abeilles travailleuses autour de mon lit. Et moi je gobe les pilules. Cela est devenu mon rituel. C’est l’heure du petit déjeuner, une pilule. L’heure de la sieste, une pilule. J’ai dû rattraper des années de sommeil ainsi. C’est l’heure du tea. Une pilule. Je vais finir par rencontrer le chapelier fou et le lièvre de mars si cela continue. Je vis au rythme de l’excès d’amour que les autres ont à me donner.

 

Mais est-ce que tu sais que le trop-plein est un fardeau énorme? C'est même un lien indéfectible.

Je suis amorale de dire que je reçois trop d'amour et que j'en donne trop. Peut-être. Mais il est l’heure des constats. Je ne vois pas pourquoi je me voilerais encore et toujours la face. Je suis libre de déverser mes doutes et mes contradictions, et je me fous éperdument de l'image que cela peut produire. Au moins, je ferai le ménage à l’intérieur de moi-même, et cela me fera entrevoir ce qu'est la nudité. Cela me confèrera un pouvoir suprême sur les autres que je guiderai à mon gré. Spirale enivrante de savoir que le bien-être des autres ne tient qu’à votre volonté. Tu veux avoir bonne conscience, papa, alors je deviens ton joker. Ta carte maîtresse qui t’offrira du répit. Je suis ta solution. J'ai été ce joker pour toi maman, qui ne vis qu'à travers moi. Je suis encore ce joker qui te retient à la joie, aujourd’hui. 

 

Mais…

J'ai le même sourire atrocement horizontal et courbé aux commissures que le joker sombre, celui qui se nourrit aussi de l’angoisse des autres, qui les relie à lui, ad vitam aeternam.

Même ce signe de ressemblance me poursuit...

Et alors? J'en fais quoi de tout cela?

Car pour ma plus grande malchance, je sais qu’être le joker des autres, signifie qu’on ne peut pas être le sien en propre, et que si j’offre le salut à l’âme de mes proches, je ne peux m’offrir la même récompense. Je suis fatalement vouée au domaine de l’ombre, sans pouvoir m’autodétruire. Je dépends des autres, et de ma capacité à faire le lien entre eux et le monde.

Quand donc trouverai-je ma place là-dedans ?

Comment prendre racine ?

J’ai fait des allers et retours en clinique depuis plus de deux ans. Dimanche, j’ai décidé de supprimer quelques racines trop ancrées dans ma mémoire et dans ma vie. J’ai trié des photos. Celles qui sommeillaient dans l’armoire à bonheur. J’aimais bien ma tête sur certaines d’entre elles, alors je les ai déchirées au milieu, lorsque je m’y trouvais dessus avec Kerr le Barbare. J’ai conservé les bribes des clichés où j’aimais bien mon image, ou qui me renvoyaient des moments qui avaient compté. Je l’ai juste fait disparaître, lui symboliquement. Il a fini dans la poubelle. Lui au Mexique, lui à New York, lui sur la Côte d’Azur. Sa tête dans un sac plastique. Sa tête, fardeau insupportable. Je veux de la sève, je veux la verdeur des arbres, des fougères, pensée qui s'étire en longueur le long de mon corps.

 

Je veux me recréer une autre histoire.

Pour ce faire, je dois renouer avec le pouvoir des mots. Je veux que mes mots sonnent juste. Je les veux fluides. Je renie les mots hermétiques dont j'ai du mal à comprendre le sens. Ces mots qui m'encombrent. Qui encombrent ma jeunesse, qui encombrent ce que je suis, ce que je voulais être à ce moment-là. Des mots qui sonnent creux, qui sonnent lointain en comparaison de ce que j'ai dans la tête. Faire exploser les mots du dedans.

 

Je veux des mots qui sonnent plein, dissemblables à cette situation qui m'engonce. Car je me vois de l'extérieur, et je sais que je ne colle pas suffisamment avec mes mots. La sève brute ne parvient pas jusqu'à ma bouche. Je suis désunie, comme les oies auxquelles on coupe la tête et qui continuent de se mouvoir d'un pas déséquilibré er terrorisant. Je m'entends mal, je m'entends de loin, avec ce brouillard dans les oreilles, de très loin. Les autres ne s'en rendent pas compte.

Laissez-moi sortir de tout cela, laissez-moi quitter cette chrysalide. Laissez-moi prendre conscience de mon corps, de cette enveloppe que j'ai envie de peler comme un fruit. Prendre racines, et les créer vraiment, au contact de mon souffle, qui n'appartient pas à l'Autre Monde.

Depuis quelques jours, mes pensées se sont mises à coudre. Elles doivent prendre racine.

Aujourd’hui, j’ai ressenti très profondément les odeurs du monde qui m’entourait. Demain, c’est pour bientôt. Il ne me filera pas entre les doigts. Demain se chante aimablement, demain transpirera peut-être de plaisir à deux mains et à quatre, demain les gouttes de pluie sont des poupées russes, demain, je les aspire, demain je ne veux pas employer le futur pour le dire, ce demain qui reste virtuel.

Fi de ces histoires défilantes, qui me tailladaient. J’ai dû coudre les fragments de mon corps et les faire taire. J’ai dû boucher les trous, j’ai dû fermer les vannes, j’ai dû refermer l’intérieur de ma glotte, jusqu’à en sangloter, j’ai dû le faire en silence. Je me suis appelée l’émigrante de la calle sol ou de la calle rubia. J’essayais de me ressourcer dans d’autres lieux, d’autres sphères que je ne connaissais pas. Mais malheureusement pour moi, j’avais perdu mon passeport et je traînais les pattes pendant que j’inventais des miettes invisibles, que je lançais à bout de force aux oiseaux. J’ai dû effacer des visages. Certains sont en pointillés, et ils ne me manquent pas, parce que leur opacité s’est étiolée devant les paravents que j’ai tendus. 

Que dirais-tu de construire une pagode ouverte, où les alizés et le vent d’est reposeraient leurs plumes, une pagode comme une boule de cristal qui refuse de lire l’avenir, parce que l’avenir est dans les joyeux chants que l’on entonne, et dans les pas que l’on simule, la pagode du cygne on l’appellerait et on y boirait de la bière et de la pina colada, et on poserait délicatement nos dos contre des coussins de velours. Mais on va dire que le conditionnel n’existe pas non plus. Seul ce qui sort de nos bouches compte.. La pagode qui n’aspire pas les gens m’a inspiré ces réflexions dans une semi-obscurité. Je crois que je m’endors, mais mes pensées se libèrent, de leur vie autonome. Ceci est tellement, tellement reposant. Je n'ai pas dû dormir ainsi depuis trois éternités. Mes trois mille vies et moi. Mes mémoires-masques aux visages changeants.

 

Je me déguise en cygne.

Le cygne n'est pas un animal, pas un oiseau.

Il est toujours le « cygne de quelque chose ». De la mélancolie ou du tracas, le cygne de milliards de questions qui enchevêtrent nos esprits, le cygne d'un manque.

J'ai porté dans mon ventre un cygne. Il a pactisé avec la isla del dolor qui s'était juchée entre mes deux poumons. En cygne de malaise. Des tonnes de textes et de lettres non cygnées que je t'ai envoyées. Tous ces mots que j'ai cousus comme pour réparer ma propre étoffe, Kerr. Litanie branlante et envahissante, lorsque de ton nom tu m’envahis malgré toutes ces années passées.

Ces années, cygne de quoi?

Cygne de toi. Reviens me chercher...

Et tu ne reviens pas. Et je rumine et je ne comprends pas.

Je compte les pétales et les jours, je compte l'incomptable : les boîtes de conserve dans le placard, le nombre de carreaux dans une salle de cours, le nombre de cheveux de mes partenaires de danse. Rien n'y fait. Je compte mes ridules invisibles. Cygne que j'ai pris cent ans. Je suis devenue une jeune vieillarde, je suis devenue un jeune monstre.

Un monstre qui jeûne et qui continue à disperser son coeur.

J'effeuille les plumes des oiseaux, les grains des grenades, les pages des livres.

Je ne peux plus lire.

Je n'ai plus envie, sauf Albert Cohen. Alors je relis « Belle du Seigneur » de ce grand monsieur que j’aime passionnément.

Cygne de quoi?

Une fois de plus cygne de toi et de moi. Je me nourris de ces images mémorielles, de ces images, telles un pudding vieilli. Ils macèrent mes cygnes intérieurs. J'en ai tout un élevage que je plume en vain. Je ne crois pas en les cygnes divins..

Mais à quoi ça rime des cygnes tondus?

Ils sont grotesques ces cygnes..

Que j'envoie se faire pendre.

Eté 2005, une tribu de cygnes se suicide.

Août 2006, j’ai mal au ventre j'ai, cygne de bile noire.

Avril 2006, cygne mal avalé. Un truc me perce la gorge. Enfantement d'un massacre.

Ai-je tout cassé autour de moi?

Comment fait-on dans ces cas-là?

Ne pas réfléchir, ne pas hésiter. Je pense à toi comme je n'ai jamais cessé de le faire, et je n'ai connu que des avatars.

Il est passé où ce satané cygne qui a inventé mon île intestine?

Le cygne se cache. Je le retrouve. Cygne que je grandis.

Le chant du cygne devient le chant semé...

Un espoir me pousserait-il au fond du cœur ? J’ai construit une pagode de verre. Je l'ai inscrite au milieu de mes poumons, près de mon centre de vie. Elle est ouverte au vent et elle laisse passer la lumière même si elle est en verre fragile.

In-cygne lueur....

14 : Me libérer

 

Aujourd'hui, j'en reviens à ma question initiale : me construire, mais comment?

En fait j'ai eu tellement de mal à me laisser répondre à cette question, tellement de mal à prendre des décisions, qui sont forcément exclusives, que j'ai laissé faire. Je continue à laisser faire d'ailleurs. C'est peut-être par démission que je m'en remets à la Nature cette fois, mais je pense que cela doit m'aider.

Je ne me sens pas vraiment adulte pour choisir certaines choses, et je pense que bien souvent, « on s'imagine qu'il est urgent d'être adulte ». Et bien moi pas. On est indissociable de ses enthousiasmes, de ses tribulations, de ses instincts. Le terme "adulte" ne veut rien dire. Evidemment, on conçoit  nos affects comme des manifestations de libre-arbitre, et cela fait du bien de se le dire, mais je crois qu’ils ne sont que l’expression de paramètres que nous ne maîtrisons pas. Je pense que la Nature peut oeuvrer pour nous, mais que cela va semer indéniablement le trouble dans nos hormones et nos dogmes. Et si cela me donne l'impression de me perdre ponctuellement, j'attends le matin suivant pour avoir la nouvelle donne. L'autre. La vraie.

Alors il ne s'agit pas uniquement de se construire, mais d'être construite, par mouvance, ou d'accepter d'être déconstruite, comme lorsque les étoffes se décousent. Lorsque l'on tire sur le fil qui pend, qui est à l'extérieur et qui a échappé à l'ouvrage. Surtout ne pas se donner entièrement, aveuglément.. Surtout pas. Ne pas voir cela comme un renoncement à soi, mais comme une porte qui s'ouvre, pour constituer de nouveaux liens. Il me faudra les soigner précieusement, mais ne pas les emprisonner. Car les liens d’exclusivité que l’on tisse avec certaines personnes peuvent s’avérer monstrueux. Que chacun développe ses propres rêves. Je veux en outre devenir autonome sans me fondre totalement dans les autres. Mais ces fameux « autres » peuvent entreprendre des retours en force inattendus, sous la forme d’un coup de fil imprévu par exemple.

« - Allô ?

- Allô, c’est Jess. Cela fait un bail que l’on ne s’est pas parlé. »

Oh mon Dieu, cette voix enfouie depuis un an. Elle remonte des profondeurs comme si elle n’avait jamais cessé d’être là. Jess est un personnage complètement hors du temps, une fille qui ne ressemble à aucune des amies que j’ai pu avoir. Elle est étrange. Elle est perchée. On s’est brouillées souvent, puis retrouvées. Mais cela faisait un an que je n’avais plus aucune nouvelle d’elle. Cela après une énième dispute entre nous. Nous n’étions pas d’accord elle et moi sur le sens de l’existence. Vaste problème qui ne se résout pas en cinq minutes. A vrai dire, nous sommes tellement différentes que j’ai parfois du mal à l’accepter. Elle croit aux signes du destin, à quelque chose qui serait écrit dans nos corps et nos âmes, que notre cerveau se contenterait de relire comme un papyrus.

Moi je ne crois qu’au hasard, et j’ai beaucoup de mal à concevoir sa représentation finaliste du monde. Comme si tout avait été conçu- Par qui ?-, dans un but que nous découvrons expérience après expérience. Mais comment peut-on croire que tout soit déjà écrit ? Quelle représentation du monde angoissante et contestable ! Alors nous nous sommes éloignées brusquement. Malentendu, non-dits, rancœur. Elle devait partir à la Martinique pour son travail, à Trinité dans le nord-est plus exactement, je devais l’y rejoindre pour y passer une partie de l’été, puis je n’y suis pas allée. Elle s’est sentie trahie, et m’en a voulu à mort. Quoi de plus normal ? Et là, c’est elle, au téléphone, comme si de rien était. Comme si Trois cent soixante cinq longs jours ne s’étaient pas écoulés si lentement.

« - Tu es toujours là ?

Oui.

- Je sais, tu dois être étonnée.

- Oui, je suis… En état de choc. J’ai du mal à réaliser. Où es-tu ?

- Toujours à la Martinique.

- Alors, quoi de neuf ?

- Rien de spécial. J’étais entrain de regarder des photos de nous deux, et j’ai ressenti un brusque sentiment de manque.. Je devais t’appeler sans plus réfléchir. C’était une urgence. »

Je suis soulagée qu’elle s’adresse à moi si franchement. J’aime entendre sa voix. Elle me manque. Comment a-t-on pu rester éloignées si longtemps ?

« C’est bon de t’entendre Jess, c’est comme si la distance s’annulait. J’ai envie de te voir. Comme tu m’as manqué ! »

A quoi bon passer par des chemins détournés et se perdre en explications ou bien en justifications. Cela me procure une telle sensation de bien-être. C’était mon âme sœur, Jess. Qu’en sera-t-il ? Peu importe d’ailleurs. Place à l’instinct. On ne peut jamais reconstituer telles quelles les données du passé. Cette tentative serait forcément décevante. C’est comme si elle était à deux mètres de moi.

« - Moi aussi j’ai envie de te voir. Où te trouves-tu actuellement ?

- Je suis à New-York. J’habite à Soho, Sullivan Street.

- Ah, le quartier des artistes ?

- En fait, pas exactement. Les artistes ont déserté. Je loue une chambre chez une vieille dame argentée, que j’avais connue lorsque j’étais venue à New York avec Kerr, il y a quelques années, et qui n’a que faire de l’argent. Elle a seulement besoin d’un peu de vie dans son appartement. En fait, je voulais quitter la France momentanément pour écrire un livre à mon rythme, me retrouver, tu sais après ma crise, l’hôpital et tout le reste…

- Tu penses toujours à lui? Il te trotte encore dans la tête ?

- Oui, j’ai beau faire, je l’ai toujours dans la tête. Je sais très bien que c’est un individu et j’essaie vraiment de me débarrasser de ce fardeau. J’écris pour l’oublier et depuis un an, je me suis mise à la danse. Cela me calme, et m’équilibre.

- Quelle danse ?

- La salsa !

- Ah, cela doit t’offrir de nombreuses opportunités de rencontres, non ? »

En fait, c’est bien là tout le problème. Je croise de très nombreuses silhouettes. Des mains se posent sur moi. Je sens des corps et j’analyse de nombreuses paires d’yeux… Mais je crois que cette foule creuse encore le fossé entre les hommes et moi.

« - A vrai dire, c’est une sensation bizarre. J’ai fait des connaissances, mais c’est comme si je maintenais volontairement une barrière entre les autres et moi. Je ne suis pas encore apte je pense à les laisser pénétrer dans mon espace. Et la danse de couple crée comme une illusion : celle de partager avec des êtres qui ne sont en fait pour moi que des figurants. J’ai du mal à m’attacher aux autres, Jess. Je crois que je resterai toujours une louve solitaire. 

- Cela te dirait de venir me rejoindre à Trinité ? Tu pourrais en profiter pour prendre du recul, réfléchir à ce que tu veux faire de ta vie et avancer ton bouquin. Tu sais je ne serai pas là souvent dans la journée à cause de mon job, et tu pourras donc méditer en paix, et savourer de longues plages de solitude. Et puis l’atmosphère est tellement planante ici. »

J’ai dit oui tout de suite, sans réfléchir, à la seconde où elle me l’a proposé. Je voulais la retrouver. Je sentais en elle comme une source. Je ne pouvais plus traîner ma mélancolie et mes questions, seule, dans New York, au milieu d’ombres ondulantes qui ne m’offraient qu’un plaisir fugace. Je pris mon billet d’avion en deux temps trois mouvements. Mais avant de partir quelques jours après, et de quitter momentanément la chambre que je louais chez la vieille dame fort sympathique, j’avais besoin de reprendre un bain de foule dans New York, au risque de reproduire en moi une fois de plus la sensation de l’errance et de l’abandon.

 

 Je longe donc Broadway ouest pour bifurquer sur Prince Street et éviter les grappes de touristes qui sont venus là, appareil photo autour du cou comme des Saint-Bernard. Ils sont peut-être en mal d’amour eux aussi et veulent capturer l’espace de leur dix doigts, histoire de se rassurer. Histoire de peupler leur néant affectif. Ils se livrent donc à des processions involontaires qui les font voyager entre Greenwich, West Village, Soho et Little Italy. Ils veulent du « typique », ils veulent croquer du terroir, mais ils n’ont pas compris que les « faubourgs » de new York juxtaposaient des individualités éparses, des mémoires métissées, et que la notion d’unité était hors de propos. Saisir l’essence de Soho de quelques clichés, cela n’a aucun sens. Mais cela ne les empêche pas de continuer leur sinueuse quête, et je m’engouffre alors dans les rets de Crosby Street pour rejoindre mon propre lieu de culte : Housing Works Bookstore Coffe. Au numéro 126.

 

Je pousse la porte opaque et déjà les senteurs si particulières à cet endroit m’envahissent. Odeurs de vieux livres, si différentes de celles des livres neufs, odeurs de café, cannelle, crème anglaise, muffins, jus pressés maison. Au milieu du grand hall, j’aime ces colonnes centrales qui sont en fait des présentoirs destinés à nous faire découvrir des albums d’art assez électifs bien souvent, ou l’histoire mythique de certains chanteurs oubliés du grand public. Tous les consommateurs sont avant tout des lecteurs, et ils ne sont pas en attente de communication systématique. Ils peuvent vous adresser quelques mots, ou juste un regard. Je me sens bien parmi eux, car je peux y disparaître à ma guise tout en me sentant de leur famille. Celle des lecteurs, des curieux et des découvreurs. Des scripteurs ou des fantaisistes. J’aime l’aspect rétro de certains personnages que j’y croise.

 

Ils donnent l’impression d’un grand zoo où chacun aurait sa zone. Vous pouvez même aller à l’étage, pour vous ressourcer autrement. Le parquet est en bois, et malgré le brouhaha, il règne un calme intense. Celui de nos cervelles, trop occupées à s’émerveiller, se souvenir, observer, ou entrain d’implorer le destin qu’un inconnu vienne nous aborder, sans idée préconçue, juste comme cela, pour nous faire partager un enthousiasme de lecture ou nous demander ce que nous faisons ici. New York n’est vraiment pas le lieu des amitiés faciles ou durables. C’est la ville des rencontres saugrenues.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15 : Rencontre avec Giselton John

 

Alors que je me concentrais sans succès sur le catalogue de la rétrospective Chirico du MOMA datant de 1993, je vis une main se poser sur ma table en bois au premier étage. Il s’agissait d’une main fine, qui s’accompagnait d’un bras enveloppé dans le tissu d’un costume d’astracan, et qui me permit de remonter logiquement jusqu’à un cou, sur lequel trônait une drôle de tête. La drôle de tête fut assez vite accompagnée d’une drôle de voix.

« - Bonjour, euh je ne voulais pas vous déranger, mais j’ai cru déceler en vous un intérêt pour Chirico qui nous rapprocherait indubitablement. Mais pardonnez mon irrévérence, je ne me suis pas encore présenté. Sir John, Giselton John. »

Entrée en matière assez iconoclaste, qui me coupe le sifflet. J’opte donc pour une forme de décontraction affichée, afin d’être à la hauteur de la curiosité que me porte mon interlocuteur.

« - Enchantée, monsieur. Je m’appelle Lola Delila. »

Qu’est-ce qui m’a pris de m’inventer soudain un nom de famille qui m’était complètement étranger ? Je crois que mon tempérament joueur revient en force chez moi, et c’est comme si le soleil perçait enfin mes tristes jours. Je renais à la vie, sous l’identité que je viens de m’inventer, pour mon plus grand plaisir. Cela correspond symboliquement au nouveau départ que ma vie sociale doit prendre puisque je pars pour la Martinique dans quelques jours. Je ne risque rien, personne ne me connaît, et je peux ouvrir en toute liberté une brèche dans mon intimité.

 

« - Vous portez un nom très printanier, mademoiselle. »

Je lui souris de toutes mes dents.

« - Je dois tout de même vous avouer que Chirico me laisse perplexe. J’aurais bien aimé vous dire que je suis sensible à son art, vous qui semblez être un amateur, mais je dois vous dire que ses figures géométriques hermétiques me glacent. Ma nature a horreur du vide, et je crois qu’elle hait aussi la tristesse de ces lignes et de ces figures glauques esseulées dans l’espace. 

- Mais je ne suis pas déçu. Je peux comprendre votre sentiment ! Qui donc préférez-vous à ce dernier ? Quel artiste comble donc le vide d’une page blanche d’après vous ? »

En l’écoutant, je me dis que je ferais mieux de me concentrer sur l’écriture de mon roman.

« - J’aime Frida Kahlo, son monde fauve et baroque, de même que la dimension souffrante, et hurlante de ses auto-portraits par exemple.

- Laissez-moi donc en déduire que vous aimez les créations qui mêlent fiction et réalité. »

Comme il avait raison ce type un peu bizarre, mais somme toute assez vivant. Et comme je n’étais pas à une bizarrerie près, je l’invitai à s’asseoir à ma table. Nous parlâmes assez longtemps en ingurgitant nombre d’expressos. Il m’apprit en passant qu’il était psychanalyste et que son cabinet se trouvait non loin de là. Et comme j’avais vraiment besoin de continuer le dialogue, je lui demandai assez directement s’il accepterait de me donner un rendez-vous rapidement car je ne devais pas tarder à m’envoler pour Fort-de-France. Il accepta gracieusement, et j’en obtins un le lendemain.

J’étais bien décidée à parler, parler, parler comme un livre parce que j’avais gardé tellement de choses sur le cœur depuis mon séjour à la Clinique des Oiseaux, depuis les autres séjours en maison de repos, qu’un parfait inconnu était idéal pour jouer le rôle de « déversoir à idées noires ». Nous nous quittâmes donc, en sachant que nous allions nous retrouver dès le lendemain, et après avoir échangé des propos plutôt intéressants et naturels - enfin, pour ma part. Sait-on jamais ce qui sommeille dans la tête des psychanalystes !- sur Frida Kahlo et la peinture en général, je quittai le café.

 

Le lendemain, Lola se rendit donc à 11h au cabinet de Giselton qui se trouvait 3, Kenmare Street.

C’était un personnage, dont elle avait du mal à scruter le regard. Sa seule physionomie l’égarait. Malgré elle, elle se prit à sourire à l’idée de mettre son interlocuteur à l’épreuve. Elle voulait savoir s’il arriverait à sonder les causes de son mal être et à établir un diagnostic plausible, et non perverti par les schémas freudiens si catégoriques selon elle.

Lola sourit, et s’apprêtait à répondre instinctivement aux questions de ce monsieur si original, dont elle n’aurait pu dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, malgré l’allure masculine de son costume de tweed.  Il la frappait à cause de son air androgyne. Mais en même temps, ce dernier possédait tous les ingrédients du « Mâle » : posture très élégante, version Hugh Grant, cheveux impeccablement gominés et noirs. Pull de cashmere pour achever le tout..

Le hic : trop parfait pour être vrai.

Le 2ème hic : commissure des lèvres dangereusement féminine, trop encline au sex-appeal, et au ricanement de milieu de cycle. Question d’hormones. Lola « Holmes », ayant largement mérité de déposséder le célèbre détective de son patronyme, se transforma en enquêtrice. Elle voulait jouer le jeu afin d’en savoir un peu plus sur ce mystérieux individu, et espérait paradoxalement entrer dans son intimité à lui, en lui livrant des bribes de la sienne. Elle voulait découvrir ce qui sommeillait derrière l’aspect hiératique de son masque. Qui se cachait-il réellement derrière Giselton John ?

Ce dernier la regarda alors dans les yeux en fronçant les sourcils, comme pour asseoir son ascendant de psychanalyste. Et ce dernier de se poser là en Salvator Dali. Il ne lui manquait d’ailleurs que canne et favoris. Il n’en finit pas d’extrapoler, puis de reprendre pour mieux les interpréter, les épisodes que Lola avait résumés de sa vie, ou de ses amours malheureuses avec Kerr.  Mais Giselton prolongea tout à coup le silence qui suivit le récit que sa nouvelle patiente lui  fit de Lola lui fit le récit de « la symphonie barbare » que Kerr avait orchestrée pour elle. Elle aborda aussi la manière dont elle avait cherché à se faire du mal quelques années après pour « exorciser » l’image obsédante de cet homme nocif.

Il ne poursuivit pas le cours de la conversation. Ce qui mit Lola mal à l’aise. Alors elle décida de faire sortir Giselton de son silence en l’apostrophant.

« Alors, docteur, suis-je donc un cas désespéré ? »

Giselton la regardait maintenant d’un œil opaque, comme si les paroles de cette dernière avaient réouvert une plaie personnelle, que l’homme avait mis des mois à soigner. Mais enfin se dit-elle, on enseigne bien aux analystes à éviter de s’identifier aux angoisses des patients et à rester objectifs ? Que lui arrivait-il ? Il avait l’air de s’être refermé et d’avoir perdu de vue son rôle  de thérapeute. Elle trouva curieux de ressentir une espèce de rage contre cet imposteur à la fois si androgyne et si sensible qui brouillait tous les types psychologiques auxquels elle essayait de se raccrocher pour comprendre ce qui se passait entre elle et lui à l’instant. Bien malgré elle, elle se mit à rire nerveusement, avec un ricanement aussi inapproprié qu’incongru.

Giseltohn rougit car il sentit qu’elle avait percé à jour l’aspect incontrôlable de ses émotions. En un rien de temps, il devint glabre. Et elle, continua de rire encore plus fort. Elle rit tellement qu’elle en eut mal au cœur, que ses côtes en devinrent douloureuses. Elle rit à l’infini, gorge déployée. Elle se sentie comme surexcitée de s’être transformée en une fichue pimbêche, qui ne pouvait s’arrêter de rire. Elle détenait l’avantage sur ce pauvre thérapeute qu’elle était entrain de réduire à néant, en oubliant d’ailleurs la manière agréable dont ils avaient conversé la veille, au café.

Ses éclats de rire produisirent une telle gêne chez Giselton, qu’il commença à suer comme un animal. Une chaleur moite se mit à envahir la pièce fermée, si bien que de la buée se forma sur les vitres, sur le sous-main de Giselton, qui se retrouva tétanisé sur son tabouret.

« Mais oui mon vieux, pensa-t-elle, tu te rends compte que ta pseudo science se retrouve sur un siège éjectable, parce qu’elle ne te garantit pas l’objectivité face à la souffrance des autres, et qu’elle te renvoie au contraire à tes propres failles. »

Ses yeux vifs dévisagèrent le bonhomme. Il perdit une dent, et puis deux…Mauvais signe…  Il perdit une pluie de dents. Ses cheveux se mirent aussi à tomber et l’atmosphère de la pièce devient de plus en plus étouffante. Et lui, restait mortifié sur son sofa-de-psy, lui qui avait fait le serment de soulager ses patients de leurs maux au lieu de sombrer dans les siens.

Un évènement peu commun se produisit alors sous les yeux éberlués de Lola : le visage de Giselton était entrain de se désagréger pour en révéler un autre. La première enveloppe se disloqua alors complètement pour tomber à terre. Et ce dernier préféra faire cesser tout cela au plus vite. Il arracha d’un geste sec la perruque qui recouvrait ses vrais cheveux. Lola comprit alors brusquement le sentiment de gêne qui l’avait envahie dans le cabinet du docteur, l’impression d’androgynie que produisait son apparence, son charisme étrange : Giselton était en fait une femme, une femme sensible qui avait décidé, pour quelque raison obscure, de se travestir en homme et de renoncer à sa féminité.

Elle trouva cette histoire dingue, elle se dit qu’elle avait décidément beaucoup d’imagination, et préféra quitter le plus vite possible le cabinet en lançant sur le bureau de l’analyste la somme que lui avait coûtée la consultation. Elle laissa Giselton en larmes, dans son costume masculin trois pièces, et se dit que la détresse se cache souvent ailleurs que ce que l’on croit. Elle se rua dans l’escalier en courant car elle avait vraiment besoin de prendre l’air dans un environnement plus amène. Mais enfin, se dire que les thérapeutes qui l’avaient souvent obligée à avaler toutes ces pilules pour se guérir de Kerr, étaient eux aussi fragiles, la réconciliait avec l’humaine condition, et avec l’image peu reluisante qu’elle avait d’elle-même.

 

16 : Prendre racine dans l’écriture 

 

Alors j’ai eu envie de transcrire cette aventure et celles qui l’avaient précédée. Je me disais que m’isoler à la Martinique serait un moyen formidable pour prendre du recul par rapport à tous ces évènements. Je me suis mise à écrire. La première ligne, comme au hasard, je l’ai attrapée au vol. Mon poignet n'a eu de cesse durant à peu près trente pages. Trente pages ininterrompues d'une histoire rocambolesque, qui s'enchaîna ensuite à un récit-cadre qui l'était encore plus. Je n'ai pas une minute songé à l'arrêter. J’avais besoin de cette convalescence. J'ai eu besoin de laisser se déverser le flux qui habitait entre mes deux poumons, parce qu'il aurait fini par se solidifier. Et je me suis astreinte à cette « rééducation de la pensée » par le biais de mes mots.

 

Exit Giselton John, exit New York. Je me suis dit que je devais pratiquer ma propre mue. Je devais migrer vers l’ouest comme les oiseaux voyageurs, pour oblitérer momentanément l’univers du bitume et tenter une percée dans la Nature essentielle et brute. Avec des mots ou acerbes, des mots nombreux et terrasseurs. Je m'éplucherais volontiers comme une banane, pour voir ce qu'il y a à l'intérieur. Et arrêter de me dire oui non non, oui non non non non oui. J’aimerais me dire que les gens valent tellement le coup... Mais leur goût s'évente et leur odeur s'effrite.

Je suis une fille rugueuse, et je crée une barrière entre eux et moi, comme si j'avais une peau de serpent, comme si je cachais tellement bien mon jeu. C'est usant d'être la rigolote de service, quand on y réfléchit au plus profond de sa petite personne. C'est usant de se dire que les autres vous ont définitivement attribué un rôle.

 

 

J'aime les gens avec des bosses. Je ne vais pas m'amuser à entamer un bilan précis et arithmétique de mes petits malheurs et de mes petites joies. J'essaie d'entrevoir une porte de sortie. Je suis dans une maison close, avec les vivants et les autres, les lointains vivants, les proches ou les lointains bellâtres.  J'ai entrevu certaines choses qui m'ont effrayée et pourtant je sens mon intime légèreté, très présente. Elle est là, son coeur bat. Elle ne demande qu'à sortir. Renaissance de la rugueuse que je suis.

Je vais épier les jardins de Balata et le petit Sacré Cœur sur les hauteurs de Fort-de-France, au milieu de la jungle luxuriante de ces quartiers reculés. Derrière les clôtures se cachent des maisons jalousement gardées, à l’abri du temps, au dos des portes en bois. Au bas de la ville, je fondrai mes pupilles dans les courbures des toits ondulés par les ondées tropicales, quand le soir descend sur la tôle ou les tuiles. Les faubourgs s’animent de crépitements et deviennent des violonistes qui te racontent la vie, moins tout ce que tu dois y trouver toi-même. Les antennes servent de piédestal aux étourneaux qui ne se déplacent qu'en troupeaux...

 

Et toi, tu fixes un point au loin, tout au bout de la ligne de perspective, et tu te perds. Tu t'arrêtes de classer dans l'ordre ou le désordre. Tu retiens ton souffle, tu respires à l'envers, et les dorures du soir n'en finissent plus de couler, ni de t'assommer... Je quitte l'heure du bilan pour des heures moins frêles. Je veux des heures dures, je veux des heures résistantes. On ne se pose jamais les vraies questions parce que la vie est plus dure qu'une corne. Il faut passer outre le verbe pour en saisir le sens. Passer de l'autre côté. Du côté des gens qui se posent sur le sable.

Je veux me poster sur une plage blanche et oublier….

Je rêve de prendre l’avion et de basculer de l’autre côté de la carte.

Direction Madinina, West Indies.

2ème partie : Evasion à la Martinique et rencontres successives

 

 

1 : Arrivée à Fort-de-France

 

La voix lancinante de l’hôtesse de l’air m’indique alors que je dois me réveiller coûte que coûte. J’ai l’impression d’avoir dormi un siècle. J’ai dû faire abstraction des humains rangés en rang d’oignon autour de moi. Ils croquent dans leurs tartines, rangent leurs paquetages. Arrivée sur l’île magique. L’île aux mille couleurs. Je vais retrouver Jess dans la maison rose de Trinité, je vais me remettre activement à la rédaction de mon roman, et fermer la porte aux doutes. Feu Kerr le Barbare, décédée mon hébétude, anéanti mon cloaque.

 

Je me rends compte que le ciel bleu nuit s’est évaporé de l’autre côté du hublot. Cette atmosphère est propice à mes visions. Je peux la reconstituer comme un puzzle à cette heure du jour, lorsque les grenouilles et crapauds tiennent salon. Dès que premier rayon apparaît, ils marquent le tempo. Ils sont le coeur lourd de l'antre qui nous entoure. Comme dans la bananeraie du Brin d'Amour. Passage hanté voguant entre l’aurore et les bananiers. Chemins encore étoilés sillonnant entre mon monde et cette lumière. Tamisée. Comme si quelqu'un avait jeté des voiles délicats sur les abat-jours, à l’intérieur des masures bordant le chemin.

