Hiroshima, mon amour.
ferenk
Un jour, la vie vous prend par le paletot et vous ramène à ces contingences. Sois efficace et tais-toi ! Un jour, cette danseuse de vie vous prend par la main et vous pousse à squatter la piste. Tourne, tourne, toujours plus vite, fais-toi derviche, tourne et oublie. C'est la transe. Un jour, c'est la désobéissance, on ne se tait plus, on ne tourne plus, on explore et on disparaît. J'ai disparu.
J'ai disparu dans les landes, les steppes, les banquises, les déserts, les villes, les métropoles, les jungles, les savanes, les toundras, les mers, les îles, les continents, les montagnes, les canyons, les champs, les maisons, les plages. J'ai été un souffle, une idée, un géant, un point, une fuite, un lion, un scarabée, un héron, une pierre, un gaz, un bateau, un père, une balle. Et j'ai vu, j'ai ressenti, j'ai inspiré, puis expiré, j'ai touché, j'ai soutenu, j'ai mangé, j'ai couru, j'ai volé, j'ai souris, j'ai ralenti, j'ai rencontré, j'ai aimé. J'ai vécu.
J'ai vécu ainsi que personne ne me l'a enseigné, ou alors ce fut une somme d'apprentissages dont je n'ai pas pu avoir conscience que j'ai accumulés et qui se sont distingués au même moment. Ce fut une explosion épique et la mutation a pu démarrer. Sans douleur, j'ai changé de forme, les os se modifiant comme de la pâte à modeler, la peau suivant les changements sans jamais s'étirer ou se plaindre, et parfois il n'y avait plus d'os ni de peau. Ces changements étaient rapides, ils prévenaient, j'avais une image prédéfinie de ce que j'allais devenir. Au fur et à mesure, j'ai pris mes marques et je savais m'y adapter : connaître l'instant du changement, trouver un endroit où muter. Je n'avais plus la même notion du temps, une seconde paraissait une heure, une heure paraissait une seconde. Je ne savais plus ce qu'était le temps. Mais je percevais qu'il continuait sa course immuable en avant en observant les villes grossir, les eaux monter, les forêts rétrécir. J'étais un explorateur terrien qui expérimentait divers uniformes pour saisir et contempler. J'ai compté.
J'ai compté sur toi, qu'un jour tu me reviennes et tu me reconnaisses. Je t'ai cherché partout, et quand je dis partout, je parle même des abysses quand j'étais Lasiognathus amphirhamphus. Pourquoi m'évites-tu ? Pourquoi me plantes-tu comme ça mille poignards dans le cœur ? Avec la tristesse, les changements se faisaient moins précis, moins plaisants. J'étais voué à des existences précaires et statiques. Je devenais un pneu de voiture, un artichaut, un éphémère, une brosse à dents, un volcan endormi, un appendice iléo-cæcal chez Emma, 8 ans, une cellule de prison, un gramme de cocaïne. Je remarquais des cycles, des retours en arrière, j'ai vu le 11 septembre dans ma vie de merle d'Amérique, j'étais à Port-au-Prince le 12 janvier 2010, je fus un pavé parisien en mai 1968, un pavé ukrainien en février 2014, une plume dans la main de David Hume. Je n'étais plus baroudeur, j'étais coincé sur un carrousel. Je voulais stopper net cette aventure futile, mais chaque mort me faisait renaître, toujours plus faible. J'ai perdu.
J'ai perdu ce jeu parce que je jouais seul. J'ai perdu la notion du temps et de l'espace. J'ai tenté de me remémorer toutes mes vies et je ne pouvais plus les compter, je ne pouvais plus m'en souvenir, c'était comme attraper de l'air. J'ai essayé de concentrer mes souvenirs sur ma première vie, je n'avais que des images floutées, surement retravaillées par ma mémoire. J'essayais de tirer profit des qualités des peaux que je revêtais, mais j'étais de moins en moins vivant. Quelles sont les qualités d'un balai à chiottes ? Et d'une amibe ? Et d'une aiguille dans une botte de foin ? Le monde se débrouillait pour ne plus se rappeler à moi, pour me faire sien mais pour me faire rien. Je ne devais plus en être. J'ai compris cela le jour où je me suis retrouvé dans un avion à 9 500m d'altitude. On m'a largué et je n'ai pu voir que le nom de l'avion, Enola Gay, avant d'exploser une quarantaine de secondes plus tard. Désormais je ne suis plus qu'un souffle éternel à la dérive qui vole au-dessus de la planète en tentant de suivre son rayon de toutes parts. Je me sens responsable de cette planète alors je tourne, j'observe, je souris et je pleure. Vous ne me croyez peut-être pas. Ce serait une décision raisonnable. Mais vous croyez bien, sans aucun doute, à des choses incroyables, au sens premier du terme, inimaginables, et je peux prétendre que mon histoire n'est pas la plus invraisemblable, ni la plus triste, ni la plus belle, ni la plus affreuse, ni la plus extravagante. J'ai vu.