Histoire d'un aller et retour – 1/3

exanimo

En ce début de XIXème siècle, une torpeur grisâtre s'était abattue sur les cœurs de nombreux citoyens de la vieille Europe. Un ennui profond pour la vie de tous les jours et le monde au sein duquel ils vivaient avait éclot dans leurs esprits. Brisés par les guerres et les révolutions, déçus par leurs rêves, pleurant des gloires perdues et aspirant à de nouveaux émerveillements, les gens allaient à travers la vie, jetant un œil terne sur leur quotidien et rêvant à des saveurs exotiques qui rendraient l'existence plus agréable.

C'est dans cet univers morose qu'avait grandi Jean Laroche. Fils d'une fa­mille de la petite bourgeoisie, il avait toujours rêvé de s'extirper de ces miasmes urbains pour trouver des trésors que ses yeux ne connaissaient pas.

Petit, il aimait à se promener dans les marchés ou le long des terrasses et écouter, discrètement, les récits des aventures des différents marchands et aven­turiers qui ramenaient des objets étranges. Il se plaisait à imaginer les lieux dé­crits, il lui semblait que tout cela devenait réel et il se voyait courant à travers les rues de Constantinople et d'Athènes. Il pouvait humer les épices, entendre le brouhaha du port, sentir le soleil caresser sa peau et le vent du large qui s'engouf­frait entre les maisons.

C'est en suivant son habitude qu'un jour il s'était retrouvé à côté d'une table bien remplie où l'on se pressait pour entendre les récits d'un vieux capitaine revenu d'Orient. L'homme avait la peau brûlée par le soleil, sa barbe lui recou­vrait une bonne partie du visage et ses vêtements peinaient à rester unis. Mais malgré cet aspect, il avait dans les yeux l'éclat de celui qui a vu des trésors, et dans la voix la mélodie qui entoure les secrets.

Il évoqua son voyage, comment il avait traversé la mer Noire, échangé avec les marchands arabes, suivi les routes commerciales à travers la Perse... Il com­mençait à se perdre dans ses souvenirs quand un des hommes attablé s'écria :

- Vous avez vu les plus beaux endroits sur terre !

Alors le vieil homme retrouva ses esprits et se tourna vers son interlocu­teur :

« Au-delà des montagnes,

Une vieille cité,

Un pays de cocagne,

Vit sous l'immensité

De ses belles richesses.

Elle prospère en secret,

Véritable déesse

Cultivant ses attraits. »

Et il ajouta d'un sourire malicieux : Si vous savez y faire avec eux, ils vous disent tout ce qu'ils savent.

L'homme continua pendant un bon moment à conter les merveilles que comportait la cité des montagnes. Une ville bâtie en matériaux précieux et dont les palais et les temples resplendissaient comme un phare au sommet de sa tour. Il regrettait de n'avoir pas pu y aller lui-même, trop vieux et obligé de ramener ses marchandises. Il décrivit précisément son emplacement ainsi que le chemin pour s'y rendre.

C'est ce jour-là que Jean Laroche fit le serment de ne pas devenir trop vieux pour voyager avant d'avoir pu voir les merveilles du monde de ses propres yeux.

En grandissant il conserva son envie de découverte, de partir au loin. Sa vie ne lui inspirait qu'ennui et il se réfugiait aussi souvent que possible dans ses re­présentations des villes d'Orient ou ses songes de grands périples jusqu'au bout des terres connues.

Sa famille se désespérait de son inclination vers l'imagination, un enfant rêveur était un poids en ce temps. Ses parents avaient pensé que son mariage, puis la naissance de son fils, chasserait ses envies d'aventure et de découverte.

Mais malgré sa réelle affection pour sa femme et son fils, il ne pouvait se détacher de ses désirs d'ailleurs. Et surtout de ce nom qui l'avait tant fait rêver : Loulya, la cité des montagnes. Depuis l'histoire du capitaine, il s'était imaginé des centaines de fois cette ville somptueuse, et l'envie de la voir lui brûlait le cœur.

Lorsqu'il eut enfin amassé assez d'argent pour entreprendre un voyage, il annonça à son entourage sa décision de se rendre à la cité des montagnes pour voir ses merveilles de ses propres yeux. Les supplications de sa femme, consciente des dangers du chemin, ne changèrent rien à sa détermination, et il partit de chez lui. Le petit pincement qu'il ressentit en s'éloignant laissa rapidement place à la joie du voyage et à l'impatience de découvrir tout ce dont il avait rêvé. Il parcourut ainsi le chemin jusqu'à Venise d'un cœur léger.

La Sérénissime, bercée par le soleil levant, était encore plus somptueuse que dans les tableaux qu'il avait pu voir. Chaque coin de rue dévoilait une nou­velle surprise et de nouveaux chemins à explorer. Les embarcations peuplant les canaux étaient si nombreuses qu'il lui semblait possible de traverser les bras de mers rien qu'en sautant de gondole en gondole.

Il finit par trouver un navire marchand partant pour Constantinople et ac­ceptant de l'emmener.

Le jour du départ arriva enfin. Tandis que le navire s'éloignait du port, Jean Laroche observait depuis le pont le continent s'éloigner. C'est alors qu'il remar­qua un homme assez âgé aux prises avec les cordages. Un filin se détacha au-des­sus de lui et Laroche parvint juste à temps à retenir la poulie qui, sinon, aurait fracassé le crâne du pauvre homme. Ce dernier le remercia chaleureusement et ils commencèrent à discuter.

Il se nommait Tassos Argyre, il avait des cheveux noirs, une large mous­tache et sa peau était usée par le soleil. C'était un paysan grec qui avait fui ses terres à cause de la guerre entre son peuple et les Ottomans. Il avait pris le bateau et était arrivé à Venise. Depuis lors, il faisait de son mieux pour survivre, perdu dans la vie loin de chez lui. Il venait de trouver un poste sur ce navire.

Ils sympathisèrent et se mirent à discuter régulièrement le soir, Argyre par­lait de son pays et des horreurs des massacres de la répression ; tandis que La­roche lui expliquait ce qu'il comptait faire et lui décrivait les merveilles que contenait Loulya. Lors d'une discussion durant laquelle le nouveau matelot s'était plaint de l'ennui de son poste, Laroche lui proposa de venir avec lui jusqu'à la cité des montagnes. Un compagnon de voyage agréable lui manquait, et les connais­sances du vieil homme de la langue turque le dispensaient de trouver un inter­prète. Le vieux paysan finit par accepter. Il voyait en cela un but à poursuivre, et une nouvelle compagnie agréable à conserver.

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