En me dirigeant vers  le tapis roulant pour récupérer mes bagages, j’ai l’impression d’être épiée. Je ne saurais dire pourquoi. Je scrute les gens affairés autour de moi, les agents de sécurité. Il y a une vieille dame au chapeau coloré juste à droite, et une famille énervée à gauche. Puis une masse de silhouettes informes. Chemises fleuries, sacs multiples, chariots..Je ne sais plus où donner de la tête et une sorte de torpeur m’envahit. Comme les valises provenant du vol de New York ne sont pas encore disponibles, j’en profite pour m’asseoir un moment. Je boirais bien un orangina. Il fait chaud, et il n’est que 5h du matin. J’ai du mal à savoir exactement où je me trouve. Je n’ai pas encore pu trouver mes repères.

 

Et il est là. Je ne sais pas s’il me fixe depuis un moment, mais ses deux pupilles n’hésitent pas un instant. Je viens d’identifier la cause de mon impression initiale. Il y avait bien quelqu’un entrain de m’observer. Je n’ai pas le réflexe d’engager la conversation. En fait je suis encore endormie, je viens de fouler une terre qui ne m’est pas propre, je n’ai pas envie de penser à 5h du matin. Il est là comme un intrus. Ou plutôt est-ce moi, l’intruse. Instant hors-temps. Je sens mon corps léthargique. L’homme ne s’arrête pas de me fixer. Et sa physionomie ne m’est pas inconnue. Je conserve son image sur le bout de ma langue.

 

Que me veut-il ?

Il se lève lascivement et se dirige vers moi. Il me trouble, et j’en deviens ralentie. Mon souffle ralenti, mes membres ankylosés, ma bouche, éteinte.

« - Vous auriez du feu, me demande-t-il assez directement ?

- Euh, oui.

- Merci Lola. Vous vous appelez bien Lola ? »

Je reste tétanisée. Je voulais juste échapper aux lois du hasard objectif, je ne voulais plus être la proie de personne. Je ne voulais plus rien avoir à deviner en me rendant à Madinina. Je voulais juste oublier, et voilà que la première personne avec qui j’échange –quoi d’ailleurs ?- me prend de court. Et veut me rappeler…A ma réalité…Je ne comprends rien.

 

« - Mais comment connaissez-vous mon nom ? Nous sommes-nous déjà rencontrés auparavant ?

- Je connais ton ange, mais toi, tu ne l’as pas encore élu.

- Quoi ?

- Ton ange, sur l’épaule droite. Il sera bientôt là. Tu dois croire au destin.

- Pardon, mais, d’où me connaissez-vous ? Et pourquoi me parler de mon tatouage ? Je n’ai pas particulièrement le sens de l’humour ce matin, et je n’aime pas ce genre de discours insensé !

- Patience, patience, me dit l’inconnu au sourire machiavélique, en tournant les talons. »

Je me lève d’un trait, me tourne une fraction de seconde pour attraper ma veste et mon sac afin de le suivre et de le rattraper car je veux des éclaircissements, mais je me retourne et il a déjà disparu. Perdu dans la foule aux chapeaux, aux rires et aux bruissements insignes.

 

Je me retrouve alors seule comme un vers au milieu de tous ces gens brusquement devenus une seule et même masse molle. Abasourdie.. Retour de l’irrationnel. Ah foutue imagination ! Laisse-moi en paix ! Je veux juste exister et ne plus me nourrir des fantômes de mon esprit. Ce type a dû me rencontrer quelque part et a voulu faire le malin. Ou alors il était derrière moi dans la file d’enregistrement des bagages, et il a lu mon nom sur mon carton d’embarquement. En fait, rien de plus logique, non ? Non !! Impossible de me convaincre de quoi que ce soit. Je veux juste retrouver Jess et la maison rose. Prendre un taxi ?? Pure folie ! Trinité n’est pas tout près, et les taxis collectifs bien plus abordables. Il faut juste patienter, comme dirait l’autre. Patienter, sur cette terre où le temps n’est plus le même. Ici, les mêmes odeurs sont différentes. Le jour s’est levé, et je me sens minuscule avec ma valise traînant sur le sol rempli de lambeaux de feuilles, comme après un orage.

 

 Dans le taxi collectif, les routes friponnes serpentent. Elles s'étalent indéfiniment. Elles sont femmes. Il y a une route que j'adore, à partir de Saint-Pierre. Elle ne va pas plus loin. Elle s'arrête tout  à coup, sans prévenir au milieu de la jungle. Il y a juste un tas de galets signalant la présence d’un puits en contrebas, et la fin de la civilisation. A la longue, comme personne n'a fait de réclamation, il est devenu un rond-point dans l'esprit de tous. J’entends déjà le bruit des végétaux, des fleurs et des animaux voletant ou rampants qui vont crisser au travers des lianes, des bambous et des hautes fougères. L'humidité va se répandre en gouttelettes sur la terrasse rose.

J’arrive enfin au quartier du Brin d’amour. Les maisons pastel se dressent dans la verdure âcre de la bananeraie. Et Mr Jominy qui revient d'être allé pécher crabes et z'habitants. Avec une apostrophe, pour mieux les convoquer à la fête. Le silence transitoire de ces heures courtes assourdit le matin. Les palmiers et les roses-porcelaine calfeutrent les sons de l’aurore. Leur souffle se fait lourd. L'instant est magique. Il est 6h45, et mes yeux s'ouvrent. Jamais je ne voudrais plus dormir pour ne pas rater ce spectacle. Le jour se dresse avec majesté au milieu de la nature dense, et il perd peu à peu ses écailles nocturnes et argentées.

Personne ne se presse. Je perçois à peine des bruits de femmes s'activant comme des fourmis. Mais d'autres consomment l'art de vivre en rocking chair à flanc de terrasse. Ils laissent ouvertes les portes de leurs maisons. Personne ne se plaint, et cette image du monde est belle et saisissante. J'entends les ailes des oiseaux plisser et s'ébrouer non loin de moi. Le café refroidit, mais ce n'est pas un drame. Le jus de goyav' rassérène les entrailles, et les bougies à la cannelle et à la vanille sentent encore de la veille.

2 : La maison rose

Après avoir salué monsieur Jominy, ce dernier m’a donné les clefs de la maison rose. J’ai enfin pu y déposer mes valises. Sa femme a eu la gentillesse de préparer du café dans la cuisine de Jess qui devait revenir au petit matin d’une balade en mer du côté de la pointe du Diamant. J’avance à pas de loups et je sens son odeur. Elle aime mélanger le patchouli et le musc blanc, ce qui embaume le salon d’une odeur poivrée. Je reconnais l’étoffe tendue contre le mur avec la salamandre au milieu et les couleurs fauves. Son chat blanc rode, sans me regarder. Les persiennes sont à demi-ouvertes, comme pour protéger son intimité de l’entour. Les insulaires sont trop aux aguets. Heureusement Mr et Mme Jominy échappent à la règle. Juste le temps de prendre une tasse de café et de me diriger sur la terrasse ocre. J’aperçois la bananeraie en contre-bas et la vaste maison blanche nichée au cœur des terres. Le son du coq n’en finit plus de retentir.

Je suis dans l’antre de Jess. J’appréhende un peu le moment de nos retrouvailles car nous venons à peine de renouer après de longues périodes d’incompréhension. Avant, nous étions toujours fourrés dans notre QG, « l’Expresso », un bar latino situé à Aix-en-Provence. Avant, c’était elle, c’était moi.. Avec des rires, des pleurs, des angoisses, et des discussions sur le sexe des anges.

« Tu y crois toi au ressenti?? Tu y crois toi aux schizoïdes? »

Je n’ai jamais vraiment su au juste ce qu’était la tribu des schizoïdes, mais je buvais ses paroles. Et c'est comme si l'on m'avait demandé si je voyais des dinosaures roses à pois verts devant moi, durant des soirées entières passées dans le bruit et la fumée. C’était l’époque où l’on heurtait nos bières avec un grand tapage nocturne.

 

Lola et Jess refont le monde.

Veuillez vous taire….

C'est la vie qui danse devant nos yeux. La vie en rose à paillettes, la vie sur un air de mambo.. Se me fue..Se me fue...Dixit « El Gran Combo de Puerto Rico », notre groupe de salsa préféré.. Ou sur un air de Cubanito, à l'Expresso, le nez dans un mojito, on refait le monde avec hargne. Et on a inventé des armes magiques, des armes saignantes, pour se battre, toujours se battre.

 

Je me souviens d’une fois où l’on s’est tordues de rire dans la rue à 5h du matin après une virée au restaurant « La Route du Rhum », après trois mille apéros colorés, à courir après nos rêves et à inventer des îles. Avec beaucoup de musique sous la lumière des stroboscopes. Vite on se dépêche, un coup de blush et puis s'en va. On les a fait mourir de froid nos papillons de nuit. Ils ont affronté le mistral, le noir et la pluie...Le chaud soleil d'été et les dos trop humides... Ils ne se sont pas aguerris parce qu'ils avaient soif. Ils avaient le verbe haut nos papillons. Et on s'est parées de fourrure et de fantaisie. De hauts et de bas.

 

Est-ce que tu vas me reconnaître, dis-moi ? Est-ce-que tu vas m’aimer encore ? Est-ce qu’on ne va pas se retrouver comme deux étrangères qui n’ont plus rien en commun que leurs images passées ? J’ai peur sur la terrasse rose. J’ai peur en face de la bananeraie. Qu’est-ce-que je fais là¸suis-je à ma place ? Je ferme mes oreilles. Verrouillées même en plein bruit. Et ça bruite encore. C'est le passé surcomposé, c'est le passé doublé, c'est le passé perplexe. Le passé composé de pièces de couleurs. Ils se confondent avec la forme des carreaux, au sol. Chacun de ces carreaux me livre une vision. Il n’y a rien à deviner pourtant puisque tout s'est déjà écrit.

 

 Lola et Jess, les belles de nuit qui sillonnent les parquets. Lola et Jess au creux de nulle part. Juste des traces sur leurs yeux, leurs peaux, leurs mirlitons qui se déroulent le long des fêtes. Ces fêtes du soupir, ces fêtes où elles détissent ce qui ne leur va plus. Chaussures trop petites, monde trop étroit, acolytes trop éteints. Elles ont toujours une boîte d'allumettes sur elles. Elles les sortent pour rire, pour se réchauffer, où pour y lire des signes.

 

Jess est spécialisée dans la lecture des signes. Ou plutôt dans leur interprétation, et souvent Lola boit ses paroles en acquiesçant ou non. Cette dernière reste parfois totalement perplexe, mais se tait. Elle trouve la profileuse du destin très créative. Et c'est cette subjectivité qui la fascine. Elle prend des notes qu'elle enfouit aussi sec dans des boîtes « attrape-rêves ». Ca pourrait servir. Elle capture d'abord ces paroles aliènes parce qu'elle ne sait pas qu'en faire. Elle a beau regarder la lune, qui est certes beaucoup plus lumineuse quand elle est ronde, parfois même effrayante, mais elle ne voit pas ce qui s'y cache. Elle a beau la faire tournoyer dans tous les sens par des projections de son esprit, la lune reste marmoréenne.

 

 

Alors Lola, quelque peu hagarde, dodeline de la tête, surtout vers la droite, respire un grand coup comme une marionnette.  Honnêtement, tout cela est bien loin. Jess et elle sont des entités contraires. Mais cela ne les a jamais vraiment gênées, jusqu’au jour où elles ont dû consommer leur divorce. Un garçon a fini par les séparer. Nelson avait fait son grand retour dans l’arène, mais il n’y avait pas la place pour trois… Jess a toujours fait la jonction entre les profondeurs célestes et les terrestres intentions de Lola. Jess la Pythie, Jess la diseuse d'aventures. Pas forcément bonnes. Jess c'est la voix qui s'élève dont ne sait où, qui n'est ni tout à fait la même ni tout à fait autre.

Et sous sa logorrhée, se cache une passivité qui la rend malade.

 

J’ai eu tort de ne pas te dire les choses telles que je les ressentais vraiment. C'est lâche de ma part. Cette réserve habillée d'une extraversion à toute épreuve, cela manque d’héroïsme. Elle le sait. Mais elle est comme ça. Elle est deux, voire trois. L'une dedans, l'autre dehors, la troisième près d'elle. Elle tricote, tricote, tricote. Elle colore ses histoires, elle a quelques clefs. Sauf qu'elle ne maîtrise pas la sienne, comme le lui a fait remarquer l’inconnu de l’aéroport. Il doit bien avoir une utilité celui-là, dans son histoire, et Jess saura très certainement interpréter cet épisode rocambolesque. Elle SAIT. Elle connaît les périls et les secrets des autres.

 

Lola est la joie de vivre, et Jess, la cartomancienne de génie. La première fois que j'ai entendu son rire, j'ai failli tomber à la renverse. Mais je suis restée stoïque, de peur de la froisser. Il me fait l’effet d’un rire profond, haletant et surnaturel. Un rire éraillé. Il m'a fait peur la première fois. Je me suis dit que c'était le rire de quelqu'un qui devait pleurer souvent. C'était le rire singulier de quelqu'un qui avait des choses à dire. Et ce rire possède tellement de modalités. Il est quelquefois intarissablement vôtre, quelquefois gênant. Jess m'a charmée autant que ce qu’elle m'a dérangée dans mes incertitudes et mes repères formels. Jess je crois qu'elle dit des choses que tu ne sais pas. Elle les découvre avant toi. Jess fait peur parce qu'elle tricote très loin son fil directeur.

 

Lola n’a de toute façon jamais su où se situait la vérité. Sa structure de pensée est juste binaire ou ternaire. Rarement quaternaire. Elle n'aime pas compter au-delà de trois. Elle s'en sort bien avant la tempête... jusqu'à ce que la tempête ne balaie tout. Mais Jess est là, et elles ont leur vaisseau un peu ampoulé, magique et fantasque qui les retient au-dessus des vagues. Elles mâchent du chewing-gum et parlent des heures en attendant...

En attendant quoi????

 

En s'attendant, intranquillement, à l'abri. Le problème, c'est qu'elles ont annulé une partie du reste du monde...Ca les dérange un peu, mais pas plus que cela. Elles décident cependant de conserver deux têtes, quatre jambes et quatre pieds, même deux cerveaux, cela peut toujours servir. Et elles sont inconciliablement unies, Jess et Lola, les inimitables hérissonnes de la vie.

3 : Les souvenirs avec Jess

« Lola, tu es enfin là ! »

J’ai à peine le temps de me retourner que Jess me saute au coup. Et l’on reste longtemps ainsi. J’ai dit que j’avais peur de la revoir ? Cerveau contre cerveau, telle est notre devise.

Je me souviens de ces moments où on écoutait de la rumba à L’Expresso, de ces moments où nous rencontrions d’autres danseuses virevoltantes et en mal de patrie, comme nous. Il y a des gens là-bas que je n’ai jamais cessé de croiser. J'y avais même rencontré un magicien qui nous avait servi des tours de passe-passe à n’en plus finir avec une cigarette qu'il s'amusait à faire paraître et réapparaître.

 

 Triste sire? Non, sire à par, comme une luciole, dans un coin de la pièce. Toujours les mêmes crânes rasés, les Colombiens qui se tortillent comme des guirlandes sur de la Cumbia, les débutants hagards aux grands gestes, les filles célibataires ancrées dans le sol comme des statues de cire, apprêtées et toujours déjà parties avec le premier venu, les oisifs, les satellites issus d'une autre planète, les couples qui fonctionnent avec un seul cerveau, les contemplatifs, les doués, les clinquants, les trompettistes et les poètes. Et les parois des murs aux couleurs brinquebalantes, jaunes, rouge et arc-en-ciel, parce que « la vida es un carnaval ».....

 

Mon coeur qui bat lorsque j'y vais, que j'y rentre sur la pointe des pieds. J'enlève déjà ma veste pour faire plus vite. Plus vite, plus vite, toujours plus vite, au milieu des plumes de vie, au milieu des plumes  sanguines, une energy drink en main.. Ca ne remplace pas une pina colada, ça ne remplace pas l'élan qui t'emporte d'un bout à l'autre de la piste. Tous ces visages successifs, tous ces visages, et ces années de joie intense qui défilent sur leurs faces. Leurs visages-miroirs, et ils ne s'en doutent même pas. Je le rejoue sans fin mon rôle de comédienne.

 

Je revois mon visage et le sien, derrière les halos enfumés que nous nous amusions à créer dans l’air, et derrière nos rires. Nos rires comme des attise-feu, comme des pare-soleils. Nos rires paréos dansants d'étoffes fines et colorées. Nos barrettes comme des empreintes. Je mange les images du passé et celles du présent. Je ne vais pas plus loin. Ce n'est pas mon rôle. Je me cache et réapparais juste derrière les bouteilles en verre.

 

 Bestiales on était avec des crocs. Les filles mangeuses de sons. Nous, « les brillantes » derrière les verres, les brillantes multiformes qui tournent comme des derviches, et c'est la vie qui roule pour nous. Entre deux tours de « passe-passe » deux tours, fillette, puis trois ou quatre, et puis cinq ou six finalement. C'est la vie qui va bien, au milieu de ce décor jaune, au milieu des tables en bois, avec les sièges en cuir pourpre.

 

Un coup de dés jamais n'abolira ce désir. Le « gozar » si improbable. Le « gozar » majestueux et insoutenable. Ces dés qui autrefois jamais ne m'ont apaisée. Qui ne m'ont jamais épargnée. La vie est pourtant là. Dès que tu penses, dès que tu ressens.. Ces dés magiques que j'ai enfin pu concevoir moi-même. Cette dé-colonisation que j'ai entreprise au sein de moi-même comme un putsch. Déloger l'incertitude et le manque de confiance en soi n'est pas chose aisée. Mais la fantaisie garde le cap et consume les falots. Osmose dedans dehors. La joie, petite mort dansée..

Madinina, mon île capitale où le soleil est sorti de sa boîte. Madinina, sur les flancs de la terrasse rose où j’ai retrouvé ma Jess, où nous improvisons un chacha. On regarde le monde en plongée, et on lui souhaite bien du plaisir. Ils sont là en masse. Tous ces gens. Et on les traverse tout autant qu'on leur sourit. Je louche sur mes cicatrices. Je fais le tour de mon corps. J’ai décidé de ne plus rêver de toi, Kerr. Je veux réapprivoiser la vie.

 

Et Jess est là à me regarder elle aussi, entre deux gorgées. Que pense-t-elle de moi ? Moi si lointaine et si sauvage. Moi si lâche et changeante. Est-ce qu’on peut vraiment bâtir une réelle amitié dans ses conditions ? Je ne sais plus rien de toi au présent, Lola. Je ne possède que des images passées. J’ai cru te connaître, et puis je t’ai perdue. Mais seules comptent nos retrouvailles matinales. Je revois la place Castellane comme si c’était hier, sous les palmiers et les volées d’oiseaux juchées sur les fils électriques. Les oiseaux voyageurs qui dansent leur mambo printanier. Et les salades géantes. Celle que je fais tournoyer dans mon assiette comme un vinyle géant. Un disque vert et des oiseaux bleu-gris. Ces jours comme une éternité, comme une nouvelle vie. La vie des vinyles-omelettes et des martinis blancs, des bières à quatre heures du matin dans le patio transparent en face des arbres gigantesquement miens. Ils nous protègent. Je t'aime avec tes yeux assortis aux plumes des oiseaux, comme si c’était tout de suite ou demain.

« - On est bien là, Jess… Tu as des choses à faire ce matin ?

- Non, rien de spécial en fait, j’ai juste deux rendez-vous en soirée avec des clients qui veulent que je leur tire les cartes du tarot.

- Ca marche ton affaire alors ?

- Oui, tu sais ici les gens croient en une forme de spiritualité qui mélange sentiment religieux, superstition et irrationnel. Ils ont besoin de trouver des réponses ailleurs que dans leur quotidien révoltant.

- Pourquoi révoltant ? Tout le monde m’a l’air si serein.

- Ce n’est qu’une apparence, Lola. Les gens bouillonnent derrière leur démarche alanguie. Ils se sentent piégés dans les limites de leur île qu’ils ne quitteraient pourtant pour rien au monde.

- C’est une pensée paradoxale !

- Oui mais tellement insulaire.. Ils doivent vivre avec cet étrange sentiment de servitude à leur idéal, et ils cherchent des réponses dans l’imaginaire.

- Oh je suis sûre que tu dois les comprendre ! Tu interprètes les choses avec tant de profondeur.

- Mais tu sais, je me trompe souvent.. Je crois que je manque vraiment de discernement avec moi-même. D’ailleurs Larry ne cesse de me le faire remarquer.

- Larry….Larry Harlo ? L’américain qu’on avait rencontré à l’Expresso il y a quatre ou cinq ans ?

- Oui, celui-là même !

- Que devient-il ? Je l’aimais tellement ce type !!

- Oui.. Et je crois que c’est réciproque !

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Il me parle tout le temps de toi…

- Mais tu le vois souvent alors ?

- C’est moi qui lui ai signalé qu’un café était à vendre et à retaper près de Trinité, et du coup, il a d’abord fait un voyage pour voir l’endroit, et il a eu un tel coup de cœur qu’il l’a acheté il y a deux ans.

- Mais il est tout près d’ici alors !!!!

- Oui.

- J’aimerais tellement lui rendre une petite visite surprise ! On va le voir cet après-midi ?

- Alors là, je ne pense pas.. En tout cas, moi je n’irai pas, mais je te laisse faire. Nous nous sommes violemment disputés il y a trois mois, et depuis, c’est tout juste s’il m’adresse la parole.

- Mais à quel propos vous êtes-vous accrochés ?

- Oh tu sais, des bagatelles.. Je crois que Larry est très susceptible, et qu’il a du mal à supporter le répondant féminin.

- Ah bon, et moi qui ai toujours vanté son sens de l’humour !

- Hé bien, tu t’en rendras compte par toi-même ! Mais viens donc à l’intérieur que je te montre ta chambre et que je te fasse visiter la maison. »

Sur ces entrefaites, Lola poussa l’une des portes de la baie vitrée et pénétra à l’intérieur de la maison rose.

4 : Pensées intimes

Jour de chance aujourd'hui? Est-ce que mes paroles intestines pourraient aller faire un tour? Non pas un tour sur elles-mêmes mais un vrai tour, pour qu'elles retournent à leur pays d'origine, et pour qu'elles me laissent un peu de répit. Le répit comme possibilité de se perdre entre plusieurs univers, sans avoir l'impression que tout a déjà été dit.  Je suis la fille qui a éprouvé pendant des mois, des mois...Mais j'ai beaucoup dialogué, beaucoup réfléchi, beaucoup dansé pour ne pas penser. Ou plutôt si, je crois avec ferveur que la danse est une forme de pensée bien plus intime que l'articulée. La danse désarticule mes membres et les corps, et elle isole cou, yeux, épaules, coudes, taille.

La danse qui mousse dans tous les coins, la danse qui mousse au sommet de la tête des gens, la mousse hallebarde de nos rêves, la mousseuse poussée d'adrénaline qui nous fait hennir en puissance, le mousseux désir de non-retour... Vite, faites que je ne me retrouve pas en adéquation avec tous les autres, là, à l'extérieur, ceux qui ne savent pas..Ceux qui ne percent pas les parquets et qui s'endimanchent comme ils vont à la Mecque.

Lola se dit qu’il va lui falloir affronter des miettes et encore des miettes de relations humaines. Il faut croire qu'elle n'est pas douée pour nouer du vrai. Pourtant elle avait dit qu'elle pouvait désormais. Elle avait l'impression qu'elle pouvait aimer fondamentalement. Quelques jours auparavant, elle regardait encore les photos du réveillon et tout lui semblait beau. Elle n'a même plus envie de les afficher ces photos. Elle les laisse dans le noir, au fin fond d'un dossier de son ordinateur. Elle suffoque ce soir parce qu'elle se sent abandonnée. Elle essaie de se calmer et de relativiser, mais se rend compte combien les gens sont hermétiques et fuyants..

 

Or elle aussi est fuyante. Elle a conscience de caser les gens dans des petits dossiers, bien au chaud dans sa boîte mail. D'ailleurs elle sait très bien que si elle est une adepte des textos, c'est parce que c'est un moyen pratique de communiquer sans dire. Elle se dissimule derrière les mots écrits parce qu'elle n'est pas prête à donner vraiment. Elle reste tapie derrière son sourire. Et après elle s'étonne. Mais de quoi au juste? D'une chose qui aurait pu arriver plus tard, mais qui arrive assez tôt, à point nommé pour qu'elle s'en rende compte. On n'achète pas les autres, pas plus que l’on ne décide du décès de son passé. Quelle sensation d'étouffement ce soir ! J'ai beau me noyer dans la musique, rien n'y fait.

 

J'avais dit que je me raconterai une autre histoire que la mienne, mais rien d'autre ne vient. Inconsolable, je suis inconsolable. Kerr, je voudrais tellement t’oublier, je voudrais tellement que l’ange que je me suis fait tatouer sur l’épaule droite me protège et me rassure.. Je voudrais qu’il annule les moments où tu me prends par surprise, où il flotte dans les airs les effluves voilés de ton parfum. Ceux que ta peau laissait sur mes draps déjà endoloris. Ironie du sort…Je suis encore entrain de penser à toi alors que je me suis exilée à l’autre bout du monde pour te faire sortir de moi.. Ah Kerr, pourquoi n’étions-nous pas autres ?

 

En général, pour me calmer, je vais voir Larry et nous discutons de tout et de rien, sans qu’il ne me pose trop de questions personnelles. Je l’ai retrouvé le lendemain de mon arrivée, et depuis six mois, nous avons passé énormément de temps ensemble. Je vais travailler avec mon ordinateur dans son café, qu’il a appelé le « Bliss », et je crois que ce nom ensoleille tous les recoins de la bâtisse en bois qu’il a retapée. Je m’y sens comme chez moi, et je peux y écrire des heures, ou ne pas écrire du tout. Il est silencieux, et il sait s’effacer. Alors je scrute l’horizon, parallèle à la jetée, pour essayer d’évacuer ton odeur, Kerr. Mais bien souvent la fragrance des hibiscus et l’odeur du poisson frit produisent un effet pervers : ces senteurs te font rejaillir partout sous des formes surprenantes. Je te vois dans les traits de Germain le cuisinier de Larry, surtout lorsqu’il fait mijoter sa fricassée de lambis, je te hume dans les vapeurs du soir, lorsque le ciel annonce une ondée tropicale. Tu as malheureusement investi de nombreux recoins de ma nouvelle vie…

 

Heureusement j’ai retrouvé Larry. Nous sommes devenus très proches. Nous nous sommes aperçus que nous avions les mêmes initiales. Nos prénoms forment deux « L » enlacés. Il chantonne tout le temps dans son café. Et les fleurs qu’il y dispose sont souvent en sucre. Il les sculpte lui-même. Il a une véritable passion pour les fleurs. Il m’a dit que c’est sa grand-mère qui l’avait initié à l’art floral. Et depuis, il fait même pousser des fleurs au chocolat. Mais je préfère celles qui ont un petit goût d’oranger. Il a disposé des bassins au centre de son établissement, où s’épanouissent des nénuphars. Il en utilise les bourgeons et les pétales pour concocter des infusions, des tartes et des beignets. Il innove tout le temps et déstabilise totalement Germain qui reste fidèle à la cuisine martiniquaise traditionnelle. Il teste la vie par un biais qu'on aurait eu du mal à imaginer. De temps à autre, je plonge ma main dans l'un de ces bassins, et j'en détache une fleur. Elles ont un goût sucré, y compris la tige. J’en mange les pétales. Ces sucreries m'apaisent. Sinon je me ferais du mal. Je les croque, et les donne en offrande au pathétique monstre qui bat en moi pour l’apaiser.

 Mais ce jeu risque de durer longtemps.... 

Perdue dans ses pensées, Lola se dirige alors vers le « Bliss » et pousse le rideau de perles multicolores. Des perles « multicolère » qui font corps avec sa détresse. Elle aime bien ces petites billes. Une petite bille en plastique pour chaque petite bille de détresse. Elle perçoit la voix chaude de Larry qui vient de derrière le comptoir. Il aime bien se rouler des cigarettes Larry, il dit que c'est un véritable plaisir tactile. Il assume ses plaisirs. Il est différent. Il aime décorer et embellir les choses et les gens. Tu sais toujours où tu en es avec lui. Il n'hésite pas à interrompre ton discours s'il le trouve abscons. Il ne supporte pas de ne pas comprendre. Je vais souvent me réfugier chez lui pour éviter de me trancher le visage à la serpe. Les griffures du temps sont suffisantes. Il me fait rire avec ses blagues bêtes. J'aime sa simplicité. On rit comme des sauvages, à gorge déployée en se tenant les côtes. On réinvente le monde et ses recettes. Je crois qu’il aime les garçons Larry, comme moi. C'est notre fil directeur.

 

Il était stewart avant pour une grande compagnie aérienne. Et puis il a tout envoyé valser. Comme ça d'un coup. Il a d’abord habité Aix-en-Provence puis Paris, et passait son temps à faire la fête. Il ne s'est pas assagi, mais il s'est créé son coin de paradis. Son morceau d'île sur le bitume. Il en est coiffé de son Bliss. Le Bliss, c'est la béatitude.. J'ai longtemps cru qu'il était serein à cause des substances qu'il inhalait, mais je me suis trompée. Il fait partie de ceux qui se situent de l'autre côté des préjugés. Il a pris une échelle, et a enjambé la barrière. Tout simplement. Il ne lui reste plus qu'à faire resplendir ses nénuphars, et mon teint. Il me fait souvent des masques floraux dont le secret n'appartient qu'à lui. On parle des heures. Des heures. Je me juche sur un très haut tabouret autour du bar « lounge », et je gagne au moins un mètre pour faire face au monde. Quelquefois, pas besoin de sucer la tige des fleurs. On sirote une bière et on écoute Ray Perez.

Il a commencé à danser le mambo depuis peu, alors qu’il est musicien de formation et il se débrouille plutôt bien. Il a tellement le sens du rythme... On se marre quand on swingue ensemble. J'ai un ticket d'exclusivité avec lui. Il m'a apprivoisée. Et moi de même. J'aimerais le voir encore plus souvent. Et on claque le bec de la « muerte », parce que quand je suis avec lui, j'ai d'autres chats à fouetter.

 

5 : Drôle de rêve

Hier je me suis endormie sur l’un des canapés confortables et mousseux qu’il a installés face à la mer. J’ai rêvé que je me retrouvais à l’intérieur d’un dancing qui s’appelle le « Montréal ». Je me souviens de m’être fait la réflexion suivante, en plein rêve : « Mais ce nom sur l’enseigne clignotante est complètement en décalage avec le cadre exotique du lieu ». Un bouddha aux yeux plissés trônait dans l’entrée. Il m'a souri de manière ininterrompue. Ou peut-être s’était-il assoupi lui aussi ? Il est bizarre ce type, il reste assis. Il paraît qu’il ne fait jamais froid au « Montréal » malgré nos bras-stalactites poussifs et nos engelures. Le « Montréal », pays magique des élans et des caribous.

 

J’ai swingué sur les parquets gelés des lacs de ce Québec ludique et enrubanné. On y trouve de féériques sapins, miroitant dans nos verres, remplis de menthe ou de mojitos aux couleurs changeantes. Le rhum a remplacé les pancakes, et les feuilles d'érable ont été remisées dans les tiroirs, sous le comptoir où Orphée et Elton, les serveurs, oeuvrent et nous baptisent dès que nous posons pied dans l'antre costumée. Le génie de Bouddha trône dans ce lieu atypique. Je suis possédée par ce grand sage qui n'a ni rastas ni cheveux tressés, mais la boule à zéro. Le crâne lisse et doux. Il est immense.  Il a les paupières mi-closes. Je lui arrive à peine à la poitrine tellement il est grand ce géant-là. Mais dès que je l'ai vu, il m'a fait la courte échelle. Et je me suis surprise à posséder des talents d'équilibriste.

 

Puis brusquement, il a ouvert les yeux, et s’est mis à me parler :

« - Lola, nous nous connaissons.

- Oui depuis dix minutes !

- Je t’ai envoyé quelqu’un chargé de t’accueillir à l’aéroport, lors de ton arrivée il ya quelques mois..

- Tu veux dire l’inconnu ? Celui qui a formulé des paroles absconses auxquelles je ne cesse de penser depuis ?

- Il t’a parlé simplement pourtant, en te disant de réfléchir au sens symbolique que l’ange tatoué sur ton épaule aurait dans ton parcours.

- Mais comment veux-tu que je prévoie ce qui pourrait m’arriver dans un futur même proche ??? Je ne suis pas voyante, et je ne vois pas comment le surnaturel pourrait m’apporter les clés de mon présent. Je n’ai qu’un but : me libérer de mon douloureux passé et trouver la sérénité. Et là tu me parles de choses qui me dépassent..

- Jeune fille, tais-toi. Ecoute avec attention ce que je vais te dire. L’inconnu n’a pas croisé ta route pour rien. Il t’apportera la clef. »

Le Bouddha s’évanouit alors brusquement dans l’atmosphère pour laisser place à un halo de poussière dorée, et j’ouvris les yeux d’un trait pour m’apercevoir que je m’étais endormie sur l’un des canapés de Larry. Même si je ne crois pas à la notion de présage, je dois avouer que ce rêve s’était incrusté dans ma pensée.

……

« - Larry, je me sens toute drôle.

- C’est ton sommeil qui t’a troublée ? Pourtant l’on dit que les siestes possèdent des vertus réparatrices !

- J’ai fait un drôle de rêve, plutôt angoissant. J’étais au Montréal , et un Bouddha me disait que c’était lui qui m’avait envoyé l’inconnu de l’aéroport.

- Ah, celui dont tu m’as parlé et qui s’est comporté bizarrement avec toi en tenant des propos mystérieux sur ton tatouage en forme d’ange ?

- Oui, c’est cela. Il m’a dit que l’inconnu était un envoyé et qu’il détenait la clef.

- La clef de quoi ?

- Ben écoute, il a dit qu’il aurait une importance dans mon futur. Mais tu sais je ne crois pas trop à ce genres de prédictions gratuites. On a beau être dans un pays où l’on croit beaucoup à la magie, moi je suis vraiment réfractaire à toutes ces superstitions.

- Tu es réfractaire à la magie, et tu passes pourtant ton temps à te noyer dans la fiction.

- Tu es vraiment sans pitié avec moi ! Je n’aime pas que tu formules ce genre de critiques à mon sujet. Je suis venue me retrancher ici pour ne pas être jugée. J’ai besoin de me reconstruire loin du regard des autres. Et tu sais bien que je dois en permanence lutter.

- Tu es simplement humaine, Lola.

- Que veux-tu dire ?

