Histoire d'un aller et retour – 2/3

exanimo

Ils longèrent les côtes austro-ottomanes jusqu'à la Mer Ionienne. Pendant qu'ils contournaient le Péloponnèse puis traversaient la Mer Égée, Argyre sem­blait se remplir d'une certaine nostalgie. Laroche le vit à de nombreuses reprises fixer ses terres natales et il lui semblait parfois entendre le bruit des sanglots du vieil homme.

Ils franchirent enfin le Détroit des Dardanelles et arrivèrent aux portes de Constantinople. Le soleil couchant faisait rayonner la ville comme un nuage doré dont dépassaient des dizaines de tours scintillantes. Les énormes coupoles sem­blaient des astres posés sur terre. Les eaux claires du Bosphore réfléchissaient toutes ces splendeurs, leur donnant l'aspect de l'infini.

Ils débarquèrent et trouvèrent un endroit où dormir. Argyre, du fait de la situation entre son peuple et les Ottomans, ne souhaitaient pas s'attarder et pres­sa son nouveau compagnon de ne pas perdre de temps. Ils achetèrent donc rapi­dement deux chevaux ainsi que des vivres et partirent vers l'orient.

Ils atteignirent facilement le centre de l'Anatolie. Mais à partir de là, les moyens de se ravitailler se raréfièrent, et les chevaux avançaient plus lentement. Ils dormaient à la belle étoile, se serrant pour contrer la froideur des nuits.

Le soleil implacable frappait les deux voyageurs. Des colonnes de pierre géantes, sortes de silhouettes paisibles de voyageurs, parsemaient les paysages. Au détour d'une colline, le roc laissa place à une succession interminable de mai­sons dont la somme formait une montagne semblable aux autres. Seules les étroites ouvertures obscures, réseau de grottes s'enfonçant dans la roche, indi­quaient la présence des anciens habitants. Car il semblait bien aux deux voya­geurs que la pierre n'était plus peuplée. Laroche resta un instant à contempler ces vestiges de la présence humaine dans ce désert, songeant à ses faibles restes qui bientôt se confondraient avec la pierre.


Après plusieurs jours de marche, les plaines se couvrirent peu à peu d'herbes et de quelques fleurs. Puis ils arrivèrent devant une vallée boisée qui s'étendait à perte de vue. Ils étaient soulagés de retrouver un peu d'ombre et de fraîcheur. Argyre expliqua qu'ils devaient être entrés en Perse. Le trajet devint moins pénible et ils recommençaient à croiser des petits groupes d'habitants. Re­voir d'autres visages humains leur procurait un grand soulagement.


Ils aperçurent enfin les faubourgs de Téhéran. La ville se développait au pied des montagnes et aux portes du désert. Des travaux étaient en cours aux quatre coins de la cité qui ne cessait de s'agrandir. Les coupoles des mosquées et des palais étincelaient et les minarets perçaient la masse compacte des maisons. Les rues étaient étroites et sinueuses, gorgées d'étals de toute sorte offrant à tous les sens de quoi être surpris et émerveillés.


Ils se reposèrent quelques jours puis reprirent leur périple à pied, le che­min étant trop escarpé pour emmener les chevaux. Laroche savait que Loulya n'était plus très loin, la marche n'était donc pas un problème. Il était tellement porté par son rêve qu'il avançait sans même faire attention à la fatigue. Quant à Argyre, malgré son âge, il avait encore l'énergie des travailleurs de la terre et mar­chait régulièrement, sans faiblir. Il commençait à s'interroger sur les rêves de son compagnon, mais, de caractère décidé, il continuait à poursuivre leur objectif.

Le terrain se faisait de plus en plus sec. Le soleil brûlait et la nuit les glaçait. La végétation disparaissait au fur et à mesure qu'ils gravissaient la montagne. Au-delà des massifs rocheux, l'horizon était rempli de sommets blancs. Cette opposi­tion entre la neige étincelante et la roche terne donnait l'impression de monts imaginaires, posés là par quelques géants.


Arrivés au sommet d'un escarpement, ils remarquèrent un groupe d'une vingtaine de cavaliers près de la rivière qu'ils surplombaient. Laroche n'avait ja­mais vu de tels soldats. Leurs pantalon étaient blancs, leurs vestes vertes avec pour certains des décorations dorées par-dessus, et ils portaient des couvre-chefs noirs plus grands que leurs têtes. Ils lui semblaient resplendissant, chevauchant fièrement leurs beaux destriers bruns.

- Ce sont des envoyés du tsar, lui chuchota Argyre. Je ne pensais pas qu'ils descendaient autant au sud. Nous ferions mieux de ne pas nous faire remarquer si nous voulons éviter les ennuis. S'ils sont aussi peu nombreux c'est qu'ils ne veulent pas être vus.

- Comment es-tu sûr que ce sont des cavaliers russes ?

- Chez moi beaucoup de gens prient pour les voir enfin arriver et nous sou­tenir contre le sultan.

- Ce n'est pas ton cas ?

- Le tsar a toujours témoigné son attachement à mon peuple. Et je crains que s'il ne nous vient pas en aide, il n'ait bientôt plus personne à qui témoigner sa sympathie. Mais je me méfie de devoir notre indépendance à quelqu'un d'autre...

Laroche comprit qu'il ne voulait pas continuer à parler de la guerre ou des Balkans. Ils s'éloignèrent donc en silence du chemin pour ne pas se faire remar­quer.

En poursuivant leur route, les deux compagnons arrivèrent sur un plateau au centre duquel se trouvait un petit campement. En se rapprochant, ils distin­guèrent le poil luisant des chevaux noirs, hormis le bas des pattes qui étaient blancs. En passant à côté des tentes, ils virent les nomades qui les fixaient. Les hommes portaient des grands manteaux rouges descendant sous les genoux et d'immenses chapeaux en boule formés de poils bruns clairs. Les femmes étaient vêtues de longues robes pourpres aux cols décorés. Leurs cheveux étaient attachés en deux tresses de part et d'autre des visages enchanteurs de beauté. Elles portaient des coiffes argentées dont deux pans descendaient le long des tresses, et une sorte de pointe métallique sur le sommet de la tête. Plusieurs d'entre elles arboraient des colliers ornés de pierres rougeoyantes ainsi que des bracelets du même type. Toutes ces silhouettes apparaissaient comme des mirages.

Ils dépassèrent le campement et continuèrent leur chemin. Laroche ne pouvait s'empêcher de penser à ces gens qui vivaient constamment dans cet uni­vers qu'il avait mis des jours à atteindre et qui était le but de son voyage. Il se de­mandait s'ils voyaient les merveilles qui les entouraient, comment cela devait être de vivre au milieu de ces régions merveilleuses. Il demanda à son compagnon de route ce qu'il en pensait.

- Peut-être rêvent-ils de visiter la campagne que tu voulais fuir, répondit fi­nalement Argyre après un temps de réflexion.

Il semblait impossible à Laroche que des gens veuillent faire un si long voyage pour voir le morne environnement qu'il connaissait depuis toujours.

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