Histoire d'eau
warmless
HISTOIRE D'EAU
Le verre était posé bien droit. Et il était plein. D'eau. Je décidai de l'ignorer et redressai la tête.
A l'extérieur, le soleil chauffait pas mal, et ce n'était pas le moment que j'aurais choisi pour une petite ballade ; mais il fallait que j'y aille. Parfois, il est bon de prendre l'air et, pour certains, c'est même une nécessité. Je me décidai donc à partir.
Ca grimpait fort tout du long, mais mes muscles entraînés me permirent d'atteindre le point le plus élevé sans trop d'efforts. Mes frères et mes cousins m'accompagnaient, cette fois. C'est quand même plus agréable de tailler la route en bonne compagnie.
J'atteignis enfin le voile infrangible qui séparait la lumière de l'obscurité, tout en haut, et emplit mes poumons de cet air délicieusement empreint des fragrances matinales. L'astre diurne chauffait chaque aspect de la Deuxième Réalité de ses rayons paresseux ; cependant, au fur et à mesure de ma progression, il ne tarda pas à se révéler incommodant. Je n'avais plus l'habitude. Ca faisait combien de temps que je n'étais pas venu ici ? Pas moyen de me rappeler : Mes souvenirs étaient vagues. Le soleil tapait dur, maintenant. C'est alors que je pensai au verre, que je n'avais pas jugé bon d'amener.
Je repartis, seul, vers l'endroit où il devait m'attendre, expression immuable d'une infinie patience, tentation éternellement renouvelée. Naturellement, il se tenait là où je l'avais laissé.
A aucun moment de ma vie, je n'avais ressenti la soif. Mais de voir cette.. chose, là ! Je me posai des questions. Qui l'avait déposé ici ? Mes parents, mes amis : Tous avaient eu accès à l'endroit. Cela aurait pu être n'importe lequel d'entre eux. Pourtant, quel mobile auraient-ils eu ?
Oui : Pourquoi auraient-ils laissé ici cet objet incongru dont je ne voulais pas ? Ca ne leur ressemblait pas. Je tournai en rond autour du verre, tout en l'observant à la dérobée, m'attendant à une révélation. C'était un beau verre à pied, pour autant qu'il m'était donné d'en juger. Il était cependant ébréché, inutilisable. Taillé dans un cristal délicat, sa coupe était agrémentée de nervures, et de motifs en bas-relief d'une facture exquise - que venait parfois mettre en évidence une tâche de lumière venue d'on ne sait où - représentant des motifs floraux. L'ensemble était gâché par cette vilaine cassure qui en rompait l'harmonie. De toutes façons, l'œuvre restait parfaitement incompréhensible pour moi. C'est en définitive tout ce qu'on aurait pu me reprocher : Je n'avais aucune culture.
Mais, pourtant, à qui en revenait la faute ? A moi ? A mes parents ? Nous sommes tous façonnés par le milieu dont nous sommes issus, et je n'y faisais certes pas exception, dans cette occurrence particulière. Cet.. objet exerçait une fascination morbide sur moi, et je me secouai pour briser le charme qui m'y liait. Sur une impulsion, je m'en emparai et le laissai choir. Comme au ralenti, il se posa délicatement sur le sol, sur lequel il ne se brisa cependant pas, dans l'unique but de me contrarier, sembla-t-il. Dégoûté, je repartis vaquer à mes occupations, qui n'étaient ni nombreuses, ni variées, mais qui suffisaient cependant à mes modestes besoins. En quelque sorte, je suppose qu'on aurait pu me qualifier d'hédoniste, moi qui tirais de chaque aspect de la vie le maximum de plaisir. Mes rares rencontres avec l'autre peuple m'ayant convaincu que nous n'avions que peu de choses en commun, je passai en conséquence le plus clair de mon temps seul, ou avec mes amis ou des membres de ma famille, ce qui revenait peu ou prou à la même chose. Tous, nous sommes profondément attachés à la notion d'individualité, à cette liberté magnifique qui n'appartient qu'à nous.
Pour l'heure, j'étais affamé. Je me mis donc en quête de nourriture et, lorsque je revins, rassasié, je ne pus m'empêcher de jeter un regard sur le sol, là où gisait toujours la chose dans une position grotesque.
Le verre me faisait les yeux doux, mais non, rien à faire : Je ne céderais pas !
Je devais m'en débarrasser, et vite ! Déjà, je pouvais sentir ses vrilles inquisitrices s'emparer de ma conscience, guidant mon cerveau devenu docile vers les sombres marécages de l'obsession et de la folie. Je saisis donc le verre avec répugnance pour la seconde fois et me dirigeai vers le bord de mer, qui n'était guère plus distant d'un kilomètre de l'endroit où j'avais élu résidence pour la saison. Arrivé à la plage, je le posai sur le sable, non sans difficulté, car le roulis des vagues entravait mon équilibre. Une fois l'opération menée à bien, je me reculai et observai mon œuvre : Le verre était posé bien droit, vide à présent - bien que je jure n'avoir pas bu une goutte de ce qu'il contenait - attendant l'inconscient qui s'en emparerait. Ce n'était plus mon problème : J'étais libre ! Je me hâtai de prendre le large, redoutant - contre toute logique - que la chose ne me poursuive.
Arrivé à une distance que j'estimai raisonnable, je me retournai d'un coup de nageoires et poussai un soupir de soulagement.
Petite silhouette pathétique, le verre se balançait mollement au rythme des vagues qui venaient lécher la grève. Je me détournai et cessai d'y penser. Ce.. verre ne pouvait plus m'atteindre désormais : Il était sorti de ma vie de façon irrévocable, cet étrange et bel objet au dessein mystérieux, dont je n'ai jamais plus revu le pareil, et qui ne m'était de toute évidence pas destiné.
.. Parce que, je vous le demande, à quoi quelqu'un comme moi pourrait-il bien employer un objet pareil ?