- Tu scrutes l’horizon jour après jour en t’asseyant dans mon café face à la mer pour lire dans les nuages comme on lit les lignes de la main. Tu es humaine parce que tu espères que derrière la Nature brute, il y a un fil directeur. Tu cherches le sens, sans prendre conscience que toi aussi tu recherches des signes qui échappent à la rationalité.

- Ah Larry, je n’aime pas que tu parles comme un livre. Je préfère nos discussions simples..

- C’est pourtant toi qui m’as dit que pour accéder au bonheur il fallait sortir sa paire de ciseaux, découper un nuage pris au hasard, en faisant attention à bien suivre ses formes, le retirer de l'atmosphère, retailler ses ailes et courbures pour qu'elles aient l'air serein, et puis surtout enlever ses piquants car ils abîment souvent la peau des filles.

- Mais je t’ai dit cela par pure fantaisie !

- Tu te rappelles ce vers d’Apollinaire : « Le stigmate sanglant du sang contre les vitres quel archer mal blessé du couchant le troua »?

- Oui. Bien sûr. Mais quel est le rapport ?

- C’est que la souffrance est partout, et que pour oublier nos peurs et nos douleurs intestines, nous devons les travestir, nous devons les transformer en images, nous devons raconter leur histoire.

- Je ne vois toujours pas le rapport avec les nuages !!!

- Le ciel absorbe nos douleurs, nos blessures, et nous lui en sommes gré. Il peut nous en débarrasser parce que nous guidons vers lui nos rêves, nos souvenirs, notre imaginaire, et il nous libère de notre obscurité et de nos incertitudes.

- Mais je ne me sens pas plus sûre de moi lorsque je regarde le ciel !

- Non, mais lorsque ta pensée se tourne vers le ciel, elle en ressort apaisée et elle cela lui permet de panser tes plaies. »

Lola laissa Larry terminer sa phrase, et ne put s’empêcher de reconnaître qu’il avait raison, et que même si elle était ancrée dans la réalité et si elle se voyait comme une « terrienne » éprise de simplicité, elle n’en restait pas moins soumise à la puissance de son imagination qui constituait tout autant une porte ouverte sur l’espoir qu’un gouffre insondable.

 

 

 

 

6 : Je me sens double

 

Si seulement Larry savait.. Il déverserait moins facilement ses grands principes. S’il savait comme je me sens seule et angoissée parfois. Il ne se doute même pas que les filles multiplient tout par deux pour se sentir moins seules. Comme moi. Bonjour, deux baguettes de pain s'il vous plaît, parce que je suis deux... Et quatre chaussures s'il vous plaît ! Cela peut paraître fantaisiste, mais je me sens dans un perpétuel état de quête, et je suis tellement à la recherche de moi-même, que je suis toujours au moins deux. Ma conscience et moi, mon passé et moi, Kerr et moi, Jess et moi, Larry et moi. Ma vie est organisée autour des multiples de deux, et elle e pris un tour hybride, ou binaire, comme vous voudrez.

 

J'en ai des choses à dire et à souhaiter au ciel. Et j'en ai des moments à vivre. Je me délecte en les hypnotisant par l'écriture. Mais il me faut être inventive car mon corps n'est pas foncièrement mon allié. Il fait semblant de l'être. Il fait semblant de me dire que je pourrais tracer mes sillons dans ses flancs. Mais il a encore et toujours l'avantage parce qu’il me maintient dans un état incessant d’insécurité. Je ne le domine pas, malgré ma pratique acharnée de la danse. Il a fait de moi une marionnette, et pour lutter, pour me débattre, je me livre à des transferts. Orchestrés ou non d'ailleurs.

 

Pour calmer mon angoisse, je la déverse dans mes conversations avec Larry, auquel je n’ai pas dit tout cela. Je ne peux pas, j’ai honte. Je ne veux pas qu’il croie que je l’utilise. Mais la réalité dédit mes paroles. Je l’utilise d’une certaine manière et je l’annexe car je suis en état de souffrance. Quelquefois, j’ai un tel appétit inassouvi de bonheur, que j’essaie de le satisfaire en mangeant les fleurs de Larry. Vous ne comprenez pas ? Alors je traduis. Il s’agit d’un processus de transfert. Ma tête va bien mal, vous savez. Je mange des fleurs pour me consoler, un peu comme certains sombrent dans la boulimie pour panser leur âme et canaliser leur angoisse.

 

J’essaie d’extérioriser ma peine, mais les seules paroles dites ou écrites ne comblent pas mon vide. Il faut que je remplisse mon néant intérieur. Alors qu’est-ce que je fais ? Je mange des fleurs en cachette. Larry n’y comprendrait rien je pense. Mais il va bien finir par s’en apercevoir. Il se demande d’ailleurs qui ronge les nénuphars de ses bassins, et s’est dit que son café était peut-être envahi de tortues ou d’animaux herbivores. Mais lesquels ? L’hypothèse n’est pas très plausible. On aurait fini par les capturer, ces tortues, s’il y en avait !

 

Mais j’aime les fleurs, je tiens à le préciser. Je ne cherche pas à leur faire du mal. Je veux juste éviter de m’en faire à moi, et du coup, c’est le seul divertissement que j’ai trouvé pour détourner mon esprit de sa mélancolie, et mon corps de ses failles. Je suis aussi bien capable de les chérir, de les observer amoureusement que de les  manger. Ces fleurs soignent mes fêlures. « Fêlures », mot impie.. Comme j’aimerais les faire disparaître ! Le problème est que je ne m'accepte que cachée derrière d'autres identités que la mienne. Et j'ai recours à toutes sortes de subterfuges. Je me métamorphose d'une soirée à l'autre, en camélia, en veuve noire ou en mante religieuse.

Sauf que je fais le bilan de toutes les fleurs que j'ai mangées, de tout le vin que j'ai bu. Rouge SVP. Rouge. Damnés les détenteurs de confusions possibles à ce sujet... J'en ai humé aussi de la fumée. Pour m'étourdir. Mais juste du tabac. Du tabac parfumé. Je me scarifie à coup de ce que je peux. Je ne me creuse pas la peau, non. Mais cela est bien pire car ma souffrance ne se révèle pas à l’extérieur. Elle dort, tapie, bien au chaud. Elle se pressent encore moins. Je suis ce que l'on pourrait appeler une fille très organisée. Je donne très bien le change quand je raconte des histoires de monstres que je ferais mieux de m'appliquer au lieu de faire croire que cela ne concerne que les autres...

Le temps passe, et des fleurs je mange, et du vin je bois. Mais surtout les fleurs, le plus important. Les fleurs sirupeuses de ma constellation damnée. Mon corps damné, mes chairs laminées depuis que je suis toute petite. Cela s'est accéléré à l'adolescence. Depuis, je fais comme je peux, mais ma ligne directrice est de subir. Alors j'essaie de me libérer de mon corps, et je le tiens enfin au creux de mes doigts quand je le fais tourbillonner... Et heureusement le subterfuge marche. La danse est aussi un subterfuge         . Je pourrais passer des heures à danser. Je suis en quête de ma propre disparition. Recherche et perte, perte et recherche. Fugue orchestrée sur le mambo diablo.... Comment faire, comment faire autrement?

 

Je ne devrais pas me laisser dominer.. Mais il y a longtemps, bien longtemps, j'ai dû faire un faux pas. Lequel? Cela remonte à tellement loin. A mon état fœtal peut-être ? J'ai dû bifurquer et me tromper de vie. Je me suis remise sur les rails par hasard. Mais le hasard est épuisant. Excitant à la fois. J'ai l'impression que je secrète des sucs qui empêchent les autres de m’aimer. Comme Kerr. Cela me donne encore plus envie de donner de l’amour à ceux qui ne m'en donnent pas. Je sens les fleurs qui descendent le long de mon gosier. Et je repense à la boule qui se loge au creux de mon ventre pour me faire saliver de joie quand toutes mes tensions intestines s’extirpent de moi, et qu’elles s'écoulent le long de ma transpiration. Le roulis des gouttelettes qui deviennent solides. Elles deviennent solides dans mon dos, sous mes yeux.. Je ne peux rien y faire. J'appelle vite Larry, je crie son nom, et je regrette tous ces regards que je fais sombrer dans l'eau. J'ai beau chercher uniquement à les déposer à la surface, ils se fraient un passage au travers des feuilles des nénuphars, et ils m’obligent à gober toutes ces fleurs. Mais après, je me sens mieux.

 

« Je fleuris » est normalement une expression positive. Mais ce qui fleurit en moi ne l'est pas toujours. A force de courir après le bonheur ou la perfection, ces idéaux peuvent acquérir une dimension nocive. Car ils n’existent pas. Ils restent des concepts. Enfin, pour moi. Je ne peux m'empêcher de penser que le concept de perfection fait beaucoup, beaucoup de mal. Il a semé des petites morts en moi. Il les a bien fagotées. Elles sont là. Je n'en fais pas le compte. Mon grand-père a eu son rôle à jouer là-dedans lorsqu’il m’assénait ce genre de phrases lorsque j’étais encore enfant : « Ma petite, tu seras mon clone, donc tu seras parfaite… ». Conte merveilleux, pour moi ourlé par cet inconscient ! Mais je m’acharne à défaire ce conte, je surpique en sens inverse...

Je rebâtis heureusement mon conte à moi sur un air de salsa. Mais j'ai peur de m'enfermer au milieu de ma propre musique.

7 : Lola avoue à Larry son étrange addiction aux fleurs

 

Mais Larry est là pour m’égayer la vie. Le « Bliss » agit sur moi comme un aimant. Ce soir je serai avec Larry, l'aimant de service avec ses yeux un peu globuleux, ses yeux ronds qui se perdent dans leurs tour de vire-vire.. Aimanté il est par l'alcool, surtout le rhum vieux, surtout. Et il chante sur tout les tons, comme s'il s'adressait à des milliers de Cendrillon, en leur disant que ce soir c'est fini, dans un quart d'heure c'est fini, dans un verre d'eau c'est fini, dans jamais c'est fini, dans un verre de pina colada c'est fini. Mais c'est lui. Il est à la fois gai et triste. Il insiste toujours pour que tu boives un dernier verre. Il a les cheveux frisés... C'est le magicien diamanté de la cour des Miracles. Il cultive son style. Il a les dents du bonheur.

 

Pas moi. Où sont mes repères? Sentiment de perte ponctuelle... Mais je m'amuse bien avec les poissons rouges flottant dans les bassins et les anémones violettes. Ce soir je mettrai une étoile de mer rose dans mes cheveux et je jetterai l'anathème sur ce vent lancinant qui use le dos de mes stores. Un vent bruyant qui m'empêche d'écouter Tito Puente. Comment faire, comment faire le silence au milieu des bourrasques ? La sirène que je suis a brossé ses écailles, et couvert son buste d'étoiles de nuit.

« - Larry ?

- Oui...

- Larry, tu avais remarqué que nos deux noms commençaient par les mêmes initiales?

- C'est le « Bliss » qui nous ensorcelle...Il a scellé l'entente de deux personnes sans qu’elles ne s’en rendent compte. Le vrai monde est ici. Celui de nos deux sourires et de nos deux nids d'abeilles...

- Nos nids d'abeilles secrètent un miel qui nous rapproche encore, Larry... »

Lola ferme alors la porte du « Bliss » pour bavarder avec son ami au-dessus des bassins flottants. Ne pouvant plus garder son secret pour elle, car il finissait par l’étouffer, elle décide de tout lui avouer.

« - Tu sais, j'ai un secret à t’avouer, mais je veux être sûre que tu ne me jugeras pas. Est-ce que tu peux me le promettre ?

- Tu me fais peur Lola… Explique-toi.

- Jure d’abord !

- Tu as ma parole.

- Ce ne sont pas les tortues qui croquent les fleurs de tes bassins, c’est moi…

- Pardon ? Je ne suis pas sûr de comprendre.

- Je suis malheureuse Larry, et je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. Cela me calme. Je ne saurais t’expliquer vraiment pourquoi, mais je crois qu’elles comblent mon angoisse et qu’elles constituent un dérivatif. Si je pouvais arrêter de croquer ces malheureuses fleurs... C'est endémique chez moi on dirait.

- Ecoute Lola, tu n’as pas de honte à avoir.. Ici les choses restent dans notre antre... Le droit d'entrée n'appartient qu'à toi..

- Oui mais j’ai peur de te faire fuir et de faire fuir tes clients.. Tu sais il n'y a pas foule dans ton café, Larry...

- Mais ce n'est pas une usine, ce café.. C'est notre endroit, celui qui abrite les épaves des pensées qui ne se volent pas... C'est notre espace. Je vais rebaptiser l'endroit.. Je pourrais l'appeler, tiens « L'Endroit », mais le nom est déjà pris.. Je pourrais l'appeler « Larry et Lola », je pourrais décrocher l'enseigne et ne plus l'appeler du tout.. Un truc comme « Le non-lieu »..

- Tu t'égares Larry.. C'est moche comme tout ce nom. On pourrait varier. On pourrait changer nos noms aussi, tu es d'accord?

- Cela te ressemble de dire de telles choses. Mais changer de nom ne t’aiderait pas à résoudre grand-chose.

- Dis-donc, tu t'imagines si l'on n'était en fait que des personnages de roman? Si l'on était juste des êtres de papier? Nos noms voudraient-ils dire quelque chose ?

- Cela pourrait constituer le roman des origines...

- Ah, le fameux roman des origines.. Viens on éteint la lumière Larry, viens on se raconte nos secrets à la lumière des bougies, viens on se fait du thé et on met de l'encens.. Viens on décore les rideaux fuchsia avec des papillons noirs et des plumes roses. Larry, c'est la belle vie avec toi. Tu m'apaises. J'aime prononcer ton nom. Je crois que nous sommes si différents et pourtant si semblables, et que c'est précisément ce qui crée ce point de contact si intense entre nous..

- Ne dis pas ce genre de choses, Lola.

- Mais si, je t’aime Larry. »

Lola ne se doutait absolument pas de ce qui se passait dans la tête de Larry. Elle ne savait pas qu’il était fou amoureux d’elle, et qu’il devait en permanence se contenir pour ne pas lui sauter dessus et fondre sur son corps. Elle pensait encore à Kerr. Elle était meurtrie, et il savait que pour l’instant, entre eux, il n’y avait pas de place pour la passion. Or, les derniers mots que Lola venait de prononcer constituaient précisément ce que Larry avait toujours rêvé d’entendre. Il avait du mal à masquer sa surprise et son trouble.

« - Hé Larry, tu es tout pâle. Que t’arrive-t-il ?

- Rien, rien, Lola..

- Je sais très bien que tu mens ! Sois franc.

- Ecoute Lola, tu devrais faire attention au sens des mots que tu emploies. Le verbe « aimer » est trop lourd à porter.

- Pourquoi ?

- Parce que …Je t’aime vraiment, moi. C'est l'histoire d'une possession charmeuse entre nous.Tu sais que nos cerveaux sont entrelacés malgré nous. Je suis fou de toi Lola…

Silence total du côté de Lola.

- Je…Je ne savais pas.. Je suis confuse..

- Je ne cherche pas à te brusquer, mais puisque c’est l’heure des révélations et que nous n’avions pas été tout à fait honnêtes l’un envers l’autre, je voulais remédier à cela. Il fallait que je te le dise.

- J’apprécie ta franchise, Larry.  Nous sommes très proches, mais je ne sais pas ce que j’éprouve vraiment pour toi. Je ne saurais dire où est la limite entre l’affection et l’amour. Je sais juste que je ne t’aime pas comme j’aimais Kerr.

Ces paroles pénètrent le cœur de Larry comme le ferait une épée, mais il essaie de rester stoïque. Il l’aime tellement. Il ne veut pas la faire fuir.

- Je sais. Moi je n’ai rien d’autre à te proposer que mon épaule et mon café… Tu es chez toi ici. D’ailleurs, tu pourrais t’installer ici si tu veux, tu sais dans la salle du fond qui est toujours fermée. Ce serait ton petit loft.

- Mais tu sais que je vis chez Jess, même si elle n’est pas souvent là et si son travail l’amène à se rendre dans toutes les petites îles des Antilles la plupart du temps. Elle ne me demande aucun compte, et je ne voudrais pas la froisser.

- Méfie-toi d’elle, Lola..

- Pourquoi ?

- T’a-t-elle parlé de notre dispute ?

- Elle m’a juste dit que vous n’aviez pas des caractères très compatibles et qu’elle pensait que tu ne l’appréciais pas trop.

- Effectivement, il y a du vrai dans tout cela. Mais j’ai eu une discussion avec elle il ya trois semaines, juste avant qu’elle n’embarque sur « Le Galion » pour sa croisière, et elle m’a pratiquement agressé.

- A quel propos ?

- Elle me suggérait de manière assez directe de m’éloigner de toi, et de ne pas rejouer le rôle d’un Kerr numéro 2. Elle avait peur que j’abuse de ta fragilité pour te mettre dans mon lit. Je peux comprendre ce genre d’avertissement de la part d’une amie proche, mais je crois que tu aimerais moins entendre la suite de mon récit.

- Au contraire, tu sais bien que tu attises ma curiosité..

- Elle t’aime, Lola…

- Euh, c’est-à-dire ?

- Elle t’aime du même amour que moi. Elle est amoureuse de toi, et jalouse des relations que nous entretenons toi et moi.

Lola eut juste le temps de tirer une chaise pour s’y asseoir, tellement elle était bouleversée par ce récit.

- Je suis stupéfaite.. Peux-tu prouver ce que tu avances ?

- Ecoute, elle m’a juste dit qu’elle ne supporterait pas que quelqu’un se mette sur sa route, et que de toutes les manières si jamais j’avais la malencontreuse idée de te raconter tout cela, jamais tu ne me croirais car tu avais trop confiance en elle.

- Elle t’a dit cela ? Peux-tu me le jurer, Larry, en me regardant dans les yeux ? Je suis entrain de vivre un cauchemar, là.

- Lola, tu peux avoir confiance en moi. Je veux juste que tu te méfies de l’apparente gentillesse des gens. Ils peuvent être tellement décevants parfois. Je préfère être direct plutôt qu’ hypocrite.

- Je n’aurais jamais pensé cela d’elle, Larry. Mais de ton côté, tu es peut-être jaloux de la relation qui nous unit elle et moi ?

- Peut-être un peu, mais j’agis dans ton intérêt.  Je veux que tu te sentes libre, et ma proposition tient toujours. La pièce du fond est à toi, et tu peux venir t’y ressourcer dès que tu le souhaites.

- Larry, c’est gentil de ta part, mais pour l’instant, j’ai besoin de prendre du recul par rapport à tout ce que je viens d’entendre.

- Ne me dis pas que ce que je viens de te dire t’effraie, Lola. Si j’avais su, je n’aurais rien dit.

- Non, mais Larry, je ne veux pas te faire miroiter de faux espoirs, alors que je ne sais même pas ce que je ressens vraiment pour toi. Simplement, je sais ce qu’est la passion pour l’avoir vécue avec Kerr, et il ne s’agit pas de cela entre nous deux, Larry. »

 

Et là, une brusque détresse s’empara de ce dernier qui comprit au même moment que Lola ne pourrait jamais lui donner ce qu’il désirait plus que tout. On dit souvent que les sentiments évoluent au fil du temps, mais l’on n’apprend jamais à être amoureux. On l’est, ou pas. Et Lola n’était pas amoureuse de Larry.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8 : La fuite de Larry et la lettre de Jess

 

« La rumba se acabo, se acaba...acaca-acaca'ba-bo-babo » me dit la chanson. Un vent marin très puissant cogne derrière les volets. J’espère que Jess n’a pas trop le mal de mer sur son bateau. Elle doit voguer quelque part au milieu des Antilles.. Mais où ? Pour ma part, je n'ai pas mangé de fleurs depuis quelques jours car j’ai préféré ne pas retourner chez Larry tout de suite après notre conversation. J’ai eu besoin de prendre de la distance. Mais  je m’inquiète quand même car il ne m’a pas donné signe de vie. Même pas un coup de fil. D’un autre côté, je ne suis pas allé me promener du côté de la jetée à Trinité car j’ai écrit durant des heures et je me suis concentrée sur mon roman. J’étais bien seule, face à l’écran de mon ordinateur, bercée par le clac clac des touches. J’avais besoin de réfléchir. Je regarde les rayons hagards du soleil au travers de la baie vitrée. Ce jour ne me parle pas car Larry commence vraiment à me manquer, d’autant que Germain, son cuisinier, m’a dit qu’il était parti avec un ami sans lui dire quand il rentrerait. Il pouvait se le permettre car il avait une totale confiance en son employé. Il savait bien qu’il ferait tourner le café en son absence.

 

« Allô, Larry, c’est Lola. Je ne sais pas si tu restes là sans décrocher ou si tu es indisponible, mais tu me manques. J’ai envie de te voir. Tu ne m’as donné aucun signe de vie depuis des jours. Bon, je sais, j’aurais pu appeler aussi. Mais tu te doutes bien que j’étais assez perturbée par tout ce que tu m’as dit. Alors je me suis isolée et j’ai beaucoup écrit. J’aimerais que tu lises le début de mon manuscrit. Il me faudrait un avis extérieur. Alors s’il te plaît, dès que tu auras mon message, rappelle-moi. Je t’embrasse fort. Ne me laisse pas sans nouvelles de toi. »

Larry, Larry, où es-tu ?

 

Par contre, on sait où est Lola. Elle se trouve dans un sofa mou et vieux rose, aux larges épaules, dans un endroit très «new- yorkais». Cosy. Une tasse de café fumant à la main, regardant les serveurs avec leurs torchons blancs, et une serveuse avec un petit tablier. Toutes les sortes de capuccino dans toutes les langues. Le sien, à la vanille. Elle a un livre à la main. Et au poste, Radio latina joue « Abuelita » d'Hector Lavoe. Elle est poursuivie par cette chanson. Elle n’a pas fait exprès de se trouver là. Elle s’est laissé guider par le hasard, en roulant vers Saint-Pierre.

Puis comme elle s’ennuie ferme, elle décide de retourner au « Bliss », car Larry ne l’a pas rappelée, et elle commence vraiment à se faire du souci pour lui. La porte est fermée, mais elle sait où il range toujours un double des clés. Elle va le chercher sous la vasque à côté du garage, ouvre la porte et pénètre dans le café.

«  Larry ? »

Personne ne répond. Le « Bliss » semble endormi.

Lola s’appuie alors sur le bord d’un des bassins d’eau douce et se met à fixer les poissons clowns et leurs nageoires folles. Elle pense à son ami, se demande où il a bien pu disparaître, et à Jess aussi. Brusquement, elle aperçoit le visage de l’inconnu de l’aéroport comme imprimé sur la surface de l’eau. Elle sursaute et se retourne. Personne. Juste une hallucination supplémentaire. Elle se sent seule. Elle n’a qu’à s’en prendre à elle-même. Elle espère que Larry va bientôt rentrer.

 

Elle se balade alors dans le café, et en allant se chercher un verre de limonade, passe devant le bureau de Larry, où trône une enveloppe déchirée et une lettre froissée. Intriguée, et curieuse, elle prend la lettre qui ne lui était certainement pas destinée et se met à la lire. C’est une lettre adressée à Larry, postée de Saint-Martin.

« Larry, vu que tu ne me réponds pas au téléphone, et que tu refuses donc toute confrontation avec moi, je voulais quand même te dire ce que je pensais de toi. J’espère que tu ne profites pas de mon absence pour manipuler Lola, et que tu ne vas pas te livrer à un minable jeu de séduction avec elle. Elle est à moi, quoi que tu en penses, et elle m’aime beaucoup plus que tu ne le crois. Alors fais gaffe à toi. Je reviens dans quelques jours et je reprendrai les choses en main. Gare à toi, tu sais que je ferai tout pour arriver à mes fins. »

 

La lettre n’est pas signée, mais Lola a tout de suite reconnu l’écriture de Jess et se rend bien compte que Larry ne lui a pas menti. Elle se sent vidée, et a bien l’intention de régler ses comptes avec Jess car elle a l’impression d’avoir été trahie. Elle qu’elle considérait comme son amie de cœur, et qui lui fait un coup pareil ! Jamais elle n’aurait pu concevoir une telle situation. Elle a été bien sotte dans ses rapports avec les gens, aveugle et passive, et elle en paie les conséquences désormais. Mais elle a l’intention de dire à cette menteuse qu’elle condamne sa duperie et sa violence vis-à-vis de Larry.

 

 Elle se souvient de sa première rencontre avec elle. Elles auraient pu ne pas se rencontrer Boulevard Saint-Germain, elles auraient pu siroter leur rhum, chacune de leur côté. Elles se sont ensuite parlé sur des marches en pierre le long d'une grande allée. Lola n'a pas compris tout de suite. Pas de hasard objectif dans cette rencontre, André Breton nous a dupés dans « Nadja ». Tout n’est pas écrit. Cette rencontre aurait très bien pu ne pas avoir lieu, de même que cette rocambolesque histoire. Et si c’était moi qui avais provoqué Jess inconsciemment ? Et si j’avais moi-même tout orchestré pour combler ma solitude ? L’inconnu de l’aéroport aurait dû  me donner un vrai conseil au lieu de me laisser errer seule face à mon imagination.

 

9 : Le Carnaval

 

Mais malheureusement, ni l’homme de l’aéroport, ni le Bouddha de mon rêve ne m’ont vraiment aidée. Heureusement, les festivités du Carnaval approchaient et Trinité se retrouvait dans un état de liesse. Il fallait que moi aussi je choisisse mon déguisement. Je me voyais bien avec un bandeau rouge et or. Alors j'ai fabriqué une étoile dorée. Je l'ai disposée sur mes cheveux. J'ai aussi enfilé une cape rouge. Ce soir, je ne gobe pas des fleurs, mais des étoiles. C'est plus lumineux. J'ai une robe couleur plaisir. Je vais adresser des mots gentils aux uns et aux autres, je vais leur sourire et tourbillonner. Cela m’occupera. Pas de créatures versatiles à remettre dans le droit chemin. Juste du carmin sur les joues. Je me sens bien. Il y a des petits moments d'extase dans la vie.

 

Je suis au volant de ma Smart, et je vais regarder les astres au travers du toit ouvrant et me repaître des bruits de la nuit. Le tissu de mon costume de scène va reluire et bruisser. Je suis d'humeur frizzante, comme le vin italien de temps à autre. J'entends le bruit des alizés porteurs d’oiseaux avec leurs corps lourds et leurs plumes soyeuses. La douceur de cette soirée me rappelle l'atmosphère envoûtante de la Caroline du sud. Je fais attention aux fleurs jaunes et violettes qui jonchent la terre. Cette terre qui me porte ce soir. Je chantonne « La Agonia » des Lebron Brothers. Elle correspond tellement à ce que j'éprouve. Une joie intense, souvent entrecoupée d'accès de mélancolie.

 

Je suis un clown triste. Mais je ne suis pas le clown blanc. Celui qui pleurait avant d'être né. C'est parce que j'ai tout fait trop vite. J'imagine que j'aime les gens. J'imagine qu'ils me le rendent. J'imagine que je ne vais pas utiliser mon lasso scintillant. Parce que ce soir je me laisse aller. Je pense à un super héros. Il n'a pas de tête, pas de costume. Il est peut-être tapi dans le noir. Et il attend. Mais je m’illusionne car tout le monde sait bien qu’il n'y a de héros que dans le coeur des filles fragiles. C'est leur pays d’origine. Et cela, Kerr l’avait bien compris…

Ce soir je veux me ressourcer auprès des héroïnes miniatures et silencieuses, qui ne paient pas de mine, mais qui vivent les sept vies des chats en une seule fois. Ce soir je trinque à mes multiples vies de chat. C'est le seul rapport que j'ai avec cet animal. Sauf que je le trouve aussi fourbe que moi. IL est aux aguets, opportuniste et insolent.

 

L’endroit dans lequel je me rends ne ressemble en rien au « Montréal », et contrairement à mon rêve, aucun Bouddha ne m’adresse la parole. Les gens dansent n'importe comment. On leur pardonne. Cela me fait du bien de les voir, de frôler leurs pensées, et de les appréhender dans leur globalité. J'ai fait un tour d'humanité d'un seul tour de piste. Il y a aussi ceux qui guettent leur pitance et qui ont le sourire. Ils ne suivent pas leur étoile, ils la créent. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leurs pieds. Deux d'entre eux se sont même vautrés par terre. D'un coup. Certains se figent d'ailleurs comme des santons. Ou au contraire tendent tellement leurs regards qu'ils sont presque prêts à exploser. Le point de rupture est proche.

 

 Les mêmes couples de cire devenus. Les mêmes cheminements obscurs et engourdis de leurs gestes. Et cela ne m'a pas dérangée. Je leur ai souri. J'avais une terrible envie d'être polie. Je me suis ressourcée à la veine de l'ignorance. J'ai bu le calice de ceux qui ne pourraient pas savoir. Qui te regardent sans rien te demander. Ils te font un peu tourner et te foutent la paix. Exactement ce qu'il me fallait. Un bol d'air réconfortant. J'ai eu de la chance. Je savais que je devais mettre le nez dehors quelques heures.

Je pense quand même à Larry.. Il me manque…

Je suis vidée. Mes paupières ballantes. Je traîne un peu les pieds léthargiquement, et la vie fait son travail d'appoint. J'ai accompli ma socialisation factice, le temps de quelques danses, d'une oeillade fabuleuse, avec mes mains comme armure et comme lien....

Malheureusement pour moi, mon répit n’aura été que de courte durée. Même si j’ai déménagé dans une petite case non loin de Sainte-Marie, au nord de Trinité, je n’ai pu régler aucun problème car je n’ai revu ni Larry, ni Jess. J’ai laissé pour elle un mot à Mr Jominy lui signifiant que j’attendais ses explications. Je crois que cette île m’épuise. Je trouve quelquefois son vacarme assourdissant. D’ailleurs, j’ai l’impression que ma capacité auditive s’est amoindrie depuis que je suis arrivée ici. Au début, la Nature retentissait en moi comme les cuivres d’un orchestre. Mais c’est le Carnaval, et j’ai du mal à distinguer les sons qui parviennent jusqu’à mes oreilles.

 

Les cris des pêcheurs et le hurlement des gwokas m’ont rendue sourde. Les crissements des barques dans le port me font grincer des dents. Je suis Alice et je suis perdue. Je ne comprends pas ces cuivres. Je danse le quadrille des homards tristes. Angoisse. Il est 7h00. Droit devant, sur le marché, il y a une dame qui vend des sorbets coco et qui ressemble à la simili-tortue d' « Alice au pays des Merveilles ». Elle prononce toutes les voyelles avec un temps de retard, et je n’arrive pas à me concentrer sur ce qu’elle me raconte.

 

J'ai les tympans brisés et l'orchestre a disparu... No hay penta.. No hay...J'ai la tête qui tourne. Tête tourner tête tourner. Tête qui tourne, je me désosse. Je ploie brusquement sous la chaleur tropicale. Trop lourde cette chaleur, comme moi. Quelqu’un me retient alors par le bras. Il a les yeux mordorés, la peau très noire. Ses mains son calleuses, je les sens contre ma peau, car il me soutient et me fait asseoir sur le muret qui longe le port. Il a un long menton et les cheveux tressés. Je reste prostrée.

 

« - Alors on a eu un coup de chaud ?

- Ah merci de m’avoir retenue. J’ai dû avoir un étourdissement. »

Et la dame à la tête en forme de simili-tortue me tend un verre d’eau. Le goût qui se propage dans ma bouche m’indique qu’il s’agit de rhum. Il fait du bien à mes entrailles.

« Il faut reprendre des forces ma fille, me dit la dame. ».

Et lui, il me regarde. Je crois que j’attire les inconnus…Il y en a toujours un pas loin qui n’attend qu’une chose : sortir de sa boîte.

 

Je me dis que cette terre se démène pour faire naître en moi le sentiment de superstition. Mais j’ai résisté jusque là. Sauf que les manifestations d’étrangeté commencent à s’additionner. J’ai voulu consulter un psy avant mon arrivée ici, et il s’est révélé encore plus dérangé que moi. Je venais chercher la sérénité à la Martinique, et je croise des inconnus mystérieux, ou des gens qui me font des révélations. Lui, il me dit simplement :

« - Je m’appelle Klyde, et toi ?

- Drôle de nom ! Moi c’est Lola.

- C’était toi la dernière fois au « Domino dancing » ?

- Ah sûrement, j’y vais souvent. Et toi tu aimes la salsa alors ?

- Oui, en fait je fais partie d’une troupe de danse traditionnelle antillaise, mais on mélange la rumba et la salsa à notre folklore.

- Vous organisez des spectacles?

- Oui, mais en ce moment on est de relâche pour une semaine, parce qu’on a enchaîné les tournées jusqu’à présent. Ensuite, on part en métropole, on a eu des contrats à Paris et à Lyon pour la biennale de la danse.

- Ah je connais bien ce festival. Il propose des spectacles de danses totalement différentes. C’est vraiment un principe inventif.

- Tu habites où ? Si tu veux, on fait le chemin ensemble, comme cela on pourra discuter.

- Si tu veux… »

Vous vous doutez évidemment de ce qu’il est advenu de Lola. Tous les Klyde sont des voyous, et celui-ci n’échappa pas à la règle. Larry n’étant pas là pour la protéger, et Lola se sentant terriblement seule, cette dernière oublia momentanément son roman, et sombra dans la gueule du loup avec luxe, excitation, et volupté. Leur romance dura une semaine, puisque le gentleman dut s’envoler pour la métropole, afin d’honorer ses engagements professionnels, mais en ayant pris le soin de demander à Lola ses coordonnées en France, car il savait qu’elle y reviendrait tôt ou tard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 : Lola, réveille-toi

 

Lola, réveille-toi !!!!

Mais c’est que je ne me suis pas endormie !

Je devais rêver debout. Je pensais à Larry. Il est peut-être parti non seulement parce que je n’ai pas été claire avec lui, mais aussi parce qu’il ne pouvait pas supporter que je gobe toutes ses fleurs…Il s'est tu et je ne l'ai pas vu venir. Il s'est mis à me laisser faire, contre son gré. Il pensait peut-être que j’allais m’arrêter. Mais j'ai continué à vider les nénuphars de leur suc. J'aimais leurs corolles et leur aspect princier. Je pense que malgré leur nom masculin, les nénuphars sont des femmes. Leurs corps sont vaporeux et tendus.

 

Mais une autre substance m'attendait. Elle m'hypnotisait. De jour en jour me fascinait un peu plus. Mes pupilles devenaient fixes et je restais des heures à lorgner sur les rideaux et les paravents qui tamisaient le soleil. Je me repaissais d'un opium psychique et alanguissant au fond des coussins de velours. Et Larry ne disait rien. J'aimais de plus en plus ce contact avec les éléments. Un soir ma respiration s'est presque éteinte, les couleurs se sont obscurcies, et la seule sensation que je garde en mémoire est le contact de ma langue avec l'un de ces pétales roses et sucrés. J'ai fermé  les paupières, j'ai ressenti une chaleur tiède m'envahir, et je suis partie......

 

Je lui en veux à Larry. Il a tellement eu peur que je m'enfonce au sein des coussins pourpres pour ne pas revenir, pour tracer ma route qu'il m'a secouée, il m'a relevée, il m'a parlé jusqu'à ce que je revienne à moi. J'ai senti que mon corps ne voulait pas. J'avais encore ce goût sucré et enivrant dans la bouche, et un sourire aux lèvres. Comme la Joconde. Il m'a regardée si intensément. J'ai saisi son jeu.

Je l'ai deviné dans ses yeux affolés. Il parlait tous les soirs à l'oreille des nénuphars pour qu'ils m'hypnotisent, pour me détendre, pour me faire devenir autre. Et Larry versait quelques gouttes de narcotiques dans les bassins, tous les soirs, de tous ces jours à penser que l'antre de Larry était aussi un peu la mienne. On dansait sur des salsas endiablées. On a réinventé « Ti mon Bo » de Tito Puente pendant des heures. On a joué au poker pendant des nuits. Parce que le poker, c'est le seul jeu de cartes que j'aime...

Je lui ai parlé des gens que j'avais perdus et qui ne reviendraient plus. Je lui ai parlé de ma grand-mère, ma tant aimée Jannett, je lui ai déversé mes ires. C'est moi qui l'ai induit en erreur je crois. C'est moi qui lui ai mis la pâture de mon esprit entre les doigts. Il a aimé ça. Je suis devenue trop intime avec lui, et il s'est cru investi d'une mission. Il s'est infiltré dans mes pores, mes veines, mes nervures...Je l'ai laissé faire. Maintenant, je me sens zébrée...J'ai des stries. Non pas noires et blanches, assez imperceptibles, mais je me sens zébrée. Je t'en veux Larry, je t'en veux de m'avoir apprivoisée, puis abandonnée.

 

Où es-tu? Tu te rends compte? Il faut qu'on parle. Tu crois vraiment qu'on peut s'emparer des gens comme cela? Et se barrer sans explications... Comment vais-je faire?? Vite mon agenda. Je dois combler son absence. Je fais des graffiti, je surligne, j’entoure, je transperce les pages d’impatience. Je force trop sur mon stylo. Je fais des petits nuages autour des activités et des gens que je dois rencontrer. Et Klyde dans tout cela ? Est-ce qu’au fond je n’aurais pas croisé un ectoplasme de plus. ?

11: La vie aux accents circonflexes

 

Il y a des gens qui font chanter les autres, moi je les fais danser. Mon prénom vous rappelle une chanson, vous plonge dans le monde de la fantaisie et peut-être de la fête. Et vous vous dites sûrement que derrière lui se cache une fille moderne et décidée, un tourbillon heureux, une évadée de la tribu des « Scintillantes » qui vous charment comme si vous étiez des serpents un peu assommés par les pouvoirs de leur dresseur oriental ou africain.

 

Vous pensez que je suis l’une de ces magiciennes qui se font payer des verres par des inconnus dans des bars sombres parce que l’on devine tout de suite qu’elles n’ont pas froid aux yeux. Vous m’imaginez courtisée par quelque prince de la nuit ou quelque ténébreux aventurier. Vous finissez par me visualiser, là, sous votre nez entrain de jouer à la coquette, les yeux perçants ou dans le vague, car trop occupée à choisir sa nouvelle proie. Vous en concluez que je suis une prédatrice somme toute sympathique puisqu’elle bénéficie de l’aura enfantine lovée dans les lettres de son pseudonyme.

 

Vous n’osez pas me déranger dans mon spectacle de danse du ventre sur la piste d’un club aux couleurs fauves, au son du mambo. Vous vous faites donc discret car vous êtes un peu voyeur vous aussi, et c’est ce qui nous rapproche. Alors vous choisissez votre coin, et en coulisse vous m’observez. Les consonnes de mon prénom tintent subrepticement dans le creux de votre tympan parce qu’elles sont insistantes. Elles s’immiscent dans votre esprit, contre votre gré, un peu comme moi.

 

Vous auriez pu résister à l’envoûtement, vous vous le répétez en votre for intérieur, mais vous ne luttez pas. Vous êtes là à me lorgner incognito. Je vous rappelle que personne ne fait vraiment attention à vous puisque c’est de moi qu’il s’agit, puisque vous êtes adossé à l’un des murs de ce club sombre.. Vous buvez votre whisky sans vous concentrer sur votre verre, un peu distraitement. Vous êtes bien au chaud et à l’abri. Personne ne va surgir, vous taper sur l’épaule pour exiger de vous que vous décliniez votre identité.

 

La musique couvre sereinement votre souffle devenu pesant. Vous respirez fort. Mais si !!! N’essayez pas de mentir. Je l’avais remarqué moi, parce que je suis une amazone. Vous transpirez même un peu parce que vous avez presque honte de regarder à la dérobée, en chasseur tapi dans les effluves de tabac, une fille qui porte un nom d’enfant. Lola. C’est certainement d’une dévergondée en herbe qu’il s’agit là. Alors elle l’aura bien cherché si vous continuez à la fixer, empêtrée dans sa panoplie festive et colorée. Son rire est touchant, il est communicatif. Elle rit même aux éclats..

Mon dieu comme elle rit fort !!!

Elle a l’air d’un soleil toutes dents dehors.

C’est la joie de vivre personnifiée en concluez-vous.

Mais, ne vous y méprenez pas, je ne suis pas une fille gaie pour autant. Je n’ai pas vraiment d’espoir. Je devrais vivre au jour le jour pour échapper à toutes mes angoisses. Mais je ne peux pas. Mes charmes d’hiver m’obsèdent. Vous vous demandez quels sont ces « charmes d’hiver » auxquels je fais référence, alors que vous ne voyez pas à quoi je fais allusion ?

 

Vous levez les yeux au ciel parce que j’ai l’air de les mentionner avec naturel, comme si ce dont je parle me semblait évident, alors que vous n’y comprenez rien. Mes charmes sont ternis. Mes charmes sont froids. Mes charmes ne connaissent qu’une saison : l’hiver.

 

 

12 : 2ème rêve de Bouddha au Montréal

 

Bien-être vague. Une lumière diffuse, presqu'éparse. Et des notes de musique luisant contre le plafond. Ce soir je viens d'inverser les cartes de mon ciel sans tarot. Je ne vois pas la lune, les stores sont fermés. Elle peut m'appeler en vain. Me héler. Une lumière jaune jaillit derrière moi. Elle tape contre ma nuque, mais ne fait pas de bruit. Elle effleure ma peau, et je la lis dans le bon sens cette fois. A côté, j’entends le souffle lourd de ceux qui dorment. Et moi qui ne dors pas. Je suis rentrée tôt, à pas d'heure. Pas de montre battant la mesure de mes pas. Instant saisi sur le vif.

 

 Ce soir, j’ai dansé à en perdre haleine. Pas d’espace superflu entre mon cavalier et moi. Ils donnent le la. Détiennent le rythme et le savoir. ILS savent donc. Mais je n'ai pas ressenti assez d’émotions. Je reste sur ma faim. Les hommes robots, trop attentionnés envers leur petite personne, les femmes fleurs à cheval sur leurs talons colorés. Certaines disparaissent en cadence sous mes yeux, par le seul jeu de mon regard. Je me suis une fois de plus assise au fond du dancing « Le Montréal ». Et là, réalité en attente. C’est la deuxième fois que je m’y rends. Rêve ou réalité ? Où se trouve le Bouddha aux yeux en amande ? Des notes noires et des blanches crochètent un avenir discret, dans le sillon de la clave. Ce soir je suis une saltimbanque. Je trouve que ce mot a un goût sauvage. Je suis restée un long moment à observer ces silhouettes enclavées, les unes près des autres.

 

Elles ne se regardent pas. S'étonnent et s'expriment. S'exténuent à imaginer de bons tours au gré de leurs corps. Mais je n'ai pas ressenti cet appétit là. Je voulais percer des visages, mais je n'ai rien percé du tout. A saute-mouton, je me suis guidée au-dessus de leurs silhouettes de glace, pour continuer à sonder leur obscurité. Où étais-tu Larry??? Au milieu d’un couloir sombre, le Bouddha n’a pas conservé son air apathique. Il vient d’être nouvellement intronisé roi de la danse. Et moi, que fais-je avec ma carte du ciel à l'envers, perchée au-dessus de mes poumons? Je contemple ces danseurs. Mon corset rouge oppresse ma poitrine, tellement il dessine mes os et ma peau.

 

Un son, deux, une note, deux. Deux et six font un. C'est ma nouvelle équation. Elle a germé dans ma tête comme le haricot géant. Celui qui a été ensemencé jusqu'au ciel. Mais en sens inverse. Le trajet que j'accomplis : du ciel à la terre. Et non le contraire. Mais je me suis arrêtée au trois quart du parcours, à quelques dizaines de mètres du sol. En lévitation au-dessus de Bouddha qui me fixe sans rien dire. Là-haut, je gagne en centimètres, en souffle et en voix. Je continue à me balader au sein de moi-même en passant par l'extérieur. J'y vois des humains en transit. Des identités en mal de reconnaissance, des ovnis dansants, des princes larmoyants, des exclus de la vie qui rêvent d'embrasser la condition de bellâtres, mais n'y parviendront jamais. Je me balade et je respire à grands poumons.

 

Mes raisons d'être 1+1 sont multiples. La chose apparemment la plus étonnante serait qu'en moi ou en toi, 1+1 égale toujours un. Chez moi, le 1 n'est pas un chiffre impair. C'est un chiffre en quête du 2. Parce que j’ai peur de la solitude.  Je suis donc deux. Et je viens me noyer dans la sueur de ce dancing. Je vis dressée sur un pied, quand je ne vogue pas à dix mètres. Est-ce que vous connaissez l'histoire de la fille qui vit sur un pied? Cette fille-là a fini d'expulser des monstres. Alors elle danse à pas feutrés pour oublier. Au rythme des mots menus, en attendant Larry. Pour pallier mon attente, je me suis branchée au son du latin jazz. Et le Bouddha m’observe entrain de bouger ainsi. Il atténue les cadences de son seul regard. Les danseurs se déhanchent et enroulent leur bassin, de gauche à droite et de droite à gauche. Ils étirent leurs bras, ces gens semblables recto comme verso, ces gens échangeables.

 

 Une fois encore je retombe sur leur "double je", au travers des yeux du bouddha. Il est bien installé, lui, statique au milieu des plantes vertes. Autour de lui, les danseurs s'enlacent de plus en plus. Un pied en avant, en arrière. Bouddha assis, couché, debout ou en lévitation. Je me déplace de droite à gauche. Impression étrange. Je ne tourne pas, je fonce. Je rentre dans l'espace en ligne droite. Cela me donne l'impression d'avancer plus vite. Je fends le monde à deux mains. Je me sens légère. Face au Bouddha, je me fais chamane. Il ne me manque plus que le narguilé de la chenille d'Alice. Mais personne ne rit franchement. Nous n'avons pas le temps. Nous sommes trop concentrés sur nos volutes. Je lisse le sol langoureusement. J'éprouve de la fougue dans ce contact sensuel avec la terre. Je communie avec le sol, je me sens irréversiblement terrienne et disposée à cela. Mon regard croise celui de Bouddha de temps à autre, puis je finis par dessiner le même sourire évanescent que lui. Je suis la Joconde en transe, et je consomme mes sensations. Brutes. Curieux mélange....

 

Mais les fleurs que je viens d’ingurgiter ont déjà estompé leur effet. Ces fleurs que j'aimais tant, dont je me suis outrageusement nourrie pendant des trimestres entiers. J’ai du sacrifier beaucoup de mon honnêteté à ce rituel. Personne n’avait remarqué mon manège. Puis j’ai tout avoué à Larry, qui m’a observé dès lors avec un œil étranger. Il découvrait une autre personne, plus complexe et plus meurtrie.. Alors il a utilisé mon addiction pour se rapprocher de moi. Il a cherché à me rendre dépendante de ces fleurs. Il m’a appâtée puis droguée à petit feu. Il voulait juste que ces fleurs m’aident à me détendre. Il savait très bien qu’elles avaient un pouvoir calmant, presque hypnotisant. Alors il m’a gardé là près de lui, au « Bliss » bien au chaud, de manière à ce que j’aie toujours ces magnifiques nénuphars sous mes yeux et que je sois tentée. Puis lorsqu’il a cherche à devenir plus intime avec moi, et que j’ai compris ses réelles intentions, il ne l’a pas supporté. Il est parti.

 

Rien ne peut advenir de bien douloureux, ni de tragique. Je n'attends pas de choses neuves et indues. Je suis, ensommeillée, les yeux rivés sur les belles de nuit qui essaient vainement d’attraper un taxi. Sensation d’encerclement au milieu de ces rues déjà bruyantes. Le coq a chanté, et il a déclenché la parade du matin. Avec ses odeurs de fritures et sa puissance épicée. Klaxons, bonjours matinaux, chiens errants sur le bord de la route. Et les palmiers échevelés, tête au vent. Je vois les devantures des magasins, qui m'offrent le spectacle d'une autre vie que celle de crépon. J'ai bifurqué et changé la donne de mon itinéraire. Je suis un cas. Un cas de figure singulièrement envisageable, ne serait-ce que pour ne pas la perdre de vue. Il est si aisé de se perdre. Je ne veux rien de spécial, je me pose et je réfléchis à ce que je viens de vivre.

 Je suis attablée à mes cartes profondes. Ceci jusqu'à demain. Il est 6h48.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

13 : Ma nouvelle équation

 

Je réouvre les yeux  au son du « Toby’s mambo » de Tito Rodriguez.

Je me lève et me dirige vers le rivage. Mes pas craquent sur les  feuilles de palmiers qui gisent au sol. Je me sens inspirée et j’ai presque fini mon roman. Les mots ont été là depuis presqu’un an. Ils sont venus à ma rescousse. C’est ce que j’appelle le retour des cartes vives. Les cartes mortes s'en sont allées. Avec les oiseaux. Très haut, comme en migration. J'ai changé depuis le moment où je suis arrivée à la Martinique. J’y suis venue avec mes  déchirures, des coups de hache dans mon horizon, beaucoup de pluie. Désormais, je bondis dans les flaques, et j'écrase des lits de fougères. Je me pose enfin pour respirer à pleins poumons.

Tout se transforme alors en écailles de lumière. Les rais en biais contre les murs blancs. Mes pas dans le sable, comme les cailloux du Petit Poucet.. Rien de mieux que ces pas dans le sable. Et le ressac des immenses vagues. J’appréhende le temps d’une autre manière au son du « Toby’s mambo ». Mes yeux sont omnivores, et ne s'en portent pas plus mal. Ils ne donnent aucune explication. Mes yeux ont soif. Le monde va finir par les faire sombrer dans la variété kaléidoscopique de ces humains qui vaquent à leur quotidienne mascarade.

J’entends les gens dormir encore. J'ai vu tous les loups de la terre cette nuit. Des loups en masques noirs, avec deux interstices pour laisser passer leur transpiration. Oui, ces loups-là transpirent du regard, ils transpirent leurs mots, ils transpirent leurs résonances. Ils transpirent nuit et jour car ils veulent en accélérer les péripéties, et changer le rythme. Ils tordent leurs sourires, et leurs pupilles sont trop rondes. Elles se déforment à cause des gouttes qui jaillissent des trous dans le masque. Pas un, mais deux trous.

 

Pour quoi faire? Puisqu'ils n'ont qu'un oeil. L'autre ne voit pas. Ils sont devenus des cyclopes. On pensait qu'ils n'étaient réservés qu'à Ulysse, mais les cyclopes ont passé toutes les frontières. Surtout celles de l'imagination. Ils ont basculé du côté de la réalité parce que personne ne leur a intimé l'ordre de rester dans leur univers. Les cyclopes ont aussi le droit de regard sur les autres, et ils s'amusent d'ailleurs à les entrevoir tels du papier crépon entre leurs doigts. J'ai vu plusieurs cyclopes, or celui que j'ai préféré avait son unique œil cerclé de petits éclats de verre. Il était le roi de cette cour des Miracles. Il m'a dit que j'étais comme l'Egyptienne dont il avait cherché à être le porte-éventail...

 

Mais Lola ne se doute pas que Jess vient de revenir sur l’île, et qu’elle attend patiemment le ballet des astres sous le ciel de Madinina. Jess regarde le ciel et ses couleurs orangées qui descendent.

« Je voudrais trépaner le ciel. Je me demande bien ce que je vais dire à Lola lorsque nous allons nous revoir. Je ne sais pas au juste ce que Larry lui a dit sur mon compte, pour qu’elle soit partie de chez moi. Je l’aime tellement… Je m’y suis vraiment mal prise avec elle et avec lui. J’aurais dû me montrer plus fine, au lieu de menacer Larry.. Ah la jalousie nous fait agir bien maladroitement parfois ; mais pourquoi n’ai-je pas gardé mon sang-froid ? Nous sommes deux âmes sœurs, qu’elle le veuille ou pas, et nous ne pouvons pas nous séparer ainsi. C’est le destin qui nous a permis de nous rencontrer, et l’on est devenues tellement proches, tellement..Je ne supporterai pas qu’un type comme Larry se mette en travers de ma route. D’ailleurs, ce n’était qu’un lâche. D’après ce qu’on m’a dit, il a disparu de la circulation sans donner d’explications à Lola, alors qu’elle venait d’emménager chez lui. Bien fait ! Mais j’aimerais vraiment avoir le fin mot de l’histoire. Il faut vraiment que j’appelle Lola. Je ne peux pas rester ainsi.. »

 

Jess prend son téléphone et compose le numéro de portable de Lola.

« - Allo ?

- Allo, Lola, c’est Jess.

Silence à l’autre bout du fil. Lola ne s’attendait vraiment pas à un tel coup de fil.

- Qu’est-ce-que tu veux Jess ?

- Je voulais de tes nouvelles, je viens de revenir à Trinité, et j’ai appris que tu avais rendu mes clés à Madame Jominy, que tu avais déménagé chez Larry, et que vous étiez ensuite disputés. Alors je voulais des éclaircissements. Je ne comprends pas pourquoi tu as déserté la maison rose

- Ne fais pas l’innocente. Tu sais très bien que je suis au courant de tes manigances, et si je t’avais sous ne nez…

- Qu’est-ce que tu racontes ? C’est Larry qui t’as dit des horreurs sur mon compte ? Tu sais très bien que je suis en mauvais termes avec lui, et qu’il n’est pas objectif. Enfin, tu n’as quand même pas mis notre amitié entre parenthèses à cause de lui ?

- Bien joué Jess. Or non seulement il m’a raconté tes réelles intentions à mon égard, mais en plus de cela, j’ai trouvé par hasard sur son bureau, une lettre de ta part assez édifiante. J’ai reconnu ton écriture, et son contenu confirme tout ce qu’il m’a appris à ton sujet.

- Mais Lola, tu te trompes, qu’est-ce que tu racontes ?

- Ne t’obstine pas à me mentir. Aie le courage de tes opinions et assume ! Je sais que tu es obsédée par mon image. Tes propres mots, ceux que j’ai trouvés écrits de ta main le confirment, et il n’y a pas de place pour cela entre toi et moi, tu comprends ? Je t’aimais comme une amie, et je ne peux en aucun cas faire comme si de rien était maintenant. D’autant plus que tu as menacé Larry !

- Mais Lola, je ne voulais pas qu’il nous sépare ! Je savais très bien qu’il était amoureux de toi lui aussi et qu’il n’y a avait pas de place pour trois.

- Ce n’était pas en procédant de la sorte que tu pourrais régler les choses. Je ne sais plus que penser de toi. Je suis en colère. Je me sens trahie. Je ne sais plus quel regard porter sur toi. Je ne peux plus te faire confiance. D’ailleurs, j’ai décidé de rentrer chez moi en métropole. C’est bizarre. Je pensais que cette terre serait accueillante et qu’elle me servirait à renouer avec l’essentiel, mais je dois fuir une fois de plus. Je dois me protéger encore et encore. A cause de toi.

- Mais tu sais, Larry n’est pas blanc comme neige. Il savait très bien pour les fleurs. Il connaissait leur pouvoir narcotique et savait qu’en les mettant sous ton nez, il entretiendrait une forme de servitude de ta part, et qu’il te lierait ainsi à lui. Tu penses que j’ai cherché à te manipuler alors que seul un sentiment profond m’habitait, ainsi que la peur de te perdre.

- Ne cherche pas à te faire passer pour ce que tu n’es pas !

- D’accord, je n’aurais pas dû menacer Larry, mais j’étais tellement triste à l’idée de te perdre que j’ai agi comme j’ai pu…

Lola fixe Jess intensément, et se demande ce qu’elle aurait fait à sa place. Mais elle se dit aussi que cette dernière n’a pas été franche avec elle, et que lorsqu’on aime quelqu’un, qui que ce soit, l’on ne doit pas chercher à l’emprisonner.

- Nous allons clore ici notre conversation car je n’ai plus rien à te dire. J’ai besoin de changer d’air et de réfléchir à tout cela. J’ai besoin de calmer ma colère.

- Ecoute, je te demande juste de voir les choses sous un autre angle et de te mettre un tant soit peu à ma place. Je sais que je t’ai effrayée et que tu ne partages pas mes sentiments, mais au nom de notre amitié, ne me rejette pas.

- Je ne peux rien te promettre. Il faut laisser faire le temps.»

Et Lola raccrocha, bien déterminée à retrouver le chemin de sa terre natale afin d’aller s’y ressourcer, afin de retrouver ses racines et de remettre de l’ordre dans sa vie.

14 : Le retour de Larry

 

Coïncidence bien étrange. Le même jour, elle reçoit un message de Larry qui semble avoir retrouvé la raison et refait surface.  Elle allait l’appeler de toute façon pour lui annoncer son départ. Elle le rappelle pour lui dire qu’elle doit lui parler et elle se rend au « Bliss ».

 

« - Ben alors???

- Ben alors quoi...?

- Où étais-tu passée? Je t'attends tapi depuis des heures. Au milieu de la fumée.. J'ai même égorgé un poisson clown. Tu ne peux pas me faire ça Lola.

- Mais c’est toi qui t’es évaporé pendant des jours. Je t’ai attendu, j’ai pensé à toi. J’ai souffert car je croyais t’avoir brisé le cœur, Larry. Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?

- Je suis parti à bord du « Nautilius », avec Pedro qui devait convoyer des touristes jusqu’en Jamaïque. J’avais besoin de faire le vide, et je me sentais tellement coupable vis-à-vis de toi !

- Mais il y a de quoi ! Au moment où je t’ai tout avoué pour les fleurs, tu savais déjà ce qui était entrain de se passer. Tu connaissais leur pouvoir et tu t’es servi de mon addiction pour me lier à toi.

- Lola, ne dis pas cela. Je voulais t’aider ! je voulais que tu te sentes bien au « Bliss » avec moi !

- En me laissant ingurgiter des drogues ?

- Mais c’était un moyen de te donner un peu de bonheur !

- Tu aurais dû me dissuader de me livrer à ce genre de pratiques. Tu savais très bien que j’aurais tellement de mal à m’en passer ensuite..

- Excuse-moi ma belle, je voulais te garder près de moi. Je reconnais mes torts. Je voudrais juste que tu me pardonnes..

- Mais Larry, je dois me débattre avec tous ici. Alors que j’étais venu chercher de la quiétude ! J’ai dû lutter contre Jess, et maintenant contre toi ! Est-ce-que tu crois vraiment que je pourrai encore faire confiance à quelqu’un ? Je me sentais si proche de toi…

- Je t’en supplie Lola, pardonne-moi !

- Dans l’état actuel des choses, je veux juste laisser place à d’autres sentiments que la colère, et j’ai décidé de rentrer chez moi, en métropole.

- Quoi ? Tu veux partir comme une voleuse ?

- Mais je ne suis pas une voleuse !

- Une fuite supplémentaire ne résoudra rien, Lola. Il faut affronter les conflits dans la vie ;

- Tu es très mal placé pour me donner des leçons de philosophie, Larry. Je t’ai attendu des jours, malgré ma colère... Tu es si important pour moi… Mais cet attachement me fait peur parce que je me sens dépendante de toi, alors que je dois tracer ma route, seule. Je dois m’assumer.

- On ne peut pas compter sur toi Lola. J'ai tourné en rond sur ce bateau au milieu de l’océan, j'ai noyé mes yeux dans le rhum. Personne à qui vraiment parler.. Des heures à penser à toi et à revoir ton visage..

- Désormais il fait froid dans ton « Bliss », Larry. Il fait froid et je me sens prisonnière de toi. Il fait froid et je ne sais plus qui tu es. Le pire c'est que lorsque tu m'as appelée « Lola » tout à l'heure, je ne me suis pas reconnue. Je n'ai pas senti qu'il s'agissait de moi. Cela me fait peur. Je n’arrive plus à me reconnaître. J'ai dû me perdre Larry, et je ne suis plus là...

- Qu'est-ce que tu racontes Lola? Ne parle pas comme un livre...

- C'est comme si mon coeur s'était mis à battre contre un tronc d'arbre. Je ne le contrôle pas. Il est comme un saltimbanque. J’ai un trou au fond du coeur.......

- Lola, cette béance se résorbe. Tu exagères toujours tes affects. Ils prennent des proportions démentielles... Redescends sur terre ! »

 

Larry ne dit rien, et lance un titre de Nate James, « The Message », sur le jude box.

 Mais Lola est déjà loin….

 15 : L’adieu à la Martinique

 

« Je ne sais pas ce que l’avenir me dira. J'ajouterai certainement quelques notes à ma lyre au fil des jours. Je ne sais pas dans quelle mesure la lumière se fera... J’ai l’intention de laisser faire le temps une fois de plus. Un rayon de soleil qui se faufile sous mon store bleuté. Je suis comme lui. Je me faufile dans l’esprit des gens, au-dessus de leurs épaules quelquefois. Je comprends le sens de leurs rictus avec un peu de retard.

 

Et Larry qui ne sera plus là...

J’aimerais qu’il me caresse les cheveux comme avant.

Une fois, il a fait frétiller ses doigts comme des onguents.. Ancestraux onguents...

Et je me suis tellement laissé aller sous les paumes de ses mains, que de ma nuque il est sorti des notes de musique....

Des notes faites de rien, des notes faites de vent...

Des notes quasi-muettes

Transies et étonnées...

Nées au mois de février ces notes drues comme sur l'air du jour, de ce jour qui n'est pas celui des amoureux..

Les notes comme dansées sur la mémoire.

Larry je te dis juste adieu. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3ème partie : Le retour au pays natal

1 : Février à Manhattan

 

J’ai fait un détour par Manhattan avant de rentrer chez moi. Parce que c’est le pays des jours heureux. Celui où je me suis expatriée pour oublier Kerr. Et ce n’est pas un hasard si j’y retourne après mon épopée à la Martinique. La lumière est toujours drue au-dessus des toits. Une lumière moins cuisante qu'au mois d'août, mais tellement inattendue pour un mois de février, s'insinue sous mon ordinateur, et les rayons se parsèment diffus sur la crête de mes phalanges. Le jaune m'envahit de tous les côtés, et je ne peux y échapper. Cette atmosphère me rappelle les jours chauds sur la presqu’île du Brusc, près de chez moi, au bas de la falaise en à-pic, avec les rais scintillants qui se reflètent sur les galets gris. L'eau montante et descendante, légèrement hérissée, qui se tend vers les rochers à l'entour.

Mon identité se fait jour, et le jaune des rayons martèle les lettres de mon prénom.

L.O.L.A.

Cela sonne comme LOL.

Cela sonne comme une appartenance que l'on cherche, LOL qui vient s'accoler au verbe avoir.

Qu'est-ce qu'elle a LOL au juste, à être en état de veille le jour par ces mots qui lui trottent dans la tête, à ne pas pouvoir dormir tout de suite quand elle rentre tard au milieu de la nuit? Je crois que c'est le monde qui a fini par s'insérer en elle. Ce sont tous ces grains d'existence qui tapent à sa porte. Ils viennent la chercher avec simplicité. Ils remplissent l'espace blanc qui traîne en elle, entre ses souvenirs. Son poumon droit est situé à Manhattan, son coeur dans le Bronx, sa poitrine dans le Queens.

Mes yeux se sont logés « 110th Street », et les couleurs fauves de New York battent en moi. Elles sont lézardées par un drapeau bleu, blanc et rouge, qui n'est pas celui de mon pays natal, mais celui du Barrio, avec un triangle au milieu. Et le rouge qui m'appelle, il est au centre des baldaquins qui couvrent mon lit de tendresse, et il me sourit au travers des bandes régulières, bleues et blanches. Un vieux monsieur passe à vélo en brandissant ce drapeau, et ses freins sont mal assurés. Il a une dent en or, et des lunettes cerclées de noir. Il exulte. Il est tout en sandales et en dents. Il a les joues couleur sang et fait crisser ses roues, et trois types aux mines ironiques le regardent.

Ils ont les babines aiguisées par la soif. De vaincre. Leur peau tatouée se reflète dans la vitre d'un magasin, et leurs débardeurs blancs reluisent comme un cri de guerre. Ils ont des bandanas assortis au drapeau du vieil homme, et entament des mouvements de bassin. Ils bougent tout d’abord leurs épaules, puis leurs bustes, au son du ragga portoricain qui bat comme le coeur du Barrio. Et derrière eux, au niveau de la « Ruben Blades Street », j'avance à pas feutrés, et très incertains. Je suis au coeur de ma vie, comme au coeur de la danse, et ce mambo, au sein du Barrio, il est à moi et j'y tiens. Je le sens glisser contre mes avant-bras et me prendre la main. Les trois chicos me regardent, et rient de toutes leurs dents dorées. J'entre dans un monde fauve, noir et blanc, et j’en absorbe les couleurs tenaces.

 

C’est un Manhattan fugace et pittoresque qui continue d’effacer les images archaïques de Kerr et de mes errances, après le drame que j’ai vécu « Rue Paradis », dans le cloaque de mes rêves. Je me dis que je reviens de loin et que les bruits de la ville vont me purifier , me décrasser des derniers fragments de nénuphars qui restent coincés entre mes dents. Que le vacarme du Barrio et de l’asphalte chassent mes désillusions réelles ou fictives, dont je n’ai pas vraiment su me délester jusque là.

 

2 : Noël en métropole

 

Images transitoires que celles de New York puisque quelques mois ont passé depuis mon retour au pays natal. C’est l’heure de boire un thé orange-cannelle, la joie de me livrer au rituel des cadeaux de Noël, la joie de ne pas chercher à me raconter d'histoires tristes ou drôles, la joie d'avoir apprêté le sapin avec des guirlandes en plumetis, des danseuses blanches en verre à la place des traditionnelles boules rouges et or. J’ai disposé sur ses branches les étoiles violettes, les grosses châtaignes rondes à poils bleus. J’ai hâte de revoir mes proches et en particulier mes parents.

 

C'est la période que je préfère dans l'année, avec son cortège de légèreté et de profondeur. Une période où tout peut changer d'une minute à l'autre, se révéler magique ou affolant. Or, c'est aussi le moment où les profondeurs familiales et les « sacs de nœuds » ressurgissent. C'est une période intense où tout se retrouve en abîme. En abîme à l'infini. Noël comme une mer lisse, au travers de laquelle on suppute, on analyse, on devine. Je vais certainement encore un peu saigner à cause de la concentration des bribes éparses de toutes ces années remontant à la surface, je vais saigner de joie et repenser à tous les êtres chers dont la place reste inoccupée. D'autres sont venus pour nourrir la tablée, et d'autres, non encore à l'état d'embrayons, puisque la route était autre, se grefferont un jour.

Noël est précieux. Toutefois, il peut aussi révéler le cercle des minables, faire ressurgir la médiocrité, de la fragilité parce que l'on se met à nu. Et il faut revêtir un habit de fête pour le réveillon. Parce qu'il « faut » s'amuser ce jour-là. Un seul jour sur 365 jours un quart. Ce jour-là, et non un autre. Le 30 décembre, ce n'est pas permis. On t'a dit le 31 du con! Et que ça saute! Le 31 décembre les sanglots longs des violons seront rangés dans leur placard pour l'occasion. A de spirituels cotillons nous nous adonnerons. Toutes les portes de nos coeurs nous ouvrirons. Tant de joues et de joues, tant de visages et de visages nous embrasserons, nous frôlerons. Et nous les oublierons.....

Mais n'oublions pas notre sujet essentiel qui doit se chantonner sur un air de fête!

Sublimes le 31 décembre nous serons. Pleins de projets grouillants, plein d'humour rutilants, plein de bons jeux de mots poilants! Nous devrons être au sommet de notre forme ce jour-là!

C'est pour cette raison que « ronds » nous serons....

Complètement ronds puisqu'il faut être en forme. Puisqu'il faut être affreusement stimulant. Il paraît que ce jour-là devra faire retentir les trompettes de la victoire, et il paraît que je devrai donner le change. Il paraît que je devrai paraître belle, bouclée et ondulante. Trouver des sujets de conversation sans me plaindre, toute la soirée. Ceci semble tellement simple pour moi puisque je suis prête à « crever » de joie. Je suis la fille qui rit il paraît. De toutes ses dents, plus une. J'illuminerai donc vos plafonds et balustrades de tous mes fabuleux pouvoirs. J'aurai même le pouvoir de ranimer des vocations à l'aide de champagne et de confettis. Une petite datte par-ci, un petit confetti par-là. Et je ne devrai pas oublier de me tenir bien droite et de rire toutes trois minutes, santé des convives oblige.

Le scénario de cette histoire est déjà écrit : les hôtes servent. Les convives attendent, déguisés comme des morceaux de « poissons carrés surgelés ». Ils ne se déplacent jamais sans arrosoir, les invités. Pourquoi ? Parce qu’ils doivent s'arroser de manière bi-hebdomadaire. Ils doivent s'abreuver de liquides divers et multiples, s’ils veulent tenir le coup pendant l’année. « Tiens, je m'arroserais bien avec un coup de vodka-pomme, pour m’étourdir quelques minutes ». Mais je trouve qu'il est d'une tristesse affligeante de proclamer le 31 décembre comme un jour de liesse inévitable. Le plaisir est sauvage et ne se laisse pas guider.

 

Je refuse de porter ce fardeau de la joie enlisante qui doit nous capturer le 31 décembre. La joie, c'est maintenant, c'est tout le temps. La joie ne se prévoit pas, elle s'invente. Toute seule, et n'a besoin ni de dorures, ni d'abrutissants cris de « bonne année » ou je ne sais quoi d'autre. Cette année, je jette la batterie de mon téléphone dans ma cocotte minute. J'ai horreur de souhaiter la bonne année à n'importe qui...

Cette année je vais sélectionner les gens qui méritent le plus que je leur souhaite une mauvaise année!!!!!!!

« Mauvaise année à celui qui veut me faire crouler sous le poids du 31 décembre, du champagne et des petits fours ! » 

Réveillons-nous les amis, réveillons nous si nous voulons survire au « Réveillon »!

Le réveillon ne doit pas être un mouroir ! Réveillons nos souvenirs d’enfance, et grimpons comme des singes jusqu'au sommet du sapin.

3 : Un conte de Noël

 

Cet après-midi, dans ma voiture, je me suis laissé griser par les doux rayons hivernaux. J’ai 30 ans, et je me sentais bien loin de mes 16 ans, âge auquel l'on croit que 18 sont notre porte de sortie ultime. Mes 20 ans se sont déjà éloignés eux aussi avec le sentiment qu'on est le roi ou la reine du monde et qu'il faut boire pour oublier que lente et sûr et sera notre déclin. Je me demande comment on réagit après 30 ans. Mais je sais que même vieille et édentée, je me souviendrai de tout cela. De tous ces moments qui m'ont constituée telle que je suis. Ces moments qui sont mon héritage, mon nombre d'or. Qui font que je me lève gaiement même si je n'ai dormi qu'une poignée d'heures.

 

Je pense aux gens que j’aime et je veux leur donner tout mon amour..

 

Noël, c’est la fête de l'imagination collective, des chansons qui sonnent faux, parce que ce n'est pas la bonne octave, des trois mille plats que mon père nous concocte et qu'on ne mangera même pas. Je viens de me rendre compte du fait que Noël est la fête des « ronds ». Je n'y avais jamais vraiment pensé comme cela avant ce soir. Il y a les boules rondes du sapin, les « Lindor » ronds, seuls vrais chocolats au caramel, la pompe à l'huile, ronde, les oeufs de lump, ronds, vos yeux ronds, nos bouches, rondes de chants, notre danse, en rond, notre réveillon, en rond. Même mon  coeur devient rond au contact des gens que je chéris.

J’essaie d’espérer que tout est encore possible pour moi. Et j'ai l'illusion quelquefois que ce qui arrive est moins important que ce qui pourrait arriver. Parce qu'au juste que signifie « avoir de la chance »? Est-ce-que cette période magique de Noël pourrait changer la donne pour moi ? Est-ce-que je vais encore me retrouver au sein d’une partie de poker ? Aurai-je les bonnes cartes ?

La chance pour moi consisterait à avancer avec des yeux neufs, des yeux curieux, comme ceux avec lesquels je regarde les gens attablés à ce café.

 

Je les regarde. De bas en haut : leurs pieds, leurs genoux, leurs mains. Je ne suis ni un trajet défini, ni un trajet logique. Je bois juste un café. A une terrasse, dans un confortable coin retranché. Au creux de moi-même et de ma petite joie solitaire. Je remarque que les hommes sont tout autant maquillés que les femmes. Image instantanée d'un type en costard. L'Autre saigne sous sa cravate. A l’intérieur de lui. Il fait partie de la tribu des singes cravatés. Je me sens comme une cartomancienne qui lirait les lignes de leurs mains aux clients à la dérobée. Inconscients qu’ils sont à boire leur café.

 

Il y a là incognito des mains qui tiennent un livre. Des doigts fins et nerveux. Vos ongles en disent long, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. French manucure et ongles de résine. Ils se fondent dans le panorama. Encore quelqu’un qui a quelque chose à cacher ? Je ne peux décrocher mon regard de cette inconnue aux dix ongles tenant un livre. Que faire de ces ongles sans nom? Des mains sans tête. Une tête concentrée sur les pages d’un livre. Sans nom lui aussi.

Juste une couverture blanche, sur laquelle je n’arrive pas à décrypter le titre de l’ouvrage.

 

J’ai envie de crier car je me rends compte que parmi les quelques clients attablés autour de moi, personne ne communique. Ils sont là à attendre, à se composer une attitude. Même à deux, ils semblent s’ennuyer, comme ce couple là : la femme ne dit rien, et fixe un point dans le vague en faisant en sorte qu’il ne coïncide pas avec une partie du visage de l’homme qui se trouve pourtant en face d’elle. Humanité ensommeillée, réveille-toi ! Et moi qui voudrais crier ma solitude. Je voudrais gémir comme une hyène, je voudrais assourdir les gens et me venger de leur manque d’attention. J’ai tant d’amour à donner, de grâce, prenez-le. Ne me le laissez pas comme un fardeau.. Oh Kerr, pourquoi m’as-tu contrainte à le garder pour moi ?

 

Je vis le drame absolu de la non-voyance des autres..

Les autres ne comprennent pas que j'ai mal dans mes chairs. C’est le temps des pensée acides qui ne me laissent jamais vraiment de répit. Elles sont toujours là, tapies dans l’ombre, prêtes à bondir dès que je baisse ma garde.  Je suis une morte de faim de l'amour que je ne me suis jamais rendu. Paradoxe de cet amour que je ne « me » partage pas, que je ne me rends pas. Les autres, je voudrais qu'ils « comptent ». Ils n'ont malheureusement pas le sens de l'arithmétique. Pas plus que moi qui ne me souviens que des suites récurrentes. Ces suites toujours similaires. Je suis la fille tordue qui crie en sourdine comme dans un film David Lynch. Comme j'ai l'air sournoise et vaine, depuis que je sais que le monde est un théâtre. C’est le lourd secret détenu par la petite boîte bleu nuit, que la voix angoissante du chorifée final m’a appris à la fin de « Mulholland Drive ».

 

C’est curieux parce que la tête de cette cliente aux faux ongles, assise à une table en face me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir. Je n’arrive toujours pas à mettre de nom sur « ses » doigts. Mais j'ai progressé dans mes investigations car il s'agit de « ses » doigts et non de « ces » doigts. Leur posture finit par me devenir plus familière..Ces doigts muets...Mon café ne va pas me durer toute la matinée, et je crois que je vais abandonner.. Je vais abandonner parce que l'angoisse monte, celle qui me fait décapiter des nénuphars qu'il m'arrive d'écrire avec un « f » quand cela me prend. Mais comme j'ai besoin de faire nombre avec moi-même, je mets deux lettres « ph » à la place d'une seule. Je comble ma solitude en déguisant mes mots.

 

Mon Dieu, mais quelle horreur, la femme en face, la femme aux ongles courbés, avec sa dizaine d’ongles..C’est moi !

Et elle me regarde en souriant.

Mais je devine un sourire narquois.

Elle se moque de ma passivité, et de mon impuissance à me faire rentrer en moi.

J’aimerais tellement être unie et sereine, et cette scène me montre que je ne le puis pas. Que je suis en état d’errance. C'est pour cela que ce visage me disait quelque chose. Je sais que suis encore en guerre avec moi-même. A tel point que je rêverais ici et maintenant de me ruer sur les nénuphars de Larry, mais je suis bien loin du « Bliss », et la Martinique est derrière moi, avec son lot de désillusions. Je suis invitée à mon propre spectacle. Je suis au fond de la petite boîte bleu nuit de « Mulholand drive », et je n’en sors pas.

 

Comme l’angoisse me serre la gorge, je me lève pour m’élancer dans le long des rues biscornues de Vauban. Dans la pierre sommeille ici un Marseille mystérieux, avec ses pavés déchaussés. Des figurines en tissu dorment dans les vitrines translucides, ces personnages symboliques de chiffon coloré ou en bois. L'atmosphère est lénifiante ici, au milieu des klaxons et des drôles de ruelles Leurs noms me parlent, ainsi que les voies étroites et tortueuses qui s'étendent comme de longues volutes vers les escaliers perpendiculaires à la longue promenade de la Corniche. Les bâtiments sagement disposés, rectangulaires, jaunâtres ou rouge brique. L’épisode du café ne m’a pas perturbée plus que cela. Je me dis que je vais bien finir par faire coïncider mon envers et mon endroit. Notre-Dame de la Garde se dresse, majestueuse, derrière les gouttes de pluie.

 

Nous aurions pu être deux sur ce banc, Kerr, mais tu es si loin.. J’aurais aimé entendre le bruit de nos pas sur le bitume s'enfoncer dans les creux entre les pavés. Je me vois croquer des pralines rosées avec toi. La vie aurait pu être belle parce qu'on l'aurait décidé ainsi. Tu t’imagines la mer sous le pont de nos bras ? Et le temps ne s'en va pas, et l'espérance qui n'est pas violente ? Elle est violette, comme le bonheur de tout tenter à deux. J’aimerais apprivoiser le temps. Il serait un temps-pont qui étire nos rêves et les fait s'éveiller. Mais le désir porte en lui une dimension pathétique. Il n’annule pas la solitude. Je voudrais que ce temps-pont soit celui des yeux qui y voient. Mais j'ai trop besoin d'illusions pour dire que le printemps me dénudera. Je sais que le temps est un contorsionniste. Equilibriste ce temps qui me fait tellement tituber.

4 : Temps zéro

 

Il me semble que tout cela s’est passé très vite. J’ai remisé Larry dans un tiroir et j’ai vu s’éloigner la silhouette de Jess dans un halo de lumière, sur un voilier en partance vers la Désirade. Je voulais enterrer ces heures acides er me concentrer sur la rédaction de mon roman, qui touchait à sa fin. Il fallait que je sois autre chose que la dizaine d’ongles à laquelle m’avait réduite la scène du café. Je souhaitais de toutes mes forces bâtir le « roman des origines » auquel j’aspirais, pour éviter de me transformer en marionnette passive face au destin. Alors j’ai décidé de devenir la reine de cœur, comme dans « Alice ». Désormais, j’allais donner les ordres. Le fait d’être rentrée en métropole m’octroyait donc une phase de répit.

 

J’avais le sourcil haut et le diadème en place. Les autres s'exécutaient. Je donnais un sourire, puis plus rien. Je battais en cadence le rythme de leur chute, passais de l'un à l'autre et ne demandais rien de plus. C’était comme si une dune invisible me protégeait. Ma vie avait été bouleversée. C'est lourd, et en même temps euphorisant. Je me fais mante religieuse. Je multiplie les expériences, je me heurte à des murs, et à des déceptions. Je rectifie, je masque, et j'avance à nouveau. J'apprends à contourner. Je vais gagner mon pari, je vais le gagner. Je serai la grande dégommeuse des peurs, portant en bandoulière son bouclier de papier mâché. J'ai même l'impression que ma donne biologique est autre. Je deviens une somme de sensations ahurissantes. Je sens mes mains, je devine ma peau, et je sais que ces moments charnels sont ce carburant qu'il me manquait.

Ma liberté individuelle a commencé lorsque j’ai aiguisé mon sens critique.

Le monde des possibles s’est d’ailleurs justement ouvert à moi lorsqu’un individu de la tribu des « N’importe qui » m’a susurré :

« - J'étais justement entrain de penser à vous..

A vous qui passez du rose au noir.

Vous êtes une silhouette opaque certainement parce que vous cultivez des roses noires, n’est-ce pas ?

- Mais pour qu'elles poussent il faut faire semblant de ne pas y penser,  sinon elles voient bien qu'on fait attention à elles, et elles restent naines. Elles vous délaissent. »

Les garçons sont des roses noires.

Surtout un. Je le découperais bien à la hache. Il m'intrigue tout autant que ce qu'il me gêne. Le type même du gars que l'on s'est bien juré de ne jamais croiser. Auquel on ne devait pas faire attention. J’y étais presque arrivée. Mais les roses noires sont traitres. Elles envoient des sortilèges quand on a le dos tourné. Le type-là, qui répond au nom de Klyde, il en cultive. Oui, ce même type, là qui m’avait empêché de tomber sur la jetée, en sortant du « Domino dancing ». Je passe mon temps à lui échapper. Si je m'arrache un oeil, peut-être réussirais-je à l’éloigner de moi. Mais où est donc ce foutu ange-gardien dont l’homme de l’aéroport m’avait parlé à Fort de France ? Il devrait se trouver à mes côtés pour exorciser le charme qu’exerce Klyde sur moi. Sale sorcier.

3 : A Klyde

C’est à toi que je m’adresse, Klyde. C'est comme si je te regardais derrière un miroir sans tain. Je vois ta silhouette, un peu gondolée. De temps à autre, tes yeux m'apparaissent dans un flash. Les flashes peuvent rendre aveugle. Je suis intimidée et j'ai le coeur bien bas. Le coeur, bats qui blesse. Mon coeur ne bat pas, il ne veut pas. Le coeur bien bas ces derniers jours, le coeur qui se refuse à se nourrir de liens qui ne lui conviennent pas. Les gens sont priés de rester à l'écart de ce qu'ils ne peuvent pas comprendre de moi. Je me laisse aller pendant que mes bras tournoient autour de toi. Je laisse aller mes cils, ils s'étirent comme les chats. Et ma peau satine l'angle de ton bras. Ton poignet contre ma hanche. Une odeur puissante entre toi et moi, et je glisse sur le reste. J'invente un autre temps qui ne vaut que pour les gens que je choisis. Je ne veux pas te faire rentrer dans le cercle mais tu y es déjà.

Ton oeil lourd

Ton oeil broie

Ton oeil dur

Il me quitte pendant qu'il ne me quitte pas

Il ne me dit pas, il ne veut pas

Il n'est pas silencieux, trop bavard pour ça

Pourvu que je ne te voie pas trop

Pourvu que je ne te respire pas trop

Tu es la personne de trop

Qu'on ne veut pas croiser dans les bois

Il aurait dû y avoir un hasard objectif,

prêt à tout pour faire varier ma route

Une petite route de rien du tout

Autour de laquelle je tournoie

Sur un pied

Avec un pétale

Il en reste un seul

J'ai tout fait disparaître

Nous sommes des « Vénéneux ». Je laisse éclater cette idée voilée. Tu es entrain de me voler

Et les voyous qui volent, on les pend, comme les papillons qui se laissent attraper aux lianes des banyan trees ou des arbres à pain. Ces papillons voleurs qui pendent aux arbres sous l'oeil infini des druides. Evanescents, ils croyaient masquer leurs larcins à l'ombre des cocotiers échevelés, mais leur crinière a volé en éclats sous le coup de la tempête cet été.

Drôle de vol pour des voleurs

Drôle de vol dis-le toi bien

Ils ne peuvent plus se cacher derrière la crinière des arbres

Dis- le toi bien

Les papillons

Volètent sur les roses noires

Ils les butinent

Les tubéreuses tissent leur toile

Je suis devenue une « femme hibiscus ». Ton univers ouaté a fait scintiller mes couleurs, même l'obscurité et même la noirceur. Toi tu es mon inverse. Au dos de tes yeux, j'ai vu mon coeur devenir noir. A l'intérieur se lovait un papillon.

Fin de partie....

Je ne vous ai pas tout dit la fois où Klyde m’a tendu cette dangereuse main sur la jetée de Trinité.  Cet homme, la rose noire, m’a laissé une impression obscure. Il m’a dit :

« - Comment tu t'appelles?

- Lola.

- Et toi?

- Klyde.

- Ah bon, c'est un drôle de nom ça. Tu ne l'aurais pas un peu piqué au Clyde de Bonnie?

- Non, il est mort.

- Oui mais cela ne veut rien dire, il peut ressurgir de ses cendres. Un nom, ça reste forcément. 

- Si, cela veut bien dire quelque chose. Je suis un cas. Je suis un cas, pas comme le Clyde de Bonnie, c'était un con.

 Comment ça marche un « cas »?

- Ca ne marche pas, on a perdu le mode d'emploi, et puis un jour c'est content, l'autre pas. Un cas peut vite devenir une calamité surtout les soirs de pleine lune comme hier soir, je suppose.

- Oui, je t’avais déjà remarquée au « Domino dancing », mais tu ne m’as jeté aucun regard. »

 J’aurais dû me méfier de lui mais j’ai aimé cette rencontre Klyde l’obscur sorcier. Parce que je crois que mon tour est venu de me démasquer. Parce que l’on n'apprend pas vraiment quand on est juste confronté à soi même. Or, il était parfait car je pouvais projeter mes fantasmes sur cet être de papier sans épaisseur.

Tu connais l'histoire des Belles de Nuit, Klyde ?

C'est une histoire tristement gaie, autrement dit joyeusement fatale.

Les Belles de Nuit ne posent pas tout à fait la tête sur leur oreiller. Elles montent la garde de l'entour. Elles ont les sens acérés, leurs oreilles comme des attrape-gens. Elles tissent des toiles avec l'air de ne pas y penser. Et elles font semblant de ne pas attendre, dans l'obscurité. C'est avantageux l'obscurité. Ca masque les fêlures, ça masque les sillons de l'angoisse, ça masque leurs soupirs d'inquiétude. Les Belles de Nuit ont peur. Elles sont rompues. Elles n'ont jamais le ventre assez plat, jamais assez de dents, jamais les épaules assez droites, jamais assez d'esprit, jamais assez d'amis...Elles rient tellement pour entretenir leur légende de femmes détendues et chasseresses.

Une fois, l'une d'entre elles s'est coupé la bouche au niveau de la commissure des lèvres. Elle dégoulinait de sang. Il s'est répandu sur sa robe couleur or. Elle ne s'est pas démontée. Elle a continué à rire sang, à rire grenat, à rire pourpre. Il vaut mieux rire pourpre que rire jaune, non ? Elle s'est dit cela pour se rassurer, et cela a marché. Les Belles de Nuit ont besoin d'être rassurées. On les prend pour des filles sûres d'elles, des filles séduisantes et « séductibles ». Des filles prétendant aller bien. Des filles dont la notoriété s'étend même au-delà des frontières de leur quartier...

Elles aiment secouer leurs boucles avec le sourire de la Joconde et un air de divinité. Elles pensent à leur nombril, à leurs poumons, pas trop. Mais elles le devraient pourtant. Elles fument comme des pompiers, ça leur donne une contenance. Elles boivent du vin rouge, parce qu'il est assorti à leur sang. Et comme elles adorent assortir leurs accessoires, elles boivent toujours plus. Elles préfèrent dangereusement le vin rouge. C’est la boisson de Dionysos. Elles ont du nerf ces filles, poitrine au vent, les poignets bouillonnants. L'oeil sexué, elles engloutissent tous les regards des demeurés qui se pâment sur leur passage, et dont elles ne connaissent même pas le nom. Elles veulent être parfaites.

On les croit

Elles ont confiance en elles...

Lola fait partie des Belles de Nuit. Elle est fière d'attirer les regards. Les détraqués. Elle a un emploi du temps de ministre. Ouf, elle ne souffrira donc pas de solitude...

Mais le trop plein est le signe du VIDE. Elle parle comme un livre, écrit comme un livre, rit comme un livre, sauf que les livres ne rient pas. Ils ont arrêté de respirer. C'est donc que peut-être elle va faire comme eux? Elle pourrait arrêter de respirer. Elle n'aurait plus besoin de se pommader et de solliciter en permanence le regard des autres. Elle est fatiguée d'être sur les photos, fatiguée qu'on s'agrippe à elle, fatiguée de se mettre du gloss, fatiguée de s'acheter des robes et de se parfumer.

Elle sent le bonbon, on la croquerait presque. Les autres lui intiment l'ordre de continuer à être heureuse. Tellement heureuse, qu'elle en a la tête qui bout. Elle brûle. Lola se consume. Trop plein, trop vide, trop plein, trop vide...Qu'est-ce que j'ai construit se dit-elle? J'aurais pu en utiliser plusieurs et me bâtir un chez moi, un petit cerveau tranquille, tranquille, dans lequel j'aurais imaginé un enfant. Or, il est bien connu que l'amour n'intéresse pas les Belles de Nuit. Elles préfèrent les jeux de hasard. Y ai-je gagné une seule fois ? C'était quand? Avant que les autres n'essaient d'engloutir mon image ? Je suis tellement chanceuse au poker que je gagne à vie le droit de me briser le cou, je gagne le droit de me dire que le temps me fait peur. Je gagne le droit d'être sous les projecteurs. J’ai une vie de star, je suis un panier percé, une incertaine. Même plus certaine de savoir comment elle a envie qu'on l'appelle.

Ne m'appelez plus, n'exigez plus. Ne me complimentez plus. Laissez-moi me ronger la commissure des lèvres. Que mon sang devienne vert comme le feuillage. Décembre, ma vie a sonné.

Elle veut quoi, à la porte?

4 : Le ruban rouge et la poupée

Hé, la vie ! Que viens-tu faire à ma porte ? Est-ce que je suis encore dupe ce matin? Est-ce que le sale sorcier s'est encore enroulé autour de moi comme un ruban rouge épais et feutré??

Car Klyde est aussi feutré et glissant qu’un morceau de ruban. Il a bandé mes yeux de ses soies et je ne me suis même pas sentie frustrée d'avoir été roulée, puis déroulée. Très vite. Il m'a fait tourner autour de moi-même et j'ai adoré cela. J'ai adoré ne pas être moi. Le ruban serpentin s’est immiscé dans ma tête-jardin.

J’ai croisé la route des alizés, ces alizés qui agitent mes étoffes, ces alizés qui balaient ma peau légèrement,

Ces alizés au souffle court.

A la bouche pulpeuse, une bouche comme jamais.

Jamais pour toujours, c'est une nécessité. Ces alizés à ne pas prendre à la lettre. Alors j'ai eu envie d'aller me balader sur leur rivage. J'avais un chapeau de paille, et je me sentais libre. Mon coeur battait. Dans ma main droite, tout un attirail. Un seau, une pelle et un râteau. Mes yeux qui plongent dans le seau. Que me suis-je fait endurer? Qu'est-ce qu'il y a dedans à part les poissons mordorés que j'ai recueillis pour mieux les bercer?

Au milieu des poissons, j’entrevois le ruban, ce fameux ruban rouge. Le ruban rouge est revenu me hanter. Mon chapeau de paille s'envole. Je sais que les illusions n'existent pas. Sauf les miennes. Mais ma tête n'est pas un zoo, ni mon coeur un étau. Je ne peux quand même pas hériter de tous les rubans de la terre! Ils ont des yeux comme des hyènes qui se coupent mal les griffes. Je ne peux pas me laisser entraîner par les rubans rouges. Ils marchent comme les crabes. Un pas en avant, deux en arrière. C'est le jeu du je ne t'aime pas parce que je ne  m'aime pas. Mais je ne t'aime pas non plus et je ne t'aimerai jamais Klyde, toi et ton ruban rouge...Ton sortilège ne fonctionnera pas.

Chango, dieu de la danse, envoute-moi,

Fais en sorte que je vainque Klyde..

Dis-moi que je ne me raconte pas une histoire triste-gaie

A cause de laquelle je vais avoir les yeux comme des joyaux bleutés..

Chango, fais-moi tournoyer sans le ruban..

Investis-moi de tes pouvoirs, Chango, ce soir il le faut...

Il le faudra demain, il le faudra tous les autres jours...

Il faudra que je ne me sente pas guidée.

Il faudra que tu te tapisses dans l'ombre,

Pour me donner le sentiment de par ma tête exister

Chango, le ruban rouge a failli m’étrangler...

Il y avait Klyde et moi contre la fenêtre,

Il  tournait autour de moi, résitante caduque

Caduque avant même d'avoir essayé de guerroyer.

Or, la vie plus simple à 1. Je veux vivre ma vie en faisant tout « à la cyclope ». La créature qui possède un seul oeil. On pleure donc deux fois moins, c'est positif. Mais y voit-on deux fois moins? On est tellement aveuglés de toute façon. A quoi bon se crever un oeil? On vit déjà comme si. Je vais essayer de vivre en cyclope, on va voir ce que cela donne. Quand je n'aurai pas envie de répondre à la personne qui s'adresse à moi, je me dirai, ouf, je n'en vois que la moitié. Observer un con avec un seul oeil c’est thérapeutique. De plus, il paraît que les gens aiment les monstres. Cela leur donne l’impression d’exister, de surnager. Car l’on se sent toujours mieux qu’un monstre. C’est tellement laid et pitoyable un monstre à un seul œil…

Et puis pour que mon œil esseulé se sente moins orphelin, je me couperai un pied. De la sorte, je ne pourrai même plus boiter de ma boiteuse vie. Je me tiendrai en équilibre sur le fil de la vie. J’endosserai enfin un véritable rôle : celui de la monstrueuse danseuse, perpétuellement perchée sur ses pointes. Quelle chance, moi qui rêve de danser jour et nuit !! Comme je serai gracieuse ainsi à lorgner les gens du haut de mon pied acrobate. Je deviendrai alors la merveilleuse petite cyclope unijambiste!!! Que de joies à venir! Les créatures marginales le restent et ne se posent pas de question. Ce sont les autres qui s'en posent sur nous.

Je ne serai plus une éponge à débiles, ni une éponge à envies. Je ne serai ni une, ni deux, mais une demi. J'ai déjà le format adéquat. Reste à acquérir une prestance de danseuse-cyclope. C'est peut-être le plus mystérieux encore pour moi. Comment fait-on pour gagner en prestance quand on a qu'un oeil? On met des faux-cils pour le parer, une voilette pour être belle. On ne se dit plus, oh mon dieu, que faire de toute cette affection donnée à autrui et transmise par les autres?

Comme on est d'emblée étiquetée bizarre, on attire les regards, pas l'affection. On est au centre des choses avec notre oeil central. Et quand l'affection n'est plus en jeu dans les rapports humains, il paraît que cela cause moins de drames. Devenez donc cyclopes, chassez les drames embarrassants. Et la vie deviendra tellement plus simple!

Les garçons ne seront plus timides à force de vouloir fixer mes deux yeux en même temps. Les séduire ne relèvera donc plus du parcours du combattant, et je pourrai les fixer directement, avec moins de retenue. Un oeil, véhicule du désir, un oeil et je serai au paradis.

Au paradis des filles qui ont perdu le contrôle sur les choses.

Quelle belle existence à venir!!!

5 : Les liens végétaux

Mais j’ai une certitude : nous portons au moins en nous une chose inaliénable. Ce sont les liens végétaux qui existent entre notre famille et nous. Une vigne sans fin, avec ses longues pattes m'attache à ma mère, un arbre sûr et profond, comme le liège, me noue à mon père, un flamboyant à ma soeur. Le flamboyant a plutôt la consistance d'un arbuste, mais s'il fléchit et perd sa parure fauve au gré du vent, il ne casse pas. Il est flexible et fiable. J'aime cet arbre aux couleurs qui dessinent mon coeur. Cet arbre mime les travers de ce dernier.

Avec ces arbres, on danse en rond. On se réunit la nuit dans des clairières, quand il y passe encore un lambeau de jour, et lorsque les oiseaux semblent jouer à se faire peur au sommet du ciel. Ils jouent à la marelle entre les étoiles, et dans leurs joutes, des plumes s'éparpillent. Nous sommes des Sioux ces arbres et moi... La vigne n'est pas un arbre me dira-t-on, mais je répondrai que je suis libre de l'imaginer ainsi. Les arbres m'ont toujours touchée, et les fleurs aussi, que ce soit dans la forêt ou bien dans les jardins japonais. Pourtant, je n'aime pas trop le vert. Mais ce vert-là....

Ce « vert » quoi l'on tend...

Ce vert-là c'est ma jungle, c'est ma forêt. Et je ne voudrais pas utiliser d'adjectif possessif. Ce vers quoi je me hisse, péniblement. Mes nervures sont en furie, mes feuilles s'esclaffent en guise de révolution automnale, explosant dans le ciel comme les étincelles et les couleurs d'un feu d'artifice. J'ai eu envie de laisser reposer mes nervures, mais qu'est-ce-que cela aurait changé?

J'ai enchaîné les cigarettes, j'ai fumé entre deux danses, trois danses, entre deux personnes, entre deux sourires, entre deux dragueurs, entre deux niais, entre deux inconnus. Je me suis livrée à la transe de l'arbre en feu. Je sais que si j’étais un arbre, je serais un magnolia. Avec ses fleurs comme des esquisses, un magnolia comme une estampe chinoise. J'aurais des fleurs riches de sens, appétissantes et bombées, qui utilisent leurs formes comme des remparts à la tristesse et aux agressions extérieures.

Je me dirais que la beauté existe puisque je la symbolise, je me dirais que je ressens mes racines par tous les pores, et que je ne peux pas me perdre. Que je ne peux être perdue. Combien de gens cherchent à vous perdre, combien de fois je m'égare.. Si je juxtapose les moments où je perds les autres, pour m'en débarrasser ou les fois où je les perturbe par mes raisonnements paradoxaux, si je comptabilise les fois où je tords ce contact avec mes semblables, si j'ajoute les fois où je me perds en chemin, où je perds mes idées entre dix mille autres, si je te disais que je me fais perdre par un individu pas très fréquentable qui ne doit pas avoir tellement d'intérêt, si je te disais combien je suis à la dérive de moi-même à perdre le fil de mon passé amoureux, de ce passé sentimental qui m'alourdit tellement en ce moment...

Que j'ai de poids sur mon coeur, si tu savais combien j'ai besoin d'être un arbre résistant!!!

Je ne sais pas si en magnolia je serais assez solide, car il faut toujours que je sois solide. Et si je ne l'étais définitivement plus, et si j'arrêtais de jouer au camionneur de pacotille.. Et si je me disais, tu es un faux-arbre, un arbre en carton, qui a peur, comme tout le monde. Si tout le monde avait peur, au fond, et ne le disait pas? Si ce n'était pas un drame de se retrouver dans la peau d'un arbuste, ou dans la peau d'une fleur à longue tige, qui vacille au vent, ou une fleur d'eau soumise à son support flottant?

J'aurais d'autres arbres autour de moi, j'aurais cette sève qui va et qui vient, j'aurais encore le temps de discuter avec moi-même et de trouver un peu de réconfort. Je m'achèterais un oreiller et je déciderais de m'allonger, de déposer ma crinière, de déposer mes armes dans cette clairière, et de me dire que je ne crains peut-être pas autant de choses que ce que je ne le crois...

Aujourd'hui est un drôle de jour.. Le sommeil me perce les paupières, je n'ai pas vraiment eu le temps de dormir depuis 4 jours, et j'ai du mal à butiner sous les rais du soleil, mais j'essaie de faire l'abeille. J'essaie d'accomplir le rôle que je me suis créé. Ma mission. Je suis un électron orphelin, qui s'est voulu libre, qui souffle, et qui dérape de temps à autre. Je suis une fille rèche, et j'ai tout une panoplie d'armures dans mon armoire. Je n'ose pas respirer trop fort en ce moment, penser trop fort, dire trop fort, avouer trop fort. Je possède une ancre,  et je n'ai pas trouvé mon port. C'est bien ce que tu m'as dit, Klyde, tout à l'heure ?

Je dirais plutôt que je fréquente des ports mal famés, des ports mal éclairés entre le roulis, le tintement des mâts et les falots. Je vais et je viens au son du chacha, et mon âme se guérit. Sporadiquement, certes. Je suis la marine de mes rêves, je les plonge dans l'eau de mon mouillage, et je n'y vois pas très clair, entre les algues de mes yeux. Je regarde des heures les abords du port, et je me dis que je vais avoir le mien, c'est sûr. Mais comment faire quand on est une imaginative nomade, alors que l’on  éprouve des peurs sédentaires ? Un port sans ancres se dresse devant moi comme seul objectif. Un port à l'encre de mes maux. Ils se dissoudraient au milieu des fleurs que je lancerais dans l'océan. Je me dirais qu'on finirait par les oublier.. Que ces maux-là termineraient comme les squelettes des matelots, attaqués par le sel et les flots..

6 : La révélation

J’ai envie de lire dans la vie, dans les mots des autres pour pouvoir une minute oublier les miens. Alors qu'est-ce que je vais pouvoir acheter comme livre? Je parcours d'un regard distrait les ouvrages amoncelés dans les rayons de la Fnac. On dirait une pièce montée de livres. Mais ils sont trop neufs ceux-là, je préfère quand ils ont servi, je préfère quand ils sont un peu racornis. Une question me vient à l’esprit : Pourquoi est-on finalement toujours déçus pas les autres? Pourquoi au moment où l'on croit les atteindre, disparaissent-ils comme les diables qui sortent et rentrent de leur boîte???

Alors du coup, je continue à regarder, je continue. Il y a des lettres majuscules, les minuscules dansent dans les rayons. J'ai les oreilles qui bourdonnent. Une petite bonne femme chapeautée me sourit. Elle a une écharpe en lapin et un bonnet en laine. Elle s'approche de moi, et je dois dire que je reste interloquée, mon livre à la main. Elle s'approche de moi, insistante. Je commence à avoir la trouille. Elle me prend la main, la retourne. Elle me dit qu'elle peut lire dans les lignes de ma main. Je l'arrête tout de suite. Je lui dis que je ne crois pas à toutes ces fadaises, et elle sourit encore. Elle reprend ma main droite sans que je ne l'en empêche cette-fois, et elle regarde à l'intérieur.  Je ne dis rien. Elle me demande si je veux savoir, je dis non, comme précédemment.

Elle me fixe encore un instant et me dit les mots suivants:

« Ma petite, tu as une étoile dans la main droite ».

Je reste totalement sans voix car j'ai horreur des phrases à décoder, moi qui en écris et en prononce tant de la sorte. Je ne sais que répondre. Qu'a-t-elle voulu dire? Je ne vois pas pourquoi je scintillerais à ce moment-là plus qu'à un autre ? Je n'ai pas la place pour ce genre de réflexions.  Or, j’ai brusquement eu la révélation. Cette voyante, après m’avoir effarouchée, était entrain de me suggérer la nécessité pour moi de retrouver la lumière au lieu de me laisser obscurcir par les charmes de ce foutu sorcier de Klyde. En effet, depuis que nous avions repris notre aventure là où nous l’avions interrompue en Martinique, quelle déception ! Sa personnalité fuyante et malsaine avait engendré un climat morbide entre nous, et je me sentais comme salie. Il fallait que je réagisse. Heureusement, cette dame sortie de nulle part s’était trouvée sur mon chemin au bon moment.

Alors, Klyde je prends mon courage à  deux mains pour te dire tout ce que tu vas entendre. Et ne m’interromps pas.

Tu es le genre de mec à qui l’on voudrait décrocher au moins une centaine de baffes par jour, rien que pour la gymnastique. Le genre de mec qui t'exaspère avant même d'avoir ouvert tes yeux le matin, le genre de personne dont tu te dis que tu n'aurais jamais dû croiser la route. Comment ne pas succomber, comment se plaindre de sa voix suave, qui ralentit lorsqu’elle prononce les r. Comment ne pas tomber raide devant son regard naturellement végétal ? C'est comme si je refusais de ne faire qu'un avec les couleurs de la Nature tout entière concentrée là.

Tu n'aurais jamais dû essayer de voler les secrets de mon corps. Chacun son jardin. Tu avais suggéré que les nôtres étaient limitrophes, et que tu te sentais si proche de moi.  Moi, alter ego de Klyde? Plus con que ça comme idée, tu meurs...Je n’ai pas vendu ma tête à la course aux amours...Klyde, tu n’es pas un bon plan. Tu es le genre de type qui a une fille dans chaque ville. Tu n'es pas difficile. Et puis les beautés, c'est tellement commun… Tu as même dû changer le mobilier de ta chambre, rajouter des tiroirs pour y ranger tous tes trophées. Mais tu achètes des meubles, pour combler le vide de ton âme que tu crois sereine.

 Cependant, il y a tellement de gens comme toi, mon pote, qui se noient dans la mare aux pulsions, la mare aux stéréotypes, la mare aux citations toutes faites, la mare aux mails ou aux textos que tu copies et que tu colles et que tu envoie à des dizaines de filles..Les pauvres… 

Tu sais quoi ?

Je te trouve commun.

Je te trouve banal.

Un éternuement dans un verre d'eau.

T'as pas la classe.

Pas besoin d'être une grande psychologue pour voir ça.

Même lorsque tes mains se posent sur moi, après, il reste quoi?

Pas grand chose..

Je ne pourrais même pas reconstituer les traits de ton visage.

Tu sais pourquoi ?

 

Parce que tu n’as pas de face.

Et le côté pile, ça marche comment?

Il n'a pas l'air d'exister.  

Il reste quoi de toi, là, vite fait?

Crème à la banane, baisers volés, ta main qui presse mon dos, tu sais...tu sais très bien, ton sourire en coin, tes mots sur le balcon. Tu viens chez moi quand?? Tes envies déclinées par multiples de trois.

Moi je veux juste capter la vie, c'est la plus belle maladie sexuellement transmissible.

C’est peut-être la seule que tu ne connaisses pas..

 Je suis en deuil de toi désormais. Désormais, je change de nom. Je veux qu’on m'appelle Stevie Wonder.

Tu ne vois pas le rapport entre Stevie Wonder et moi?

 Ce rapport me semble évident.

Je suis tellement noire à l'intérieur..

J'aimerais bien jouer de l'harmonica.

Pour m’aveugler encore un peu plus et croire que je peux faire danser le monde. 

J'avais oublié un détail cuisant. C'est mardi gras aujourd'hui. Je vais donc en profiter pour célébrer mon veuvage. Qui m’aurait dit qu’après Kerr, je serais encore tombée entre les mains d’un sacripant de cette sorte ? Mais aujourd’hui, je suis une veuve joyeuse. Cela me rappelle la manière dont on fêtait le carnaval à la Martinique, avec les cohortes de gens dans tous les coins, colorés et hurlants qui défilaient comme ivres de simplicité. Je me souviens encore de ma cape rouge et de mon serre-tête doré avec l’étoile, lorsque je sillonnais les routes de l’île au volant de ma  Smart. J’étais la reine du monde en coulisse…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

7 : La Parfumerie, le tango, et les rêves...

Il paraît que les miracles n’arrivent pas seuls, mais l’un d’entre eux est venu frapper à ma porte dès que je me suis décidée à changer radicalement de vie. Depuis mon retour de Martinique, je ne savais pas exactement où j’allais m’établir. Lyon me plaisait, je m’imaginais avec délectation, anonyme, dans les rues de la capitale, ou encore de retour parmi les miens à Marseille. Mais c’est vers la Suisse, et Genève précisément, que j’orientai mes pas car ce pays représentait pour moi ce que je n’avais pas encore : la quiétude. Je me rends compte aujourd’hui que ce n’était pas un hasard. J’ai eu deux idoles suisses dans mon adolescence : Stephan Eicher, en musique, et Albert Cohen en littérature. A 30 ans, j’ai brusquement ressenti le besoin de renouer avec ces figures tutélaires. La Suisse symbolisait « l’Origine ». Et Stephan comme Albert me parraineraient pour bâtir ma symphonie personnelle. Je n’étais plus seule au monde, puisque nous serions désormais 3 à partager la même route.

Alors que je me trouvais à Genève, très loin de mes propres croyances et de mon tout petit monde, je me suis rendue à la Parfumerie, un ancien entrepôt transformé en salle de bal baroque et intime, où se tenait une soirée tango. Il y avait de grandes baies vitrées et des roses séchées, accrochées aux poutres, la tête en bas, comme si elles voulaient vous indiquer le chemin de vos rêves. Je me figurais être dans une pagode transparente, lorsqu’un homme m’invita à entrer en scène avec nonchalance. J’éprouvai alors un étrange pressentiment. Il me semblait l’avoir déjà rencontré quelque part, mais où ? A côté de nous, sur une table en bois reposait un bouddha portant un collier de perles rouges nimbé dans un parfum d’encens. Il m’a rappelé celui du « Montréal » qui me fixait de ses yeux fendus et intemporels, et que j’ai vu deux fois en rêve.

Cet homme arbore des yeux de jais. Je me retrouve le corps collé contre celui de ce danseur de tango énigmatique. Il porte un costume noir, à rayures satinées. Juste un filet d'air nous sépare. Il a le nez droit. Mes bras sont arqués et mon corps affuté dans cette approche duelle. Mes boucles d'oreilles balaient ma nuque comme des éventails feutrés. Les bras de mon cavalier me servent de rempart. Mes jambes alertes se déploient au va et vient des notes. Brusque accélération qui projette mon visage de biais, légèrement incliné sur la droite, diagonale solaire. Changement de direction, ma joue contre l’épaule gauche de l’inconnu. Je vais savoir plus tard qu’il s’appelle Aaron, une fois que la danse sera terminée. Je deviens princesse ibérique sur cet air de Gotan. Mes pas arabesques sur le sol, ma cheville droite au creux de son genou. Arrêt sur image.  Le silence criard de notre danse retenue m’octroie une revanche sur le monde des autres. Je glisse, tu glisses. La paume de ta main contre mon dos.

C’est lorsque l’homme m’a serrée contre lui que j’ai saisi qui il était réellement. Il m’a dit au creux de l’oreille : « Je m’appelle Aaron ». Tout commença alors à s’imbriquer dans mon esprit. Les différentes pièces du puzzle se mirent progressivement en place. Mon danseur de tango et le singulier personnage qui m’avait interpelée à l’aéroport de Fort de France ne formaient qu’un. Mais que faisait-il donc ici à Genève ? Je me disais que c’était peut-être lui mon ange gardien, et que le cours de toutes les péripéties que j’avais dû affronter jusque là constituait peut-être mon destin. Mais je savais pourtant que je ne croyais pas à cette notion. Je ne croyais qu’au hasard, et je me l’étais répété des centaines de fois ! Je me souviens très bien de ses mots à l’aéroport. Il m’avait dit que je devais trouver mon ange gardien pour accéder à la sérénité, et que ma quête ne s’arrêterait qu’à cette condition.

L’homme aux yeux de jais m’avait donc retrouvée à la Parfumerie dans un but certainement très précis, et je devais le découvrir. C’est pour cette raison que je le suivis jusqu’à son appartement. Des colonnes blanches bordèrent mes songes quelques nuits durant. Les arbres s’agitaient derrière les stores, et une orchidée donnait le la. Là-bas c’est la maison où le temps s’arrête, où les objets sont à leur place, comme s’ils flottaient autour de moi. Et lui, il rit de sa bouche de sage, sans me livrer le secret de sa présence. Il n'en finit plus d'être apaisant et intense. On parla des heures, sans se confier. Nous étions sur les abords du lac Léman, le long des maisons en pierre :

« - Elles ressemblent à des écailles de poisson ces pierres, tu ne trouves pas?

- Tu me fais rire, tu es remplie d’imagination.

- A quoi me sert-elle mon imagination dans la vraie vie??

- Je ne sais pas.. »

J'ai apprécié ce fragment d'existence étrange, et pourtant décevant. J’aurais aimé obtenir plus que tes bougies longues et perpendiculaires, voir autre chose que les photos en noir et blanc sur tes murs. Je me figurais une escapade à Montreux avec ses rues en pente, ses lumières nocturnes et vacillantes, les hautes maisons sculptées, qui avaient l'air d'un autre siècle. Je m'y serais sentie à mon aise parce que j’étais avide de découvrir la clé des mystérieuses paroles que tu m’avais adressées à l’aéroport. Mais tu ne m’as rien livré de plus.

Ma question est : faut-il s'accrocher coute que coute à ses rêves???

Car tout cela ne fut qu’un joli rêve, le temps d’une étreinte, le temps d’un tango. Je suppose que c’est ainsi que cela devait se passer. Il s’est éteint. Comme Klyde. Il n’a pas donné signe de vie lorsque je suis retournée à Marseille. Je devais trouver seule mon chemin, et il n’était donc pas cet ange-gardien au sujet duquel je me posais tant de questions. Je ne l’ai pas rappelé non plus. Je me suis dit que toutes les rencontres que j’avais faites depuis ma « barbare symphonie », devaient avoir un lien. Mon entrevue avec Kerr à New-York, les moments exotiques avec Klyde, le soir de la Parfumerie avec Aaron.

La réalité me semble là pour désamorcer l'enchevêtrement de mes désirs et de mes attentes. Mais mon imagination est difficile à gérer. Je fais quoi de tout ce flot qui bat en moi et qui reste en suspends? Je décide d’y renoncer? Je crois que je suis juste douée pour danser, danser à en perdre le souffle sans me poser de questions. Tournicoti, tournicota dit la fée au prince charmeur...Il la regarde de ses grands yeux, ouverts-fermés, il est là sans y être. Je suis peut-être faite pour être seule : je ne vois que cela. J'ai retrouvé le chemin de mon coeur, mais c'est l'auberge espagnole. Je lui en fais voir de toutes les couleurs, jusqu'au jour où il va me laisser tomber. Je partirai moi aussi, je m'en irai sur le chemin de la sagesse peut-être. Je serai vieille et ridée. Peut-être n'aurai-je pas le regret d'être passée à côté des choses qui m'importaient le plus.

8 : Muerta mariposa

 

J’étais à peine revenue à moi après cet intermède avec Aaron, que les choses se sont à nouveau emballées. Tellement, tellement de rebondissements se sont passés dans ma vie depuis un mois…

En fait, j’ai croisé la route de quelqu’un qui ne ressemblait à aucun des hommes qui avaient croisé mon chemin. Je l’ai connu à Lyon. Il s’appelle Melvin. A côté de lui, Klyde et Aaron se sont transformés en grains de sable pour l’éternité. Depuis que je l’ai rencontré au « Mi Barrio » à Lyon, il n’a cessé, malgré lui, malgré moi, de s’infiltrer dans mes pensées. Je n’ai rien  compris. Lui, oui. Mais j’ai refusé d’accepter ce qui me liait à sa personne. Or, mon être tout entier le réclamait. Il n’a pas voulu me brusquer, il m’a observée.

 

Je n’ai pas compris tout de suite que c’était lui qu’Aaron avait évoqué à l’aéroport. Je n’ai pas senti qu’il était le fameux ange gardien qui devait me montrer mon chemin, jusqu’au moment où ma peau s’est imprimée sur la sienne comme pour une parade tentaculaire, à écouter « Nostalgia » d’Angel Canales des milliards de fois, moi devant l’ordinateur à attendre de ses nouvelles, lui, de l’autre côté, comme si l'on était juste séparés par une ligne d'horizon. « Nostalgia » et l'obscurité nous couvre. Puis je m’endors dans tes bras. Les lumières du petit jour qui nous disent de nous coucher et on ne veut pas y aller, juste parce qu'on a encore besoin de goûter à l'autre.

C’est un besoin animal..

Viens, on s’enfuit loin de tout le reste…

 

Mais le problème c’est que Lola a fait un pas en avant vers Melvin, puis encore dix en arrière. Elle a encore fui. Entre eux a jailli comme une évidence, puis elle s’est envolée, sans mot dire. Elle est restée emmurée dans son silence et sa vie irréelle. Elle a fui à Bruxelles. Elle aurait aimé y rester pour ne plus penser à rien. Et Melvin a pensé à elle des heures. Lui, il a attendu un coup de fil, juste quelques mots de sa part qui lui disent que tout cela, il ne l’avait pas créé de toutes pièces, qu’il avait raison d’y croire. Sans le vouloir, elle lui a brisé le cœur. Lui, il la voulait tellement. La première fois où il était allé à Marseille, pour la retrouver, l’air de rien, il avait dit à son ami Blaise :

« - Je me verrais bien vivre ici à Marseille avec Lola.

Et Blaise de lui répondre :

- Eh mon pote, tu t’emballes. Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? Tu la connais depuis quelques jours à peine, et avec ce genre de filles, tu as intérêt à te méfier… »

Lola était fière et forte, un rayon de soleil il paraît. Elle n'est plus qu'un embrayon de lune. Tu sais ce que veut dire l'expression « ombre de soi-même »? Elle a les yeux très noirs, les mains tremblantes, et pose sa voix pour que ses mots ne s’écroulent pas.

Pourquoi ?

Parce que Melvin en a eu marre de tout ce qu’elle lui faisait subir…

Il a « viré » comme il dit..

Il a viré casaque..

Comment cela s’est –il passé ?

Retour en arrière, un mois avant.

Un mois avant j'ai eu une intuition. Un immense frisson s'est emparé de moi parce que j'ai compris que c’était toi que j’aimais, Melvin. Tu crois que je me le serais avoué, tu crois que je te l'aurais dit? Impossible, car j’avais trop peur. Et puis je suis une personne publique, alors je ne peux pas me permettre d’étaler au grand jour mes véritables sentiments. Et puis je suis la fille derrière qui on court. Je ne peux pas tout assumer. Si tu m'aimes, tu sauras être patient. Je sais que tu seras toujours là, tu me l'as dit. Tu veilles sur moi, et moi je peux tranquillement continuer ma vie de « mariposa ».  Je me rends bien compte que mon histoire avec Aaron était une erreur. D’ailleurs, il m’a suffi de quelques semaines pour qu’il s’évanouisse de moi comme s’il n’avait jamais existé.

Mais moi, qu’est-ce-que je fais à part venir m'inviter chez toi à 3 heures du matin pour écouter de la musique et mentir aux autres ? Je t'étreins un siècle en l'espace de 3 ou 4 heures.. Et j'assiste à la révolution des planètes de tout le système solaire, sans que mon mouvement interne n'ait dérogé à sa propre règle. Je ne m'empare toujours pas de toi. Je m'en vais à la sauvette en te disant des mots doux à voix basse, et je n'ose même pas relever les yeux. Et puis je vais à Bruxelles où tout le monde est beau, où tout le monde est gentil. Pourquoi tout le monde est-il beau et gentil? Parce que je suis en harmonie, parce que je ne suis en fait qu’un papillon très sédentaire, parce que face à toi je me suis brusquement trouvée.  

Bonheur suprême, et pourtant, et pourtant..

Je ne t’en parle pas, je ne te le dis pas..

Comme j’aurais dû le faire, pourtant..

9 : Silencio..

Pourtant je ne l’ai pas fait, et tu as décidé que l’on ne se verrait plus. Tu voulais que je sorte de ta vie avec la même légèreté que celle avec laquelle j’y étais entrée. Au lieu d’être honnête avec toi, j’ai joué le tout pour le tout et je suis partie à Bruxelles avec Aaron car je voulais absolument qu’il me livre mon secret. Je voulais le faire parler par tous les moyens et je ne supportais pas de rester sur un échec. Je me sentais dans un tel état de détresse que je devais savoir qui jouerait le rôle de mon ange gardien. Alors cette quête est devenue une obsession et je t’ai laissé dans le silence. J’ai rassemblé quelques affaires et j’ai passé trois jours là-bas avec cet homme que tu ne connaissais pas. Mais dont je t’avais parlé. Sa seule existence te hérissait, et moi, je suis passée outre tes avertissements. Lorsque je suis revenue, sans information supplémentaire et déçue, je t’ai appelé à de nombreuses reprises. Aucune réponse de ta part.

 

Lundi 12, bonjour tristesse. J'aurais du le pressentir, mais je n'en ai rien su. Mais mardi 13, le monde a changé de face, et je suis prise dans ce tourbillon de peine au sein duquel j'arrive à peine à surnager. Je n’arrive plus à dormir, et une toux chronique a envahi mes poumons. Je ne peux le dire à personne tellement j’ai honte. Et puis personne ne comprendrait rien. Je suis une fille secrète, pétrie de contradictions, qui n’arrive pas à partager sa détresse avec les gens qui comptent vraiment pour elle, et surtout avec eux. Je ne veux pas qu’ils s’inquiètent pour moi. Je dois assumer.

Je suis mon sort de Mariposa sur un air de boléro. Je ne dors pas, cela ne sert à rien d'autre qu'à oublier. Les secondes me semblent des heures, mes gestes plus lents, mes paroles ne sortent pas, ma toux continue de m'arracher la gorge. J'ai l'esprit écorché. Mes jambes ne portent plus qu'une ombre. Je fais ce que je peux, je réfléchis en permanence, j'aimerais m'oublier. Je regarde le ciel au travers de la fenêtre, je n'ai pas envie de parler, et je n'arrive même plus à respirer. Je tousse des heures entières pour éjecter très loin de moi cette tristesse. Yo soy la muerta Mariposa...

 

Combien de temps vais-je devoir passer ainsi ? Je suis l’actrice principale de ce lundi noir, ce jour où j’ai failli te perdre, où j’ai failli tout perdre. Tu m’as abandonnée parce que je t’avais rencontrée depuis longtemps déjà, mais j’avais choisi de suivre la route d’Aaron, l’homme aux yeux de jais. Tu m’avais pourtant prévenue. Il ne me reste plus que le très lointain chant des oiseaux, morne comme mon quotidien, et il faut que je m’habitue à cette tristesse inexorable. Je suis dans un état d’égarement tel que je veux rester laide, avec mes yeux de poisson bouilli et mon apathie.

Je me souviens pourtant qu’entre nous, tout avait commencé un soir pas comme les autres, 4 mois auparavant. Nous nous dévisageons, un peu surpris. Cela se passe un soir, à Lyon, au « Mi Barrio ».

J’y suis venue avec un ami pour y passer le week-end. Cet ami-là m'avait tellement parlé d'un certain « Melvin », mais tellement, tellement parlé...Une espèce de DJ. Je me suis dit :

« C'est qui encore celui-là? De quel genre de loup s'agit-il? Encore un qui s'est pris pour un DJ ou pour quelque chose. On va encore me faire le coup du beau gosse.. » 

J'étais un peu blasée, et j'écoutais mon ami Jérémie d'une oreille, sur la route qui nous emmenait vers Lyon.

C’était un 20 octobre.

Je m'étais dit que changer de coin me ferait du bien l'espace d'un week-end...

Melvin, de son, côté, de l'autre côté des quais de Saône, a dû se dire ce genre de choses:

« C'est qui encore cette copine de Jérémie, avec laquelle il se radine au « Mi Barrio » ce soir ?? Encore le genre de danseuse de salsa qui cherche à faire fondre les gars à la pelle.. Ou alors l'archétype de la blonde au sourire figé qui rit de son rire de bécasse à intervalles réguliers... »

Mi Barrio, 22h à peu près.

« - Tiens, il est là Melvin..

   - C’est elle « ma surprise », Jérémie ?

   - Mais Jérémie, de quelle surprise s’agit-il ? Ca me gêne tous ces sous-entendus. » 

Je deviens rouge comme une tomate. Mais bon, je gère à ma façon, avec ma main gauche qui arrange une mèche ombrant ma paupière gauche. Je prends une posture de « leona », comme devait le penser Melvin. But de la mission : découvrir un peu l'intérieur du beau gosse qui se plante en face de moi.

De l’autre côté, mission du beau gosse, donc, de Melvin : se présenter sous son meilleur angle. Alors lui, son truc, je l'ai compris assez rapidement à vrai dire, c'est d'arcbouter le coin droit de ses lèvres, histoire de se composer un profil de jeune premier. De sa voix rauque, il me lance un « très naturel »: « Bonsoirrrrrrrrrrrrrrr.... ». Et il n'en finit plus de s'occuper d’elle. Il n'en finit plus de lui servir des mojitos. Mais elle est maligne, elle ne les boit pas tous. Juste à moitié, histoire de faire honneur à l'hôte de ces lieux, mais elle veut garder la tête froide. Il l’invite alors à danser des zouks love, et au moment où il cligne des yeux pour mieux viser sa bouche, elle pose sa tête contre son torse. Enfin, vaguement, d'une manière qui ne soit pas trop appuyée pour qu'il ne se pense pas en terrain conquis. Melvin doit se sentir un peu intrigué et vexé, car il n’a pas pu aller au bout de son assaut.

Lola est une amazone de l'amour. En armure, derrière sa futilité apparente. Elle veille à ce que l'on ne trousse pas ses jupons. Elle choisit d'être ou de ne pas être assaillie comme une place forte. Elle croit qu'elle a fait la nique à un loup de plus... Mais un loup quand même assez intéressant. Il a bien failli lui faire chavirer son petit cœur, or elle a gardé le cap. Il a juste réussi à la faire rire. Mais le problème est le suivant : quand quelqu'un la fait rire franchement, c'est qu'il a déjà gravi quelques marches de son fragile appendice cardiaque.

Et je ris, je ris, et là, je les bois ses mojitos en entier. On se rapproche imperceptiblement. Je respire son odeur, elle me parle, je perds mon imagination à l'abri de son souffle qui se rapproche de mon oreille. Il ne me dit rien, il me regarde, et je le regarde à moitié, l'air de rien, et je repense à ses intonations, aux Lebron Brothers que l’on écoutait en boucle, à son rire, à tous nos jeux de mots...

Quelque chose s'inscrit en ce 21 octobre...

Mais quoi donc ? 

 

Je me suis mise à le regarder, et le reste s’est écrit, 7 mois avant ce foutu lundi noir de Pentecôte. Il a pensé tout de suite à elle, dans un autre lieu, en l’imaginant assez dévêtue, il doit l'avouer. Il a tout de suite capté son énergie. « Tu es une fille pétillante », a-t-il envie de lui dire.

Mais aucun son ne sort. Qui est-ce? D'où sort-elle? Il doit encore s’agir d’une Belle de nuit. Melvin, ne te trompe pas à mon sujet. Je suis une survivante, je suis une étoile de mer qui se serait égarée dans un fleuve. Je vis de froid. Mais ma tête me sauve. Il paraît que je suis cérébrale.

C'est sur mon visage que se concentre toute son attention. Mais là, honnêtement, je n'ai pas envie qu'on me dérange. Ne cherche pas à faire intrusion sur ma planète, tu pourrais te brûler les ailes. Il s'agit d'un jeu de rôle. Il ne comprend pas encore et tant mieux pour lui. Car il va souffrir, par ma faute. Lola aimerait dire à Melvin:

« Tu ne le sais pas encore, ta vie ne sera plus jamais la même. Tu vas errer un moment encore. Pour ton bien, il le faut. Mais je voudrais que cela se passe autrement. »

J'aimerais être une fille lisse. Une fille qui aime skier, jouer aux cartes et faire du point de croix. Une fille qui ne sort pas le soir. Une fille qui regarde volontiers la neige tomber contre les vitres. J'aimerais apprécier la vie et son long fleuve. Sortir de mon état d'impatience permanent. C’est épuisant, et j'ai du mal. Je me dis que sans rêve, je succombe, mais avec mes rêves, je creuse mon abîme. Je suis la fille abîmée par ses rêves.

J'aimerais être une grande brune incendiaire aux lèvres rouges. J'aimerais mesurer deux mètres. J'aimerais n'avoir peur de rien, ne pas être en permanence inquiète. J'aimerais me dire que j'ai le temps et que j'ai à peine dix-huit ans. Non, en fait, je n'aimerais pas. Parce que je souffrais encore plus à dix-huit ans et que je me trouvais horrible.  J'étais blonde et terne. J'étais blonde et je vivais sur un fil. Je ne voyais pas le bout. Je pensais que je n'y arriverais jamais. Arriver jamais à quoi? Je ne le sais même pas..

Et Melvin, en me regardant, il ne sait pas encore tout cela.

Il va mettre le doigt dessus. Mais il va pourtant se rendre compte que je suis une grande enfouisseuse de souffrance. Avant, je passais souvent mon temps à rendre le ciel gris, mon casque de walkman vissé sur les oreilles. Je maudissais le ciel, ma famille et tout ce qui va avec. Je me rêvais grande voyageuse. Et pourtant je n'aurais jamais pu m'éloigner des miens. J'étais en état permanent de statu quo. J'étais une étincelle non encore allumée dans l'éternité. Je ne revivrais ces moments arides de l'adolescence pour rien au monde. Je suis devenue ce que j'ai pu. Mais je ne suis pas douée de tellement d'intuition pour moi-même.

J'ai du mal à anticiper..

J'ai du mal à cerner les autres.

10 : Quand on est devenus un

Tu te souviens de ce soir?

Ce soir où l’on a pris la photo cheveux contre cheveux. Nos deux larges sourires étincelaient. On ne savait pourtant pas. Quel choc. L'histoire allait s'écrire. L'hiver fut chevrotant. Je ne sais pas bien ce qui s'est passé en janvier, ni en février, en mars la vie a basculé, mais au printemps, en avril, le fil s'est découvert. Il nous avait enlacés et mes mains te cherchaient sans que je ne m'en aperçoive. On était un. Mais on était sourds. Surtout moi, sourde, sotte et aveugle.

Je crois que ce devait être le 14 décembre, mais j'ai oublié cette date pendant des mois. En fait, il y a tellement eu d'instants symboliques, qui ont compté, qui ont bâti cet édifice, invitus invita, c'est-à-dire un peu comme dans notre dos, un peu comme à notre insu. L'histoire s'écrivait. Il n'y avait pas de conteur, il y avait juste des témoins qui se demandaient s'ils étaient vraiment acteurs de quelque chose, et puis ceux qui ne comprenaient pas, ceux qui n'y voyaient que du feu. Il y avait les curieux, et les pas concernés par notre tapage peu discret. Je jouais à ne pas être. Tu jouais sur mes traces.  

Lola se disait : « Mais où est-il ? Il avait dit qu'il serait là et cela fait trois semaines que je ne l'ai pas vu. Il tarde. De toute façon, je ne vois pas pourquoi j’insiste. Il y en a dix comme lui, et j'ai tout une armoire remplie de proies, bien au chaud. Je suis la chasseuse de l'obscur.

Et lui, pendant tous ces jours, il fixe la mire de son ordinateur, il attend pour savoir si elle fera son entrée en scène par mail ou par chat interposé. Ils se parlent rarement au téléphone. Il voudrait pourtant entendre sa voix, et il pense qu'elle le considère comme un amusement de plus, mais il ne devine pas qu'elle est trop émue lorsqu'elle entend sa voix au creux du combiné, et qu'elle use de toutes les ruses de Sioux qu'elle connaît pour ne pas faire sortir leur histoire du cadre de la fiction. C'est si pratique de faire comme si de rien était.. Pas vrai Melvin?

Lui, il a compris les règles du jeu et il vit à la lettre sa vie de papillon. Il vit aussi sa vie d'oiseau multicolore. Il fait frémir son plumage, surtout quand il danse des zouks avec d'autres, et que Lola fait semblant de ne pas y penser à tout ça..Il ouvre son bec et picore ce qu'il trouve de beau sur sa route, de beau et d'éphémère..Il n'oublie pas de lustrer ses cheveux et de recourber la commissure de ses lèvres, en haut à droite. Il connaît bien ce mécanisme qui lui dessine une fossette arquée, comme si elle se tenait là par inadvertance.. Melvin, c'est le genre de personne que tout le monde aime, parce qu’il en impose sans le vouloir.

Il est de bonne humeur, il chausse ses écouteurs et il te fait planer. Il a une bague d'argent ciselée avec beaucoup de sobriété à l'annulaire droite. Je l'ai remarquée tout de suite. Elle habille ses mains de géant lorsqu'il pianote agilement sur le clavier de son ordinateur, ou lorsqu'il mixe ou qu'il cherche un son. Il fixe alors droit devant lui et d'un trait imperceptible, tu croyais qu'il regardait ailleurs, mais c'est toi qu'il regarde, Lola. Vous êtes deux papillons qui vivent de leur vie secrète, en suggérant, mais sans se dire..

Ils se frôlent Melvin et elle, se retrouvent par à coups.. Ils connaissent leur légèreté respective, ils s'observent en pensant chacun que l'autre est ridicule de vivre cette vie avec un épanouissement affiché. Rien ne laisserait supposer dans la vie pailletée de Lola et dans l'aspect évanescent de ses cheveux, pas plus que dans la décontraction de Melvin que ce 14 décembre-là a bien existé, une aurore devenue mythique pour eux, qu'ils s'appliquent à conserver dans la pagode des souvenirs magiques. Que se passerait-il s'ils l'ouvraient à nouveau cette boîte magique?

Ils connaissent trop le sort de la boîte de Pandore...

J'y pense le matin, le nez dans mon café, j'y pense à mon boulot, j'y pense à la nuit tombée. J'ai envie de te revoir Melvin, enfin je ne sais plus trop, je ne sais plus si j'y pense ou pas, mais j'y pense quand même. Jusqu'au moment, jusqu'au fameux soir où le monde change de tête, une fois de plus. De fée, sont mes cheveux, défaits sur les rives de ton canapé magique, lorsque la dernière personne est allée se coucher. Défaits mes cheveux lorsque j'ai posé mes lèvres sur les tiennes. J'ai fermé les yeux. Oui, c'est moi qui t'ai embrassé la première ok, je le reconnais. Presque par inadvertance, mais pendant un très long moment, comme pour rattraper le temps que nous n’avions pas passé à le faire depuis ces derniers mois.

Nous sommes près de sept mois après leur première rencontre, et elle fait quelques pas dans son salon pour se rapprocher de la fenêtre, car elle a cru sentir l’odeur de Melvin. Elle avance, chancelante, elle est tellement émue qu'elle a envie de pleurer. Elle sent un froid immense au fond de son coeur. Elle ouvre la fenêtre et un grand coup de vent lui fouette brusquement le visage. Elle se sent stalactite. Elle aimerait flotter dans les airs, se sentir légère, et que tout ce poids qui pèse sur ses épaules se volatilise brusquement.

Car la dernière conversation téléphonique qu'elle a eue avec Melvin a été fulgurante.

Elle revenait de Bruxelles où elle avait passé tout un week end à danser, et se perdre en tours de passe-passe. Il lui avait semblé réaliser l'attachement qu'elle portait à Melvin, et elle comptait enfin le lui dire. Lui dire qu'il comptait tellement pour elle. Mais elle avait tardé. Elle lui avait envoyé un simple texto durant les soixante-douze heures qui avaient paru interminables à ce dernier. Il contenait les mots suivants:

« Je vis un rêve éveillé, cette ville est merveilleuse et je me sens revivre. C'est l'un des plus beaux week-ends de ma vie. Bisous, je t'appelle quand je rentre... »

Rupture dans l'esprit de Melvin, colère, hargne, dégoût, désarroi. Le monde change de face. Et quand il prend une décision de cette importance, il ne change pas d'avis. C'est quelqu'un d'intègre qui emprunte des chemins radicaux, et que rien ne peut faire revenir en arrière. Quelques jours avant qu'elle ne s'en aille dans le Nord, il l'avait pourtant prévenue, et elle était montée sur ses grands chevaux. Il lui avait dit :

« Je vais virer, Lola, je sens que je vais virer. »

Elle n'avait pas compris le sens de ce verbe, et avait pris ces mots pour une sorte de menace. Elle avait réagi violemment, instinctivement, outrée par le fait qu'un garçon ait demandé son dû, ait exigé une position claire de sa part. Elle lui avait rétorqué que personne n'avait le pouvoir d'aliéner sa liberté, qu'il n'avait pas à la soumettre, et qu'elle ferait ce qu'elle voudrait à son rythme..

Sauf que le paramètre qu'elle semblait avoir occulté était la patience de Melvin. Cela faisait des mois qu'il attendait qu'elle vienne enfin vers lui, sans barrière. Qu'elle n'ait pas de réserve, qu'elle n'ait pas honte de leur relation clandestine. Il voulait qu'elle l'assume, et qu'elle le reconnaisse en public, aux yeux des autres, comme dans l'intimité. Mais Lola voyait les choses autrement. A commencer par le fait qu'elle se soit rendue à Bruxelles avec son ex. Sa dernière aventure en date avec laquelle elle avait rompu depuis peu. D'un commun accord. Enfin, cela lui restait peut-être encore au travers du gosier.

Melvin ne dormait pas..Melvin avait tout compris tout de suite. Au moment où elle lui avait menti. Et Lola s’était leurrée si elle avait cru être discrète. Les antennes de ce dernier s'étaient immédiatement déclenchées, et il avait bien compris le manège de la petite dame. Ce dont elle ne se doutait pas non plus, c'est que l'attrait qu'elle exerçait sur Melvin ne pouvait pas durer éternellement, et qu'elle était entrain de semer les prémices de la tempête qui pèserait bientôt sur sa tête, celle-là même qui lui arrachait des larmes gelées en ce moment-même..

Triste soir de pleine lune, triste soir de mai, triste soir de Pentecôte qui voyait s'étioler ce lien si particulier qui s'était construit avec Melvin. Elle repensa à tout cela en un rien de temps. Elle finit par s'écrouler sur le sol après avoir glissé le long des barreaux du balcon qui la séparaient du vide. Ils l'en séparaient à peine, et elle s'agrippait à eux. Elle ne savait même pas pourquoi. Ce lundi noir marque encore sa mémoire. La sonnerie monocorde de ses appels résonnant dans le vide, hante ses oreilles. Elle n'arrive pas à joindre Melvin. C'est lundi 12 mai. Il doit dormir. Son téléphone est éteint. Il ne répond pas. Elle le rappelle plusieurs fois d'affilée, sans plus de succès.

Elle réitère. Lui demande dans un premier temps, par répondeur interposé, de la rappeler, avec une douce voix. Elle se dit qu'il doit dormir et qu'elle ne veut pas le réveiller. Enfin, elle espère qu'il dort. En fait, elle sait très bien qu'il ne dort déjà plus, et cette hypothèse lui ravage l'esprit. Que fait-il donc alors? Elle sait qu’il laisse souvent sonner son téléphone dans le vide, quand il ne veut pas répondre. Il est radical, et quelquefois, il a envie de la faire attendre.      Mais là, cette attente est une véritable torture. Elle comprend alors le sens du mot « virer », et cette certitude prend corps en son esprit. Elle est bien allée à Bruxelles à un moment crucial, avec un homme dont la présence faisait mal à Melvin. Elle n'a pas eu de scrupules. Elle n'a pas voulu le reconnaître. Elle l'a relégué au second plan.

Il aurait tellement souhaité qu'elle ne parte pas là-bas, qu'elle lui dise seulement: « Je reste avec toi ». Mais elle ne l'a pas fait.  Elle s'est envolée loin, de son vol de papillon. Il ne veut plus rien savoir d'elle. Il pense déjà à quelqu'un d'autre. Elle essaie une fois de plus de l'avoir au bout du fil, pour faire semblant qu'elle se trompe, et que tout cela n'est pas vrai. Pour faire taire ce cauchemar qui bat déjà en elle et s'accroche à ses tempes.

Elle est déjà en deuil, avant qu'il ne lui réponde.

Quelques poignées d'heures après, elle aimerait que ce qu'il vient de lui dire au téléphone, sur un ton sec et indifférent, n'ait jamais existé.

 

11 : Il fait froid.

J’avais ensuite réussi à le joindre et je lui avais dit :

« - Il fait terriblement froid...

Je regrette immensément ce que je t'ai fait subir..

- Ce sont des foutaises, Lola. Des paroles tout droit venues d'un roman de gare.. »

Comme j'aimerais être un roman de gare, me transformer..

Je hanterais les gares dans les sacs des femmes, qui, avec un peu de timidité ou de retenue essaieraient de me lire tranquillement à l'abri du regard des autres. Au moins j'aurais une fonction et une identité. Au moins, je sentirais les mains tièdes des lecteurs sur ma couverture, au moins je ne me dirais pas que la vie est finie, et que mon ventre se tord.

J'aurais toujours au moins un ami qui avancerait ses lèvres vers moi, pour me lire de plus près. On s'intéresserait au moins à mon individualité, en essayant de me décrypter entre les lignes. Je serais admirée, longuement observée par des yeux divers sur les étagères de la librairie-presse de la gare. Dans la lumière et vivante, ou allongée sur la tablette d'un usager de la SNCF. Et puis à la gare, j'aurais l'impression que je vais quelque part. Peu importe où, c'est la potentialité qui compte. J'aurais l'impression que je suis en partance et que la vie m'anime.

Ce soir, je ne suis pas à la gare, ni dans le sac d'une lectrice avide d'histoires d'amour, ni sur le rayonnage d'une presse. Ce soir, je n'allume pas la lumière parce que je veux rester dans le noir. Ce soir, j'ai tout raté et la vie me le rend bien. Ce soir je me sens tel un microbe. Un microbe qui a ce qu'il mérite. Je viens de me rendre compte que la personne qui fait battre mon corps me lâche, me vilipende et me bannit. Je me retrouve hors de ses frontières, ce soir, un immonde et fatal soir de mai. Et pourtant, c'est précisément le moment où la nature s'allume de mille feux. Mais la Nature me fait gerber. Je veux juste me saouler, je veux juste disparaître. Je me terre dans mon canapé, je ne veux pas sortir. Je ne veux pas dire aux autres que je suis une garce, doublée d'une ratée. Je veux juste me consumer et faire comme si je n'avais jamais existé.

Je ne peux pas vivre sans lui, je ne peux pas me faire à l'idée qu'il est dans les bras d'une autre. Je ne peux pas me dire qu'il la touche comme il l'a fait avec moi. Et je connais chacun de ses gestes. Douloureuse ironie. Ma mémoire, ne te souviens pas, o ma mémoire, souviens-toi. Ne me laisse pas oublier, il ne me reste que ces images. Mais ces images de nous deux sont en permanence perturbées par celles qui m'assaillent, d'elle, cette fille qui m'a remplacée, et de toi.

Toi, sa tête contre elle, toi qui la caresses, toi qui la regardes et qui l'embrasses pour la première fois, toi qui ne fais pas que ça...

Je sais tellement combien tu vas au bout des choses.

Je me ronge les ongles, je fume encore et encore. Je vis dans un hors-temps où je ne dors plus. Les heures deviennent des blocs de béton. J'ai des crampes au ventre parce que brusquement je réalise que tu as tourné la page. Et je me dis que cela couvait, et je ne vois aucun moyen de sortir de ma détresse. Au bout de trois jours, je finis par me dire qu'il y en a peut-être un. Je dois aller à une soirée salsa en Suisse le 17 mai, et je sais que Melvin doit y mixer. Je sais qu’il sera là. ELLE, l’autre, celle avec qui il est entrain de m’enterrer, sera peut-être là aussi. Mais tant pis. Je préfère souffrir, mais le voir. J’envoie alors un texto à Melvin :

« Je viens ce week-end en Suisse, je veux te voir, il faut qu'on parle. Je pense que tu te trompes complètement sur mon compte. »

D’habitude, j’ai du mal à retrouver mon chemin.

Je n’ai pas le sens de l’orientation, et l’espace réel ne m’intéresse que très peu en comparaison des mondes imaginaires et potentiels que je me crée. J’ai mis une robe qui n’est pas mon style. Je ressemble à Jackie Kennedy. Elle est noire, sobre, longue. Près du corps. Je crois que j’avais besoin de sentir mon corps, je crois que j’avais besoin de réconfort tout contre ma peau, je crois que j’avais besoin de sentir le contact de l’étoffe pour me dire que j’étais en vie, me sentir autre chose qu’une ombre.

Mais ma fatalité est tout autre. Je suis une ombre quoi que je fasse. Le froid me fouette le visage. Je déambule hagarde sur le chemin qui me mène vers Melvin. Je ne sens même plus le poids de mon sac lorsque je sors du métro, parce que le poids de ma détresse m’a déjà envahie. J’ai du retard sur le destin. J’ai du retard sur le bonheur, je suis un zombie. Mes cheveux cachent les larmes qui n’arrêtent pas de couler. Elles finissent par former une rivière sous mes pas, une rivière que je ne vois même pas, tellement je fonce vers mon but. Les rues me semblent désertiques et ma gorge s’est asséchée. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même depuis cette semaine noire. Mais je vais quand même vers lui.

Lorsque j’arrive au bas de son immeuble, mon cœur bat à se rompre, et je manque de m’asseoir dans la rue, de me laisser tomber sans avoir pu l’éviter à l’endroit précis où je m’arrête. Je l’appelle, et lui dis que je suis là. Il est forcé de me croire, et je suppose que c’est mécaniquement qu’il m’ouvre la porte. Je prends l’ascenseur, mais il m’est impossible de décomposer mes gestes, même si j’ai l’impression qu’ils se solidifient. Tout se brouille lorsque j’arrive au troisième étage de son couloir et que je vois la porte entrouverte.

Je ne maîtrise rien. Je ne sais même pas si je suis heureuse d’être là, si je suis soulagée de pouvoir exprimer ma douleur et ma peine. Je ne voudrais tellement pas qu’il croie que je cherche à susciter sa compassion et à le prendre de force, par les sentiments. Il est là, assis sur le canapé, ce canapé où nos amours ont débuté, ce canapé où l’on a tellement fait la fête lors des fêtes qu’il organisait souvent. C’est notre jardin d’Eden, c’est le lieu qui a fait se rapprocher nos peaux, c’est le lieu de notre alliance, et de mon malheur, désormais. Il n’est pas prêt à m’écouter, mais je me lance dans un cri désespéré…

« Ne me laisse pas… Ce n’est pas possible que tu en aies aimé une autre aussi vite et autant que moi. Je t’aime de toutes mes forces, Melvin, et la vie est devenue un véritable cauchemar. Reviens en arrière, ne te braque pas. J’ai fait de nombreuses erreurs, je t’ai fait souffrir, et je t’avais pourtant bien prévenu que ça allait se passer comme cela, mais tu m’as dit que tu m’attendrais, que tu serais patient, et je sais que j’ai abusé de cette patience, que je t’ai brisé le cœur. Mais pardonne-moi, effaçons tout ça, et reprenons les choses là où elles auraient dû commencer. Prends-moi dans tes bras, je suis prête… »

Au moment où je me lève pour foncer vers lui, il me repousse.

Je tombe encore d’un étage, car j’aurais espéré qu’il revienne sur sa décision. Mais je me suis totalement trompée. Il me fait me rasseoir, en me disant avec un léger zozotement qui trahit son discours quand il est préoccupé ou ému, que je ne pourrai rien changer à la situation, car il est amoureux d’une autre :

 « La porte de ma bergerie était ouverte, et le loup a fini par y entrer.. »

Je n’arrive même pas à éprouver de la vengeance ou de la haine pour ce loup, pour cette fille qui m’a dérobé son cœur. Pour cette voleuse. Au sein de la cour des miracles, je suis une gitane bien plus insidieuse et rouée. Je suis malfaisante et je le sais. Il a fini par découvrir que je n’ai pas un bon fond, que ma tête est pavée de mauvaises intentions, et que je suis le poison qui l’a fait cogiter et se sentir mal pendant des mois. Il m’a juste dit :

« Elle est l’eau, et toi tu es le feu. Vous êtes totalement opposées, et j’ai besoin de sérénité. Je me sens enfin apaisé, car elle m’aime et car elle m’assume. On fait des choses simples et elle me comprend. Elle est aussi douce que ce que tu es violente et impulsive. Tu me fais peur, Lola. Tu m’as maintenu dans un état d’intranquillité tel, que la seule solution pour moi était de rompre ce lien d’un coup sec. Ma décision est irréversible.. »

Je ne pensais pas que je pourrais souffrir encore plus, juste un cran au-dessus de tout ce que j’avais subi les jours derniers. Et pourtant, c’est exactement ce qui se passe. Mon cœur éclate, mes pleurs jaillissent Il m’est impossible de les arrêter et je vois trouble, mais je résiste, j’ai besoin de lui répéter à quel point il se trompe :

« Mon amour, je suis sûre que tu es totalement aveuglé parce que tu m’en veux, parce que je n’ai jamais pu assumer notre relation au grand jour. Parce que j’ai continué à mener ma vie de papillon, parce qu’égoïste, je me préoccupais essentiellement de mon plaisir. Je ne t’ai pas considéré comme une personne, mais comme un objet, et lorsque j’étais à Bruxelles, tout s’est soudain mis en place dans ma tête. J’ai compris que c’était toi, que tu étais l’unique. Je te le demande à genoux, reprends-moi… »

Je me rapproche de lui et m’agenouille sur le sol, face à lui, qui a du mal à comprendre que je puisse faire une chose pareille. Je n’ai plus aucune pudeur, j’ai sombré depuis bien longtemps, pendant toutes ces heures tristes et sourdes, où, cloîtrée chez moi, je me suis repassé en boucle tous ces moments d’intensité et de profondeur avec lui. J’ai déjà pleuré des kilomètres de larmes, et j’ai cherché à dissimuler mon visage boursouflé. Je sens que c’est la fin, et il m’aide à me redresser. Je veux lui voler un baiser et me coller contre sa bouche, mais il me repousse à nouveau. Comment ai-je pu m’illusionner avec des types sans consistance comme Klyde ou Aaron ?

Lui, il est le genre de personne qu’on ne peut acheter. C’est lui qui décide. Il a de la peine pour moi, mais il garde le cap. Moi qui croyais que je pourrais le faire changer d’avis, je m’aperçois à quel point il est dur et déterminé. C’est un être si sensible et cérébral. Je sais qu’il est juste et que ma requête reste à l’orée du bois. Un bois qui est désormais gouverné par un loup que je ne connais pas. J’en cerne juste à mes dépens l’insidieuse puissance. Je me rassieds alors sur le canapé et je le fixe en espérant que, magiquement, je pourrai envoûter son esprit pour lui faire baisser sa garde. Il me parle posément. Cependant, il n’arrête pas de faire de brusques mouvements avec sa jambe gauche, et d’enchaîner les cigarettes. Il me dit qu’il est conscient de ce que ma démarche peut me coûter, mais il pense que c’est trop tard. Il a du mal à croire à mon amour, et il pense que c’est une réaction démesurée de fierté. Comment pourrait-il me croire, en  effet, moi, la reine des menteuses ?

Je sens une langueur m’envahir, une langueur telle que je ne sais plus s‘il faut que j’essaie encore de le convaincre de mon authenticité, ou bien si je dois m’en aller. En plus de cela, un ami sonne à sa porte, un ami à qui il a raconté un mensonge, à qui il a dit qu’il n’était pas encore chez lui, alors que nous y sommes depuis une heure. Il a essayé de l’éloigner, mais l’ami lui a dit qu’il l’attendrait dans sa voiture, qui est d’ailleurs garée juste en bas de chez lui. En sortant, je vais donc tomber nez à nez avec lui.

Je reste digne en le croisant au bas des escaliers, le nez rouge et les yeux gonflés. Je le prends dans mes bras en lui demandant de ne pas me juger et de ne pas chercher à savoir ce qui a bien pu avoir lieu. Et je reprends ma déambulation de zombie dans le sens inverse. C’est mon chemin de croix. Je suis aussi vide qu’en venant et j’ai envie de disparaître…

12 : La soirée en Suisse

Mais je décide quand même d’aller à cette soirée en Suisse. Je sais qu’il va y mixer, c’est sûr. Il sera seul ou accompagné, peu m’importe, mais je veux le voir, et je veux qu’il comprenne que je pensais tout ce que je lui ai dit. Je veux qu’il prenne conscience de la douleur avec laquelle je ne fais plus qu’une désormais. Je veux qu’il en voie les stigmates sur mon visage. Ce serait trop facile qu’il échappe à cela. Je veux qu’il me voie dans mon élément, je veux qu’il voie mon feu se transformer en glace, je veux qu’il assiste à mon inexorable décomposition. Et pour fêter mon exécution, je vais mettre une robe en dentelle rouge et noire, de style cabaret, lacée sur le devant, les épaules nues. Je ferai tourner mes volants, comme pour exorciser ma peine. Je me forcerai à sourire le plus possible, à danser le plus possible. J’ai besoin de m’étourdir.

J’ai besoin de tromper ma peine, de lui tendre un piège, pour qu’au moment où elle est si vivace, elle se métamorphose en force. Je veux ouvrir ma face et mon cœur au monde, tout en ne dévoilant à personne les causes de cet étrange état d’adrénaline. Seules certaines amies proches savent le drame qui sourd en moi. Seule mon amie Thérèse sait à quel point je suis effondrée. Je voudrais me dissoudre dans le vent, je ne sais même pas comment mes jambes me portent et d’où me vient cette énergie fulgurante qui me fait enchaîner danses et tours.

Je crois que c’est comme dans le cas des maladies incurables. Avant le terme et la fin inexorable, les malades connaissent un dernier sursaut, comme un chant du cygne. Je crois que c’est ce que je ressens en ce moment-même. Je danse avec l’énergie du désespoir. J’aimerais qu’en me faisant tourner, un danseur me projette par terre, ou contre l’estrade au sommet de laquelle mixent les DJ’s. Je le vois, Melvin, tout en noir. Au dos de sa chemise scintillent de petits ronds brillants. Il se dresse, majestueux et beau à en mourir. Il fait semblant de m’oblitérer, je fais semblant de voir tous les autres sauf lui.

Je suis l’une des premières à ouvrir la soirée, et il ne peut pas me rater puisque je danse sous son nez. Mais il ne me jette même pas un regard. J’ai l’impression de faire partie du décor. Alors je canalise encore plus ma rage dans la mouvance de mon corps. Un photographe est là, je ne sais pas trop pour quoi.. Pour immortaliser l’évènement, je suppose, qui a d’ailleurs lieu dans un magnifique théâtre de Genève, le théâtre Pitoëff, tout en bois. Il me fait penser au décor du « Fantôme de l’opéra ». Des tentures fauves en recouvrent l’arrière-fond et des loges surplombent la scène et le parquet laqué.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          Mes yeux trempent ma cigarette, je lui arracherais presque la sienne. Ma vie ne sera plus jamais la même, et il commence à croire que ce que je lui raconte, je l’éprouve vraiment. Il le voit au travers de ma tristesse. J’aimerais pouvoir croire à ce que je raconte, mais je sais bien que je me joue un tour. C’est pour tromper ma peine, c’est pour me donner un peu de répit. Je n’ai pas de contenance, je vois mes amis au travers d’un halo de lumière, je parle aux gens mais je ne les écoute pas. Je m’en fiche éperdument, je ne regarde que toi, et j’aimerais tes mains sur moi, tes mains sur mon corps, tu sais, comme la première fois, lorsque j’ai tourné ma tête sur la droite.

Cette fois où je me suis retrouvée projetée dans ton grand tourbillon.. Je veux te toucher, je veux que tu cries combien je t’ai fait mal.. Sinon, sinon j’allumerai un incendie. Je vais devenir pyromane pour oublier, je vais finir par hurler. Je pense que tu ne me regardes pas, que tu fuis mes yeux, et tu sais que si tu les croisais par mégarde, je ne pourrais plus rien contrôler de moi. Et moi je danse, je danse, je m’étourdis. J’espère me saouler, et les autres au bar, ils ne veulent plus me servir. Ils se demandent pourquoi ce soir, j’ai décidé de boire comme un trou, moi qui ne le fias pas d’habitude, et qui tourne, tourne, comme un fille au sourire enviable et aux si bonnes manières.. Mais ce soir plus que n’importe quel soir, vous me faites tous gerber, j’envie les amoureux, je ne leur souhaite que du mal.

Je me fous d’être moche, je me fous d’être bizarre, c’est toi que je veux. Je n’aurai pas honte de me vautrer par terre comme je l’ai déjà fait chez toi, mais tu ne m’as pas laissé me rouler par terre tout à fait. J’ai juste eu le temps de me mettre à genoux, tu n’as pas voulu voir cela, tu n’as pas voulu voir le reste.. C’est fou comme lorsqu’on a décidé d’être amoureux et que l’on croit qu’on l’est, on devient hermétique, et ce, encore plus avec les gens qui ont compté pour nous. Je me sens diabolique et seule, je me sens inutile, mon cœur saigne, viens me chercher…

Je suis loin de tout, je suis loin de moi..

J’aimerais que tu traverses la salle sans rien dire, de ton pas de géant, et que tu m’emportes.. Je voudrais m’élancer à tes côtés et dévaler les escaliers en bois, que l’on sorte enfin de ce théâtre dans lequel j’étouffe.. Mais ce moment ne vient pas. Mon cœur me fait tellement crier qu’au moment de m’allumer une énième cigarette dans le froid, en faisant de sourire à ceux qui me regardent un peu interloqués- ils ne sont pas nombreux ceux qui se rendent compte de quelque chose-, je me mets à pleurer. Ce sont des larmes longues, tellement longues. Elles sont lisses et s’étirent.

Je ne savais pas que des larmes pouvaient être longues et paraître rectangulaires..Rectangulaires comme des allumettes. Je m’assiérais bien au milieu de plancher, et je ferais en sorte que les danseurs n’aient pas à m’éviter. Je ferais en sorte qu’ils ne me voient pas, et je pourrais rester sagement, tranquillement au milieu des crinolines. Ceux qui me connaissent agissent différemment. Discrètement. Il y a ceux qui ont de la peine pour moi, celles qui me disent que j’ai bien mérité ma situation, mais que cela peut s’arranger ou alors que je dois m’y faire et que la vie continue. Et puis il y a les autres. Les indifférents et les mesquins. Et puis il y a ceux qui sourient tellement ce soir, qu’ils finissent par en avoir des plis au coin des yeux. Ceux qui sont contents de me voir punie. Elle l’a bien mérité Lola. Cela lui apprendra à ne plus jouer avec ses proies et à laisser quelques miettes aux autres. Tu es un peu moins gênante, Lola, lorsque ta mine abattue ternit tes couleurs. C’est donc qu’il y a une justice terrestre. Tu vas finir seule. Avec un peu de chance, tu troqueras le rouge et le rose contre le noir le plus absolu, et tu basculeras dans l’obscurité…

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13 : Retour à la Clinique des Oiseaux

Puis, je n’ai plus donné signe de vie à personne pendant des semaines. Je tenais à m’éloigner de ce tout petit monde. J’avais tiré ma révérence.   Qu’ai-je fais pendant tout ce temps où les secondes passaient comme des heures ? Je n’ai plus parlé à personne. J’ai même déclaré forfait par rapport à mon boulot. Je ne pouvais plus supporter le regard des autres. Mon médecin m’a même dit que je devrais peut-être retourner à la Clinique des Oiseaux, ce merveilleux endroit où j’avais fait mes premières armes quelques années auparavant. Lorsque je me trouvais laide et que je ne voyais plus le bout du tunnel. Je me suis même dit qu’un autre scénario aurait pu m’aider à éviter tout cela : je n’aurais pas dû me rater lorsque je m’étais projetée contre le miroir de la salle de bain après Kerr…

Mais qui étais-je devenue ? Certainement pas une adulte construite. Je voyais les gens évoluer autour de moi, mais l’inverse ne se produisait pas. J’étais dans une impasse. Il m’avait été impossible de me projeter avec quelqu’un jusque là parce que j’étais une éternelle insatisfaite, et que je ne rencontrais peut-être pas les bonnes personnes, ou que par égocentrisme, je ne faisais pas assez attention aux autres. Ils défilaient dans ma vie comme les paysages se succèdent quand on les regarde de l’intérieur d’un train lancé à vive allure. Mais lui ne défilait pas. Je le revoie encore sur son canapé, m’expliquant sans broncher que ma chance était passée et que nous n’avions pas d’avenir.

J’éprouvais même un peu de honte d’avoir consommé des individus singuliers sans même avoir cherché à les connaître. Signe troublant, je m’apercevais que j’employais exactement les mêmes mots pour décrire ces histoires qui étaient censées être particulières. Seules me restaient mes sensations  répétitives. Le cou de Klyde se confondait avec celui d’Aaron, la maison de celui-ci, avec l’antre du sorcier. Je les avais distingués dans mon itinéraire car j’étais hypnotisée par leur dose d’exotisme ou d’irrationnel. J’avais cultivé les décors qui avaient bercé nos contacts subreptices. Il ne me restait de ces escales sensorielles que des bribes de danses ou des odeurs, comme celles du thé à la rose partagé dans la maison de Lancy, ou celle du punch à la banane. Mais les rencontres successives avec ces deux individus si semblables au fond, mettaient encore plus en évidence la rareté de Melvin, et grandissait encore mon désarroi.

Je ne trouvais de réconfort que dans les souvenirs qui oscillaient en ronde indienne dans la fumée que j’expirais vers le plafond. J’aurais voulu rétrécir tout à fait. Mais je n’avais pas de fiole sur laquelle quelqu’un aurait écrit « drink me ». J’étais figée hors du murmure du monde. Je ne pouvais même pas haïr les autres. Je vivais en recluse. Je ne retournais toujours pas travailler et mes parents avaient fini par alerter mon médecin. Il fallait que je gobe des pilules et que je réapprenne à penser que la vie comporte de nombreuses raisons d’être heureuse. Ah oui ? Lesquelles ? Je ne manifestai aucune résistance lorsque mon père est venu me chercher et que ma mère a fait ma valise. Je me foutais royalement de tout. Plus rien n’avait d’importance. Mon électrocardiogramme était plat.

Pendant quelques semaines, on m’a vidé le cerveau. Je ne demandais qu’à gober les pilules diverses que l’on me proposait dans des petits tiroirs en plastique. Je regardais mon semainier avec avidité en espérant que les heures passées dans la lumière du jour iraient en s’amenuisant. Le psychiatre flattait ma civilité et mes efforts. J’étais une bonne fille. Je n’opposais aucune résistance. J’étais déjà loin. Je perdis la notion du temps et devins incapable de dire avec précision à quelle fréquence l’on me rendait visite. Mon père, ma mère et ma sœur ne faisaient plus qu’un. Ils me tenaient le même discours et j’acquiesçais avec ferveur. Enfermée à la Clinique des Oiseaux, je décidai un matin que la donne était autre. Je ne saurais dire ce qui m’a pris de me recréer une existence. Les médicaments produisirent peut-être un effet salvateur. Au lieu de me guérir, ils me permirent de confondre réalité et fiction. Et dès lors, je sentis se développer en moi une sérénité sans appel.

Je décidai de ressusciter et de vivre par procuration, par la seule force de mon imagination, l’histoire inaboutie que j’avais débutée avec Melvin. Je pratiquai dès lors l’autosuggestion et me créai un monde qui transforma mon internement en paradis.

14 : La vie rêvée

Désormais, je peux dire que j’écoute quand tu me parles, je me dis que j'aime marcher dans la rue et me blottir au creux de ton épaule. Elle est pile à ma taille. C’est ma place, c’est à cet endroit précis que nos corps commencent à s’emboiter, comme si on était les pièces d’un puzzle d’amour dont on avait pas eu conscience, pas assez jusque là.. Les heures passent comme des secondes et je veux que tu aspires ma bouche comme un filtre. Et hop, une petite pilule, « c’est ça le bonheur », comme le chanterait Cali.

C’est le filtre de l’harmonie que tu secrètes entre tes sourires, toutes les fois que tu fredonnes une chanson qu’on aime mi cantador. C’est que cette musique s’est inscrite dans mes poumons et je respire en rythme avec la vie qui nous épargne et qui nous relie. J’ai envie de m’allonger dans l’herbe avec toi et de regarder le ciel et les nuages qui vont si vite parfois dans leur ballet magique. On refait le monde dans nos rires, lorsque ta voix rauque et un peu éraillée susurre tous les airs qu’on aime. On se forge un monde un peu ailleurs un peu ici, et c’est cette réalité qu’on créée à deux.

Vous ne comprenez rien ? Vous vous demandez ce qui a pu se passer entre mon désespoir précédent et ma sérénité actuelle ? Il s’est passé les plus sombres jours du plus sombre des mois de mai que j’ai jamais vécus. Et pourtant, on est revenus l’un vers l’autre, Melvin et moi. Cela ne pouvait pas se finir. Nous avons enfin compris qu’il fallait retenir le fil qui nous liait en pointillés depuis le début, depuis octobre. Tu m’as arraché le corset qui m’empêchait de respirer. Je hume tes cheveux et tes mains et j’aime quant elles frôlent la paume des miennes, tu sais avec ta bague en argent. J’adore cette idée qu’on a du temps parce qu'on l’a enfin pris. Celui de rêver à nos peaux, celui de s’observer autant qu’on veut, celui de savoir tout ce qu’on devient l’un pour l’autre. J’ai failli être veuve de tous ces moments qu’on n’aurait pas pu vivre.

Tu t’imagines. J’en ai le vertige rien que d’y penser. Mes parents passent me voir de temps en temps, mais ils sont inquiets devant mon sourire de cire. Il paraît que j’éclate de rire sans raison dans les conversations, et que j’ai du mal à saisir les liens entre les évènements. Mais qu’est-ce qu’une phrase ? Un simple enchaînement de mots auquel on confère notre propre sens. Je ne suis plus malade ni esseulée. Je suis deux. Mes parents, ne me regardez pas comme si j’étais un ermite un peu hirsute. Mes cheveux sont décoiffés ? Peu importe, c’est que je passe de longs moments avec lui, et il me les caresse. Mais vous arrivez toujours trop tôt et je suis obligée de m’improviser une contenance à la va vite. Je réajuste mes vêtements, et le temps de me retourner, il est déjà parti.

J’ai eu un instant l’illusion que ma famille partagerait mon engouement pour Melvin, mais lorsque je le leur ai présenté, leurs mines se sont décomposées. J’étais pourtant fière qu’un tel homme m’enlace. J’avais mis une jolie robe, j’avais même demandé à une infirmière de me prêter du maquillage. Nous étions sur le pas de la porte, et nous les attendions, pas vrai Melvin ? « Boutonne ta chemise. Mon père n’aime pas les gens chiffonnés. Il aime les gens class. Il faut que tu aies l’air d’un gendre potentiel, sinon, il va te regarder d’un mauvais œil ! »

Mes parents sont arrivés, je le leur ai présenté, il s’est avancé vers eux. Pour serrer la main de ma mère tout d’abord, puis celle de mon père. Mais mes parents nous ont regardés en fronçant les sourcils et ma mère a poussé un hurlement. Ma sœur s’est précipitée dans le couloir pour appeler l’infirmière en chef. Tout s’est passé très vite. Je n’ai rien compris. Je me sentais tellement en harmonie, et pour la première fois de ma vie, je peux dire que je me sentais belle. Et ils ont tout cassé. « Je voulais vous faire visiter notre appartement. Nous avons même un jardin, et des employés qui y travaillent car Melvin gagne bien sa vie. Vous n’avez pas de souci à vous faire. Vous savez que nous habitons à la frontière suisse maintenant ? C’est Melvin qui l’a voulu. Il pensait que ce serait mieux pour ma santé… »

Je n’ai pas eu le temps de finir, car ma sœur s’était jetée sur moi pour me secouer et que mon père avait saisi son crâne dans ses deux mains, en se lamentant. Il pensait que j’étais devenue folle. « Mais papa, je ne suis plus seule maintenant, nous sommes deux ». Il m’envoya une violente claque sur la joue gauche et je vis ses yeux exorbités. Ma mère était à genoux devant moi et me suppliait de me taire. Je ne comprenais rien à leur violence et à cette brusquerie. Je voulais juste leur faire part de mon bonheur et de ma nouvelle vie, tandis que deux infirmiers m’avaient saisie par les épaules, et que l’un d’entre eux m’injectait un produit dans une seringue. J’eus à peine le temps de tourner la tête que je vis ma sœur en sanglots, essayant d’étouffer son trouble. Melvin n’était plus là. Il est tellement discret et sensible. Il n’avait certainement pas voulu troubler notre harmonie familiale, ni imposer sa présence à mes parents.

Je l’ai surnommé « mi Bongo », mon amoureux. L’on jouait comme des adolescents lorsqu’on s’était retrouvés sur le toit de l’immeuble pour fumer en cachette, cette nuit là, celle de l'illumination obscure. Ce moment rien qu’à nous, au milieu du monde et pourtant seuls. Rien à foutre de ceux qui matent je te prends la main si je veux. On se regarde et nos avant bras se frôlent. Mon ange, tu me manques, ta chair me manque. Lundi, cela fera un an que l'on se connaît. Ce sera le 20 octobre. Ce sera un jour particulier inscrit en moi. Mais ils m’ont encerclée à la clinique. Je préfère notre appartement à la frontière, avec la verdure autour, pas loin du lac Léman. Ici, tout le monde s’affaire autour de moi. Je vois indistinctement des silhouettes qui s’agitent. On me donne mes pilules et de la compote parce que je n’ai pas très faim.

Bientôt, j'aurais la trace de ton sourire et de ton amour et de tout ce que ton identité représente de beau et de fort pour moi, inscrite au creux de ma cheville droite. Tu seras là pour me protéger, tout prêt de moi, en moi. J'ai hâte d'être à vendredi prochain pour que la magie opère, cette magie, la tienne, la nôtre qui ne cesse de grandir. Cette évidence qui m'a transfigurée un 12 mai, un lundi noir. Un lundi noir et lourd, où je me suis mise à tousser de manière ininterrompue. C'est comme si mon corps avait voulu me dire que tout partait en poussière. Le ciel s'est obscurci, je ne voulais plus sortir de mon antre, recroquevillée entre les coussins du canapé, sans arriver à dormir, parce que chaque minute me ramenait à chacun de tes doigts se posant sur sa peau à elle...

La fille-placebo..

Celle qui aurait dû te permettre de m’oublier..

Comment te dire la brûlure... Je suis devenue blessure ouverte, et ce fut insupportable.. Mes pleurs m'ont lavée, ma traversée des larmes, ma traversée de l'eau houleuse qui a dégouliné sur mon corps..

Je ne vivrai plus jamais ce moment là. Ce temps fatal s'est arrêté. Je ne te laisserai plus partir, et je ne partirai plus jamais. Je vais tellement caresser ta peau qu'elle va devenir douce comme de la soie. J'embrasserai tes cils comme tu l'as fait pour moi, en m'apprenant la profondeur de ce geste. Je loverai mes mains autour de tes poignets parce que nos étreintes sont plus belles que des chaines. On se tiendra côte à côte, la tête un peu inclinée vers la droite, comme les oiseaux. Tu sais, comme lorsqu'on dit qu'on est des « inséparables ». On regardera les couleurs du soir tomber, lorsque les rayons tracent des sillons argentés sur la surface de l'eau, et on se dira que tout est possible pour nous.

Notre coeur est aussi vaste que ce monde qui s'offre à nous, et même si tu n'es pas à mes côtés en ce moment même, j'ai le ventre noué parce que je ressens tellement d'intensité que j'ai du mal à la garder pour moi. J'écris pour sceller à l'infini le plaisir de cette rencontre qui nous a tellement transformés.

Je ne verrai plus jamais le monde du même oeil.

Il était beau avant, oui, très beau,

Mais désormais, il est unique.

Quand on n’oublie pas de me donner mes pilules.

15 : Les oiseaux rares

J'adore me réveiller à 3 heures du matin pour parler avec toi, pour sentir ta chaleur. Me rendormir juste à côté de toi, le long de ta jambe, alors que tu me fais écouter de nouveaux morceaux de salsa, de petits objets précieux que tu viens de découvrir et dont tu veux me faire part. Je les écoute d'abord tout à fait et ensuite à moitié parce que la douceur de ta peau m'a bercée. Puis je m'assoupis jusqu'à l'aube pendant que tu me regardes dormir quand tu n'as pas sommeil. Tu sens les cigarettes mentholées et tu rabats la couverture rouge sur mes épaules, pour que je n'aie pas froid. C'est ta place et celle de personne d'autre quand tu effleures ma peau de la tienne.

C'est ta place et je ne veux plus que ce soit celle de quelqu'un d'autre.

Ma peau sans la tienne ne veut plus rien dire. J'aime la pénombre avec toi, le jour ou l'obscurité. J'aime ta peau si douce, ta peau de lait et j'aime ta voix éraillée. J'aime ta bouche humide et les fossettes au coin de tes lèvres et de tes yeux. J'aime quand on s'habille en vrac et qu'on sort heureux en riant à gorge déployée dans la rue à 6 heures du mat alors que les autres dorment ou se lèvent à peine. On rit il fait un peu frais et on va s'acheter des croissants pour fêter la vie. Celle qui n'a pas besoin de l'approbation des autres. On mange nos croissants et tu me sers un café fumant. Tu es là et tu veilles. Tu regardes chaque centimètre de ma peau, chaque jour. Tu es très attentif, et tu connais chaque cicatrice.

Tu sais ce que veut dire mon visage, lorsque je suis inquiète ou gaie. Tu me fais exister et je suis ta princesse. La princesse aux cigarettes mentholées et la princesse qui n'aime pas les miettes, sauf chaque miette de ta peau que je savoure goulument tant que je peux. Dieu, faites que je le dévore encore durant le reste de l’éternité. « Mais quel jour sommes-nous déjà ? ». Pourquoi ma sœur remonte-t-elle sur moi ces draps blancs que je ne reconnais pas ? Ils sentent le chloroforme. Et l’autre là qui me tend le gobelet avec un air sinistre, qui est-elle ?

« - Véro, où est Melvin ? Et papa et maman ?

- Ma sœur, souviens-toi… Papa est à l’hôpital de la Renaissance. Il fait de la chimio pour soigner son cancer, et maman est avec lui.

- Papa a un cancer ? Et personne ne m’a mise au courant, dis-je en essayant de me lever comme une furie. Mais je devrais être en Suisse. Qu’est-ce que je fais là ?

- Ma sœur, tu as eu un problème, et tu es à la Clinique des Oiseaux. Il fallait que tu te reposes.

- Mais j’en suis déjà sortie de la clinique, puisque j’ai rencontré Melvin. »

Le médicament que l’infirmière m’a tendu quelques minutes auparavant, commença alors à faire effet..

Mi angel, le mois d'octobre est à nous, c'est celui de notre naissance. Je l'aime profondément ce  mois-ci, encore plus que ceux qui l'ont précédé. Réveille-moi encore la nuit pour me dire combien tu m'aimes. Réveille-moi encore que je te dise combien c'est ta place emboité le long de mon épine dorsale, contre mes flancs, mes mains dans les tiennes. Réveille-moi de ton souffle et redis-moi tous ces mots que je garde au fond de moi comme des paroles magiques, jalousement. Mes pupilles sont toi, ton corps est moi, ta bouche est ma couche, tes bras mon rempart. Mon ange-soleil tu es, lorsque tu étires et multiplies mes sourires. Tu es le seul, on a créé le royaume des jolies choses et on frémit de se toucher.

 « Je t'aime éperdument, mi Bongo. Fais-moi sortir de cette sordide clinique, et parle à ma sœur, elle a l’air bizarre. Je veux aller voir mon père. Je t’ai appelé plusieurs fois ce matin, mais ton téléphone ne répond pas. Rappelle-moi. »

Je suis moi-même, plus besoin de pseudonyme. Juste moi face au monde. Je peux enfin écouter le murmure de la vie, de la ville, des feuilles d'arbre qui frémissent. Hier il a plu, et j'ai humé l'odeur que la pluie laissait sur mon visage, sur mes vêtements humides et sur mes mains. Je me suis dit que ce moment-là, ce moment a priori si insignifiant, me permettait de fendre le monde et de ressentir vraiment ma réalité. Pas besoin de grands discours ni de paravents. Juste l'eau sur moi qui me lave des inquiétudes. Je me suis arrêtée au milieu de la rue, sans parapluie, les pieds trempés et ma bouche pénétrée d'un sourire solaire. J'ai débouché la bouteille de lait que je venais d'acheter, là, au milieu de nulle part, sans faire attention à autre chose qu'à ce moment intense, en avalant lentement ce breuvage.

Sensation pure, sereine, lactée. J'avais ma place au milieu du puzzle, j'étais moi et non une autre.

Je ne me suis pas préoccupée du regard éberlué que les gens pouvaient porter sur moi, la fille un peu bizarre qui s'arrête sous la pluie au lieu de se protéger. Je suis restée là un long moment, je n'avais aucunement envie de me déloger de cette place privilégiée. A l'écoute des bruits de la ville, se dire qu'on est soi, qu'on est réunifiée.

C'est un cadeau de la vie que je chéris comme un trésor. Ce sont des instants précieux que j'enserre de mes bras. C'est une pagode qui brille en moi que je touche avec précaution, qui me permet d'exprimer mes sentiments et mes fêlures. Je les dis sans haine, avec colère quelquefois, avec impulsion, mais cela ne va pas jusqu'au conflit titanesque. Je crois que je suis entrain d'éclore, mais pas comme le papillon que j'étais, qui s'était empressé de muer sa chrysalide en beauté. Sans violence, juste sans savoir comment, mais en sachant que je fusionne intensément avec le présent et que j'arrive à envisager le futur avec sérénité.

Mais les doutes ne seront jamais absents. Ils font partie de moi. Il est possible que je me referme de temps à autre comme une huître, mais je me sens encline à revenir sur mes actes, à assumer mes erreurs et mes dérives. Je me sens humaine, et non raide comme une potiche. Mes paillettes sont bien là, mon éternel rire, mais je n'ai pas honte de ce que je suis, et je me sens naître à moi-même. Je donne de l'amour, et j'assume cette envie. J'en reçois un qui est direct, brutal et immense. Moi qui considérais le fait d'être amoureuse comme une erreur, une dérive, une faille, me voilà en face de mes incohérences.

Les gens ne comprennent pas ce qui m'arrive et se disent qu'il s'agit certainement de l'un de mes enthousiasmes multiples, mais je me sens unie, je sais ce dont je ne veux plus. Je sais bien que les possibles et les interférences gravitent autour de moi, mais que si je le veux, je peux donner à ma vie un autre cours. Surtout depuis que je me suis échappée de la clinique. Je ne l’ai pas dit à ma sœur pour ne pas la perturber, et encore moins à ma mère qui s’occupe de mon père. Je l’ai juste dit à ce dernier pour qu’il puisse continuer son traitement sans angoisse. Je suis passé le voir à l’hôpital De la Renaissance pour l’embrasser avant de retourner en Suisse. Je lui ai promis que je reviendrais dans une semaine, le temps de remettre mes affaires en ordre chez nous. Même s’il est malade, je voulais lui dire que sa réaction m’avait choquée lorsque j’avais voulu te présenter à lui, à ma mère et à ma sœur. Je ne comprenais toujours pas pourquoi ils se sont tous mis à crier. Tu sais, je crois qu’un peu de repos leur ferait beaucoup de bien. On devrait les inviter à venir se reposer chez nous une fois que sa chimio sera terminée. Il sera bien près du lac.

16 : Un vendredi à part

En ce moment, mon harmonie vient de ce mélange de noirceur et de limpidité, de rire et de fragilité, de temporalité et d'intensité, d'animalité et de douceur. Je n'ai pas juste un amant, je ne suis pas liée par des liens sacrés, mais par des fils d'Ariane en filigrane, dont Melvin et moi pouvons seuls juger la réalité, qui nous font prononcer les mêmes phrases en même temps sans nous être concertés, qui unissent nos pupilles comme un fleuve qui s'étire sur ses berges, qui transforment le contact de nos peaux en frémissements hypnotiques.

J'ai envie d'être là, et pas ailleurs....

Comme c'est bon  ce temps gris et pluvieux, depuis que j’ai quitté la clinique et que je suis guérie. Il me met dans un état d'euphorie et j'ai envie que cela dure. Il fait un temps fantaisiste, composé exprès par les fées d'automne cristallines. J'ai eu envie de reprendre le cours de mon roman ce matin, parce qu'il y a tant de jolies choses inscrites sous mon crâne comme des empreintes. Depuis que je me suis enracinée à toi, je vis ma vie comme un éclat de rire. Mais subsiste quand même un doute. Où sont mes parents et ma sœur ? J’ai du mal à m’y retrouver avec tous ces changements. Alors j’ai essayé d’appeler Larry pour qu’il m’explique. Il a eu l’air très étonné en entendant ma voix à l’autre bout du fil.

 

Il m’a demandé pourquoi je l’appelais après tout ce temps. Je lui ai expliqué que j’avais égaré mes parents et ma sœur, et que je me demandais s’ils n’étaient pas partis à la Martinique pour décompresser après le cancer de mon père. Larry eut l’air étonné que je lui parle de ma sœur, car je ne l’avais jamais mentionnée précédemment. Il n’avait d’ailleurs pas osé aborder le sujet car j’avais l’air tellement perturbée et désireuse de me fondre, anonyme, dans le paysage, qu’il avait respecté ma pudeur et ma retenue. C’est pour cette raison que nous avions toujours parlé de tout autre chose.

 

Apparemment tout allait bien pour lui, car il avait développé d’autres enseignes dans le même esprit que le Bliss un peu partout aux Antilles. Je dois avouer que je me faisais déjà une joie de le retrouver, jusqu’à ce qu’il aborde la question des fleurs et qu’il s’excuse de ce qu’il m’avait fait subir. Tout m’est revenu d’un coup. Le pouvoir neuroleptique des nénuphars, ses crises de jalousie, notre rupture, Jess, l’ange-gardien.. Mon Dieu, mais je me suis échappée de la clinique ! Mes parents doivent avoir prévenu la police. Mais où suis-je ?

Je lui raccroche au nez d’un coup sec.

Est-ce que quelqu’un pourrait m’aider ?

Mes souvenirs s’entrechoquent en remontant à la surface. Mais ce brusque réveil prend vraiment effet lorsque je me rends compte que ce sont mes propres fantasmes qui ont échafaudé cette histoire avec Melvin. Nous n’habitons pas Annemasse, je n’ai pas revu le lac Léman depuis des semaines, pas plus que mon père et le reste de ma famille. Mon Dieu mais qu’ai-je fait ? Alors je me précipite dans la salle de bains de cet appartement qui doit être le mien, mais que je ne reconnais pas. Je n’aime pas ces meubles foncés. Il n’y a pas une seule plante verte et il sent le renfermé. Il faut vraiment que je prenne un remontant, sinon je vais finir par m’effondrer. Je me rends compte qu’il y a deux téléphones dans mon sac. L’un que j’ai acheté un moment auparavant, et puis le deuxième, noir, qui ne me dit rien. Celui-ci est allumé, mais pas le premier, que je m’empresse de rallumer. Je me dis que mes proches ont dû me harceler de messages et qu’ils ont dû complètement paniquer en l’absence de nouvelles de moi. Mes pauvres parents, et ma sœur… Mes amis ? Mais quels amis ? Je me suis coupée de tous depuis que Melvin m’a reniée. Je n’ai plus voulu voir personne car tout me rappelait son absence…

 

Ah si je pouvais me mettre à la place de celle qui me l’a volé. Mon amour, à ton contact, j'ai enrubanné mes moments de douleur si imprévisibles. Tu te souviens comme mes up and downs t'inquiétaient? Tu n'arrivais pas à mettre un nom dessus. Tu ne savais pas pourquoi j'étais capable, à 5 minutes d'intervalle, d'être si gaie, puis si triste. J'étais un ramassis d'herbes folles. Et je m'amusais bien. Avec une cadence effrénée. Mais ce n'était pas grave. C'était la vie qui était ainsi. J'adorais ma vie de papillon folâtre. Je pensais que rien ne pouvait m'apporter autant d'intensité, ni de liberté.

Ma vie tellement vide lorsqu'après tant d'intensité les gens s'en vont et retournent à leur vie qui n'est pas la tienne. A Amsterdam ou à Porto. Pourquoi partent-ils? Et sous le pont de mes bras, passaient les danseurs, ici et là. Et sous les ronds de mes pas, toujours fugace j'étais déjà. Alors il y avait un truc qui clochait. Et le truc qui clochait, c'était moi.  J’étais excitée à l’idée de vivre seule et autonome. C'était comme une drogue. Personne dans les pattes, et surtout personne qui dorme avec moi, dans mon lit à moi. Celui qui est rose et que tu adores, c'est trop intime. Je ne pouvais le partager qu'avec la bonne personne. Mais paradoxalement, je pensais que la bonne personne n'existait pas.

J’étais une « doll », toujours déjà prête. Déjà au lever du jour. Une doll qui se dépêche de dormir pour ne rien rater de la vie. Et effectivement, j'ai déjà vécu trois vies.

Et effectivement, je n'ai pas eu tellement le temps de dormir.

Et effectivement, cela m'intéresse toujours moyennement.

Sauf que la douceur de ta peau me désarme. Sauf que j'aimerais dormir un peu plus de 6 heures par nuit. Mais comme j'en passe au moins 2 à te parler tout en sachant que tu n’es pas là, il ne m'en reste plus beaucoup.

J’imagine que je fais le serpent autour de tes jambes et je pose mon ventre contre tes reins. Mais je ferais mieux de me concentrer sur mon téléphone et sur l’urgence de prévenir mes proches. Est-ce que je suis vraiment allé voir mon père à l’hôpital la dernière fois ou est-ce que je l’ai rêvé ? Je suis incapable de le dire.  Pas de loup entre nous.  On est comme les oiseaux. Un duo d'oiseaux durs à cuire. Je crois très fort à ma vie de serpent, et à ta vie d’orque. Je crois très fort que lorsque la femelle de l'orque meurt, et qu'il choisit de rester seul par fidélité à sa mémoire, c'est tellement profond et triste.

Je ne veux jamais être la femelle orque qui a perdu sa chair..

Je ne veux jamais que tu sois l'orque mâle, qui traine sa peine.

J'en ai les larmes aux yeux, rien que d'y penser.

Et pourtant tu m’as désertée…

 Reviens et appuie-toi contre mes rêves.

17 : Relecture nécessaire..

Je viens de rentrer à Marseille et l’atmosphère est morose. J’habite désormais chez ma sœur. Elle me lance des regards accusateurs, sans rien dire. Elle est silencieuse la plupart du temps. Elle exige que je prenne mes pilules, et je m’exécute sans mot dire. Mon père est malade, et ma sœur et ma mère me reprochent son état. Elles me disent que c’est ma faute et elles ont raison. Ma mère veut me faire interner à nouveau, mais cette fois-ci exige une mise sous tutelle car elle pense que je ne suis pas saine d’esprit et qu’il est possible que j’attente encore à ma vie. Elle ne me fait plus confiance et déborde de colère à mon égard.

Alors je me noie dans l’écriture de mon roman, car c’est mon seul échappatoire. Et puis je ne le dis pas aux autres, qui pensent que la situation atroce dans laquelle j’ai plongé ma famille, m’a fait revenir à la réalité. Je profite en fait des moments durant lesquels j’écris pour renouer avec ce que je préfère : le monde de l’imagination. De temps à autre, je regarde des photos sur lesquelles nous figurons tous les deux. Melvin et moi. Alors tenez, je vous en montre une. Faites comme si c’étaient des individus dont vous n’aviez jamais entendu parler. Prenez de la distance par rapport à tout ce que je viens de vous raconter. Ils ont l’air heureux sur la photo, les deux personnages ?

Ils se surnomment langoureusement « Bongo y Bonga ». Maintenant, ils ont tout à construire, tout à écrire, tout à vivre. Ils dorment dans le même lit, partagent avec délices leur longue serviette de bain rose au sortir de leur toilette matinale ou vespérale. Il se saisit de ses minuscules mains avec ardeur pour les lui sécher. Elle lui chante des balades au creux de l’oreille. Il est l’homme qu’elle retrouve à l’heure du  petit déjeuner et au dîner. Elle est devenue femme, forte de ce sentiment. Elle a même transformé son balcon en jardin anglais. Les crocus se mêlent aux tulipes, aux jacinthes et aux azalées. Elle tremble lorsque de vicieux petits moucherons veulent attaquer ses pensées.

Lola respire en cachette les pulls de son bien-aimé. Tous les jours, elle compte avec un zèle religieux les bienfaits dont elle a hérité : il est beau, tellement beau. Il est fort et franc. Il prévient ses désirs. Il en fait naître sans cesse en elle. Il a de l’humour et du caractère. Il lui lave les cheveux et lui couvre le dos de bulles à la noix de coco dans son bain. Il lui fait de la place devant la télé. Il lui ouvre la porte et s’arrange toujours pour que jamais elle n’ait à porter de paquets.

« Il faut préserver ton dos si fragile », lui répète-t-il sans cesse.

Et de mon mètre soixante, je lève les yeux, toute vibrante que je suis de constater une fois de plus de sa stature imposante. Je suis folle de mon géant, et j’ai l’impression qu’hier à peine on était encore en Suisse. Et pourtant, cela fait déjà six mois qu’il vit ici avec moi. Que l’on s’endort dans notre lit fuchsia, qu’on se réveille dans notre lit fuchsia, qu’on aime bruncher le dimanche et faire les enfants le samedi. Parce que le vendredi soir, on se dit qu’on a presque trois belles journées devant nous pour nous chérir, et nous répéter encore et encore combien l’on aimerait que cela ne se termine jamais tant notre bonheur est si supérieur à tout ce que l’on aurait pu imaginer..

Vous pensez qu’on est heureux, je vous comprends…

Vous vous dites très certainement qu’on a une chance inouïe de vivre ce que l’on vit, de se chérir ainsi..

Vous vous dites que l’on est faits l’un pour l’autre, et que cela devrait se terminer par un beau mariage et une ribambelle d’enfant aux cheveux caramel et aux yeux noisette, perçant l’espace de leurs rires chatoyants..

Vous le croyez sincèrement ?

J’attends votre réponse, et vous me semblez hésitants..

Vous vous demandez de quel droit et dans quel but un personnage de roman dont on a cru le sort clos, évident, qui est arrivé au terme de ses aventures, vous apostrophe ainsi. Vous commencez à me trouver insistante, insolente et bizarre..

Certes.

Mais je ne vous ai jamais caché que j’étais une fille bizarre.

Vous avez envie de me crier :

« - Mais putain, atterris, Lola, tu délires complètement. Tu as inventé tout cela ! Melvin n’est plus là pour toi, ton père est dans le coma et tu erres lamentablement sur le chemin de ta vie. »

Si je puis passer du vouvoiement au tutoiement, lecteur, je te signale que c’est mon histoire que je te prête, le temps d’un livre. Tu en es le spectateur et non l’acteur.

- Mais enfin Lola, réagis, sors de ce roman inachevé, et ouvre les yeux. Ton univers s’écroule, et tu ne fais rien pour le rapiécer. »

Je ne vais pas lui répondre directement à ce lecteur..

C’est à toi que je m’adresse, à toi-même qui fixes ces lignes entrain de s’écrire avec la plus grande sincérité. C’est un vendredi soir de mars, le premier du mois de mars et j’étouffe d’angoisse. Il faut que je parle à quelqu’un. Tu n’as quand même pas gobé tous les mensonges que j’ai laissé grossir sous mes doigts avec délice ?

Mais enfin, ça pue l’arnaque ce que je te raconte, lecteur ! Réveille-toi !

Tu crois que je peux rêver d’un type qui lave les cheveux de son amoureuse ? De sa maîtresse, je veux bien, mais de la fille dont il se paie la face tous les jours, matin, midi et soir, au petit déjeuner et au dîner, durant chaque saison ?Tu ne crois quand même pas qu’en plus, il pense à lui acheter des fleurs comme elle aime, comme tout droit issues d’un jardin anglais ?Tu ne crois pas non plus qu’il relègue dans l’obscurité les belles plantes de passage parce qu’il ne veut pas faire de mal à sa belle ?

Mais enfin, c’est un homme, Melvin.

Quant à Lola, tu crois réellement qu’elle va se satisfaire de regarder pousser ses tulipes, qu’elle va masser son beau géant, le soir, à la lumière d’une odorante bougie, et qu’ils vont se laisser aller souvent, si souvent sur les lieux de leurs premières amours, je veux bien sûr parler du canapé crème que tout le monde connaît ? Est-ce que sincèrement tu as pu croire qu’elle se représentait un bonheur à long terme dans leur petite sphère quotidienne, sans barrière à franchir, sans tabou, sans détours, sans péripétie stupéfiante ?

Je crois que tu devines toi-même la réponse. Pas besoin de moi pour te faire un dessin…Le bonheur souffre de lui-même. Il ne se supporte pas bien longtemps. Il mord.

Il trépigne et se rend.

L’histoire de Lola et Melvin aurait pu être belle.

Elle aurait dû.

Mais tout cela ne s’est pas passé comme vous l’auriez imaginé…

18 : Happy end

En fait, lorsque Melvin s’est séparé de Lola, elle est tombée malade, comme je vous l’ai déjà expliqué. Mais tous les symptômes identifiables de la maladie d’amour ne sont pas les seuls responsables de son internement en clinique. 6 mois après sa rupture avec Melvin, elle a appris  de la bouche d’un ami la mort de ce dernier par noyade. Son entourage le savait déjà mais n’osait pas le lui dire, de peur qu’elle ne commette un geste désespéré. Sa mère et sa sœur avaient décidé de lui cacher la vérité le plus longtemps possible, ce qui n’aurait pas dû poser de problèmes puisqu’elle ne sortait que très rarement de chez elle. Son psychiatre avait prolongé ses arrêts de travail successifs, et elle menait une vie de troglodyte. Elle s’était comme incrustée contre les accoudoirs de son canapé, et passait ses journées à lire des romans ou à écrire.

Sa mère lui rendait visite très souvent car elle était morte d’inquiétude pour elle, et faisait des allers retours incessants entre la clinique où son mari gisait dans le coma, et l’appartement de sa fille cadette. En effet, Mattéa, la sœur de Lola, veillait sur elle dès qu’elle rentrait de son travail, et elle était soulagée de la savoir près d’elle la nuit. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de lui reprocher le coma de leur père, qui avait été déclenché selon elle, par l’inquiétude quasi continuelle que la vie dissolue de Lola et ses errances. Elle se demandait d’ailleurs si cette dernière avait conscience de l’état de son père. Il lui semblait que parfois sa sœur perdait totalement le contact avec ceux qui gravitaient autour d’elle. Quelquefois elle fermait les yeux et poussait de grands soupirs comme si elle  était entrain de se libérer d’un poids. Mais depuis 6 mois, elle n’avait pu obtenir de véritable échange avec elle.

Heureusement, son père avait fini par sortir du coma, mais il devait porter une attention extrême à sa santé et veiller à se tenir éloigné de toute forme d’angoisse et de tracas. Dans ces circonstances, la nouvelle de la mort de Melvin fit l’effet d’une bombe. Mattéa eut peur que la santé de son père ne vacille à nouveau, et que sa sœur ne devienne folle de tristesse et ne finisse par se suicider. Effectivement, le père de Lola eut du mal à résister à cet enchaînement de circonstances tragiques. Il apprit à la suite d’un contrôle médical, qu’il était atteint d’un cancer. Le mal est entrain de ronger toute ma famille, se dit Mattéa. Et sa mère, comment réagit-elle ? Elle pleura des jours après l’annonce de la maladie de son mari, mais n’eut d’autre choix que de se montrer dure comme un roc pour soutenir sa fille cadette et éviter que Lola ne se rende compte de quoi que ce soit.

Or, cette mise en scène générale prit fin lorsqu’un ami de cette dernière, qui habitait à Lyon, l’appela pour avoir de ses nouvelles, pensant qu’elle était dévastée par la mort de son grand amour. Lola entendit sa voix au travers du combiné, et reçut un choc en pleine poitrine. Cette voix familière la ramenait des mois auparavant lorsqu’elle se blottissait encore contre le torse de Melvin, dans le canapé crème.

« - Alors quoi de neuf Blaise ?

- J’espère que tu arrives à reprendre le dessus.

- De quoi parles-tu ?

- Tu sais très bien…De Melvin.. Je voulais te faire mes plus sincères condoléances car je sais à quel point tu l’aimais, et je pense qu’il n’a pas fait le bon choix en se séparant de toi.

Lourd silence de l’autre côté du combiné. Le visage de Lola se décompose.

- Mais que dis-tu là, Blaise ?

- Oh mon Dieu, je croyais que tu savais… Melvin…Il s’est noyé..

Les hurlements de Lola déchirèrent l’atmosphère, et Blaise se sentit désolé du drame qu’il venait de causer et qu’un peu de prudence aurait pu éviter. Mais pourquoi était-il persuadé que Lola était au courant de l’affreuse nouvelle. Il aurait dû  appeler sa sœur avant toute chose.

- Mais comment, Blaise, comment est-ce possible ? Elle aurait dû veiller sur lui, c’était sa mission. Elle avait la chance de l’avoir rien que pour elle et de vivre avec lui… Je suis brisée, Blaise. Mais que s’est-il donc passé ? »

Blaise avait du mal à relater, même avec concision, les circonstances de cette noyade, car il était souvent interrompu par Lola qui ne cessait de sangloter, d’insulter sa rivale et de répéter qu’elle ne pourrait pas supporter le décès de son unique amour. Il lui apprit cependant que la voiture de son ami, lancée à toute vitesse aux alentours de Lyon, avait dérapé avec une telle intensité qu’elle avait fini engloutie dans l’eau du fleuve et que Melvin n’avait pu se dégager de l’habitacle du véhicule. Apparemment, son taux d’alcoolémie était très élevé et il constituait la cause de cette tragédie, mais une enquête avait été ouverte. On l’avait retrouvé le lendemain matin aux aurores, car sa compagne avait fini par avertir la police de sa disparition. Blaise demanda alors à Lola si elle voulait qu’il descende la voir quelques jours à Marseille afin de lui tenir compagnie dans ce moment atroce, mais elle déclina sa proposition car elle avait besoin d’être seule.

Lola remercia ce dernier, puis raccrocha.

Vous serez surpris d’apprendre qu’un grand sourire illumina le visage de cette dernière.

Il faut que vous sachiez qu’il y a quelque temps de cela, sa sœur avait dû partir en déplacement pour son travail et qu’elle s’était retrouvée libre de ses mouvements, car sa mère passait presque tout son temps aux côtés de son époux à l’hôpital de la Renaissance, où il effectuait ses séances de chimiothérapie. Comme elle avait eu le champ libre, elle en avait profité pour se rendre à Lyon incognito. Elle avait attendu Melvin à la sortie du « Mi Barrio », le bar où il travaillait, pour lui parler et il avait semblé interloqué et en même temps contrarié de la voir là-bas à l’improviste.

Elle avait encore essayé de le convaincre de reprendre leur histoire, mais il n’avait rien voulu savoir. Elle l’avait suivi jusqu’à son véhicule, et hérissé par son insistance, il avait démarré en trombe. Lola l’avait suivi grâce à un scooter qu’elle avait loué en arrivant sur place, mais ne s’était même pas dit qu’il serait très facile de remonter jusqu’à elle par le biais de sa plaque d’immatriculation. Elle n’en n’avait pas eu conscience. Elle voulait juste récupérer Melvin et n’avait pas prévu toutes les conséquences de ses actes. Lui non plus, ne se rendait pas compte de la vitesse à laquelle il roulait car l’alcool avait quelque peu diminué sa vigilance et ses réflexes. Il voulait juste la semer. Il ne voulait plus entendre parler d’elle car elle lui avait causé tellement de peine….Il vivait désormais avec quelqu’un d’équilibré et il aspirait à la sérénité.

Or,  le sol détrempé lui joua un sale tour. En un quart de seconde. Il ne comprit pas grand-chose. Il n’eut même pas le temps de regarder dans son rétroviseur pour voir si elle était encore derrière lui. Il l’avait juste vu de loin enfourcher ce scooter. Et vous connaissez la suite…Blaise vous l’a révélée. La voiture de Melvin est tombée dans le fleuve et il s’est noyé…Bêtement…Tout cela s’était passé en très peu de temps, sans que Lola ne puisse rien y faire.

Vous vous demandez pourquoi Lola ne s’est pas jetée à l’eau pour le sauver, pourquoi elle n’a pas prévenu la police lorsqu’elle a vu la voiture de Melvin passer par-dessus le pont, et pourquoi elle a semblé complètement ahurie lorsque Blaise lui a téléphoné ? C’est que tout s’était déroulé bien au-delà de ses espérances. Car elle s’était rendue initialement à Lyon pour lui faire peur. Elle s’était procuré une arme depuis des mois, qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion d’utiliser car sa sœur ne la lâchait pas d’un pouce, et elle n’avait même pas eu à s’en servir puisque Melvin avait précipité sa disparition. Elle avait récupéré celle que son père avait léguée à sa sœur, qui lui venait de son propre grand-père. C’était un souvenir familial, hérité d’une longue lignée de bergers corses qui devaient parfois tirer rapidement sur les chiens sauvages ou bien les sangliers qui venaient effrayer ou manger leurs bêtes sur le flanc des collines.

Mattéa en avait fait un objet décoratif qu’elle avait placé sur une étagère dans le salon, mais les feuilles du yucca qui se trouvait juste à côté s’étaient tellement développées qu’elles avaient fini par le dissimuler. Aussi Lola eut-elle beaucoup de facilité à s’en emparer. Mattéa ne remarqua rien du tout, tant elle était concentrée sur l’état chaotique de sa sœur. De plus, Lola savait où elle conservait les balles. Et comme elle passait de nombreuses heures seule chez sa sœur, elle avait donc eu la liberté nécessaire de s’en approprier un certain nombre et de les cacher en un endroit sûr. Quand elle avait vu la voiture de Melvin passer de l’autre côté du pont, elle avait continué à conduire sans penser à rien, comme si elle n’était plus en état de penser.

Quand elle comprit ce qui venait de se passer, la seule chose qu’elle se dit fut qu’elle n’aurait pas à se servir de son arme. De toute façon, aurait-elle vraiment pu l’utiliser ? Une pensée lui traversa brusquement l’esprit. C’était peut-être Aaron qui avait jeté un sort à Melvin car il avait refusé de tenir jusque au bout son rôle d’ange gardien, alors que c’était écrit, que son destin en avait décidé ainsi. Elle avait alors éprouvé une bien étrange sensation. Quelque chose d’inattendu, d’absurde, de cruel. Elle s’était mise à éclater de rire sur le pont, comme si ce rire venait d’ailleurs, comme si elle n’en était que le jouet. Comme s’il lui avait été dicté par une force qui la dépassait. Curieusement, elle se sentait en apesanteur par rapport à la scène horrible qui venait de se dérouler sous ses yeux, comme si elle n’avait pas eu lieu.

Tout à coup, les paroles sybillines qu’Aaron avaient prononcées à l’aéroport prirent un sens. Elle s’était trompé d’ange gardien en pensant qu’il s’agissait de Melvin et qu’elle allait accéder au bonheur avec lui. Il était juste un homme parmi les autres, et un épisode nécessaire dans les rouages de son parcours. Mais elle en était devenue trop dépendante et ce lien lui avait fait perdre la tête. Elle s’était oubliée dans cette histoire. Or, son salut ne pouvait venir que d’elle-même, et elle devait accomplir un acte d’identité fondateur. Elle savait désormais que la seule condition de sa résurrection était la destruction de ce lien malsain qui l’avait indexée. Il était donc logique et incontournable que Melvin disparaisse. D’une manière ou d’une autre. C’est par pur pressentiment qu’elle avait dérobé le pistolet, sans pour autant échafauder un meurtre avec préméditation.

 Son travail de deuil devait prendre fin. Elle s’en rendait bien compte. Melvin avait disparu sous les flots parce qu’il avait perdu le contrôle de son véhicule sur le sol détrempé, après une absorption massive d’alcool. C’était la vie qui en avait décidé ainsi. Elle n’éprouvait pas de culpabilité. Juste de l’étonnement. Sensation paradoxale puisqu’elle aurait logiquement dû sombrer dans la tristesse après avoir involontairement provoqué la mort du seul homme qu’elle ait vraiment jamais aimé. Mais selon sa logique à elle, tout s’imbriquait. Melvin et l’autre femme seraient définitivement séparés. Sur ce point, elle avait gagné. Son existence n’était donc plus niée. Elle redevenait une vraie personne, plein de vie et de sens. Finie l’errance et la dépendance.

Vous vous demandez pourquoi ce petit monstre n’a pas éprouvé le moindre remord, comment elle a pu dissimuler son état d’esprit à sa sœur et à ses proches pendant près d’une semaine, et comment elle a pu feindre le désespoir lorsque Blaise l’a appelée ? Tout simplement parce qu’elle savait que Melvin ne mourrait jamais… Elle savait que dans le roman qu’elle était entrain d’écrire, elle avait totalement oblitéré le récit de son histoire avec Kerr, pour laisser place à son histoire fantasmée avec Melvin. Elle noircissait des pages et des pages avec une joie sourde, puisqu’elle était dans la nécessité de ne pas éveiller les soupçons autour d’elle. Mais un paramètre lui avait échappé. Lecteur, tu vas comprendre.

Après le coup de fil avec Blaise, elle s’empara du Prozac qu’elle devait prendre à dose infime chaque jour, et avala tous les comprimés en les accompagnant de whisky. Son erreur était de se croire invincible désormais. Elle se croyait dotée d’une invincibilité et d’une force qui lui auraient été léguées par Aaron. Son esprit dérangé ne pouvait envisager le contraire une seule seconde. Ainsi,  elle sombra rapidement dans une inconscience profonde, après que son cœur se soit emballé. Elle voulait renaître à la vie, et elle savait bien que le Prozac était la pilule du bonheur qui remplacerait désormais les fleurs de Larry qu’elle avait gobées pendant des mois, et qui l’avaient fait sombrer dans un délicieux état d’inconscience.

19 : Home sweet home

Où se réveilla-t-elle ?

Dans un endroit familier bien sûr, mais qui n’est pas l’appartement de sa sœur.

Il s’agit de la si suave Clinique des Oiseaux, celle où désormais elle coule des jours heureux, depuis que son père et sa mère l’ont mise sous tutelle, et trouvé le manuscrit où elle avait consigné avec légèreté, et force détails précis les étapes de son plan ainsi que sa jubilation face à la mort de Melvin. Epouvantés, ils ont décidé de taire cette « symphonie barbare » orchestrée par leur fille, afin de la protéger. Ils ont obtenu très rapidement la mise sous tutelle ainsi que l’internement de cette dernière grâce au malaise que la prise massive de Prozac et de whisky avaient généré, et que le psychiatre a pris pour une tentative de suicide.

Quand on vous dit que le Prozac est la pilule de la sérénité, vous y croyez maintenant ?

Désormais, vous comprenez mieux pourquoi la Clinique des Oiseaux représente pour Lola la voie vers le Salut et donc un lieu merveilleux ?

Une chose est sûre, c’est que l’histoire de Lola a débuté par une douloureuse symphonie, et que la boucle est bouclée avec cet hymne à l’esprit dérangé de son héroïne. Peut-être devrais-je parler de fantaisie ? Vous m’accorderez en effet que Lola n’est pas une personne comme les autres.

Mais comment voit-elle les choses désormais ?

A-t-elle conscience que si elle n’était pas venue à Lyon, rien de tout cela n’aurait eu lieu et que Melvin serait toujours en vie ? Peut-être aurait-il compris qu’elle était le grand amour de sa vie ?

Une chose est sûre. Lola a peur, mais n’attend plus d’ange gardien. Elle passe son temps à fixer le plafond. Peut-être le Bouddha du « Montréal » va-t-il refaire surface et l’aider  nouveau ? Peut-être Aaron va-t-il la libérer de ce lieu peu amène ?

Elle attend, elle a encore du mal à réfléchir.

Elle n’a pas de remords. Juste quelques envies. Elle retournerait bien en Irlande pour changer d’air, voir la verdure, la mer déchaînée et se repaître de ce climat mélancolique qu’elle aime tant.

Elle a de l’espoir.

Pourquoi ?

Parce qu’en cas de malheur, il y a toujours le bonheur.

Pourquoi se dit-elle cela ?

Parce que désormais, elle est juste, juste, heureuse à en crever….

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