Histoire d'un aller et retour – 3/3

exanimo

Le lendemain, alors qu'ils entamaient la dernière partie du chemin, ils aperçurent soudain une femme en haut d'un petit amas de roches. Elle portait une robe blanche légère qui flottait au vent. Ses longs cheveux bruns lui ca­chaient le visage. Elle était resplendissante et semblait être une des plus belles femmes de la terre. Les deux compagnons s'avancèrent naturellement vers elle, fascinés par cette étrange apparition.

Soudain Argyre s'immobilisa et saisit le bras de Laroche qui continuait à marcher :

- Attends ! puis, comme il semblait ne pas comprendre : Ses pieds sont fourchus...

Effectivement, en les observant plus précisément, ils semblaient bien se sé­parer comme le bout d'une fourche.

- Qu'est-ce donc ? demanda Laroche en se tournant vers Argyre.

- Je ne sais pas. Mais nous ferions mieux de continuer notre chemin.

Laroche voulut encore la regarder, mais lorsqu'il se retourna elle avait dis­paru. Perdu entre le souvenir de sa beauté et son questionnement sur cette appa­rition, il suivit machinalement le vieux paysan et ils se remirent à progresser. Son esprit resta quelques heures intrigué par cet instant avant de se concentrer à nou­veau sur l'atteinte prochaine de la cité des montagnes. En effet, selon les instruc­tions du capitaine, cette dernière devait se trouver de l'autre côté de la pente qu'ils gravissaient.

Jean Laroche sentait qu'il touchait au but, encore quelques mètres et les splendeurs de Loulya s'étendraient devant ses yeux. Ces beautés qu'il avait tant imaginées, qu'il s'était déjà représentées des centaines de fois, ajoutant toujours de nouvelles merveilles aux bâtiments. Venise, Constantinople, Téhéran, toutes ces villes n'étaient rien, et pourtant elles lui avaient déjà semblé resplendissantes.

Les derniers mètres étaient de plus en plus raides, et le vieil Argyre peinait à suivre son compagnon qui paraissait avancer en survolant les roches à mesure que l'objectif se rapprochait.

Et enfin la délivrance arriva, ils atteignirent le sommet de la chaîne des montagnes. Devant Laroche, s'étalait une grande étendue de rocs brûlant, parse­mée de quelques murs et restes de tours en ruines qui menaçaient de s'effondrer. Il sentit soudain comme un grand vide dans sa poitrine. Il voyait son rêve dispa­raître brutalement devant lui. Il descendit la pente en courant jusqu'à se retrou­ver au milieu des quelques constructions encore debout. Il cherchait des yeux les coupoles dorées, retraçait dans sa tête les instructions du capitaine. Soudain toutes ses pensées disparurent et son esprit ne vit plus que le désert qui l'entou­rait.

- Il n'y a rien ! s'écria-t-il en brandissant les poings vers le ciel. Rien que des ruines et de la poussière, ajouta-t-il en s'affaissant sur le sol. Ses larmes impré­gnaient le sol aride. Sa gorge se serrait et les mots s'éteignaient en son sein :

- J'ai fait tout cela pour rien, il n'y a rien à trouver... Rien !

- Allons, vas-tu cesser de te plaindre ! lui hurla Argyre après l'avoir observé se morfondre. As-tu déjà oublié tout ce que tu as vu durant ton voyage ? Courir après tes chimères te rend aveugle à tout ce qu'il y a autour de toi, et même à ce que tu as déjà vu en venant ici, conclut-il d'un ton grave.

Argyre le laissa sur son rocher et commença à rebrousser chemin. Après un long moment, perdu dans des réflexions contradictoires, Laroche se redressa et se précipita vers son compagnon :

- Attends ! Il le rattrapa et se tint devant lui un instant avant de pour­suivre : Sans toi je me serais sûrement perdu avant même d'arriver ici.

Un sourire se dessina sur le visage marqué d'Argyre :

- Maintenant il est temps de rentrer.

Et les deux hommes reprirent leur marche côte à côte, le cœur lourd. Au loin, une hyène aux pieds fourchus les observait s'éloigner.

Ils marchèrent plusieurs jours, et plus ils avançaient, moins ils avaient l'im­pression de se rapprocher de Téhéran. Le chemin du retour devenait plus long que celui de l'aller. Ils erraient dans le désert, sans savoir où ils se dirigeaient. La­roche s'en voulait d'avoir entraîné son compagnon sous ce soleil où l'eau man­quait. Il pensait être puni pour ses folies et se maudissait autant que le destin.

Alors que tout espoir leur semblait avoir disparu, ils distinguèrent une ca­ravane formée d'une dizaine de chameaux qui avançaient paisiblement. Ils cou­rurent de toutes leurs maigres forces jusqu'à cette apparition providentielle. Les caravaniers les accueillirent avec bienveillance et compassion. Ils leur propo­sèrent de les accompagner jusqu'au rivage, où ils pourraient embarquer avec leurs marchandises en direction de Mascate. Les deux voyageurs étaient inquiets de s'éloigner encore des rivages de l'Europe, mais n'ayant pas d'autres possibilités, ils acceptèrent.

Lors d'une des soirées passées autour du feu, l'un des marchands raconta une ancienne légende qui marqua profondément nos deux compagnons : Un marchand se trouvait dans une auberge de Bagdad. En relevant la tête, il vit la Mort à l'autre bout de la salle. En le voyant elle fit un geste brusque et le mar­chand s'écria que son heure ne pouvait pas être déjà arrivée, que ce n'était pas possible. Alors il s'enfuit, prit son cheval et chevaucha à travers le désert jusqu'à sa ville de Samarra, convaincu que la Mort ne le suivrait pas jusque-là. En arrivant devant sa maison, il vit la Mort qui l'attendait. Il cria qu'il lui avait échappé en partant de Bagdad. « J'ai été surprise de te voir à Bagdad, lui dit la Mort, car mon rendez-vous avec toi devait avoir lieu ici, à Samarra. »


La vue de la mer les emplit de bonheur, voir tant d'eau après avoir dû compter chaque goutte était une délivrance, et la promesse de meilleures condi­tions de voyage. Ils remercièrent encore leurs sauveurs avant de monter à bord du navire marchand.

La traversée fut rapide et ils débarquèrent à Mascate, une ville portuaire encadrée par d'abruptes montagnes. Sur l'une d'entre elles se tenait une vieille forteresse guettant au loin les navires approchant. La large baie entourée de fa­laises créait un cocon marin des plus surprenants pour nos deux voyageurs.

Une fois à terre, ils entamèrent les recherches d'un autre convoi qui remon­terait vers le nord. La tâche fut compliquée car la plupart des départs se diri­geaient vers le sud, en direction des nouveaux comptoirs africains de plus en plus éloignés et fructueux. Ce ne fut qu'au bout d'une semaine qu'un navire partant pour l'empire éthiopien accepta de les transporter.

Une fois en Abyssinie, ils suivirent les ânes portant les marchandises. Ils longeaient de larges rivières en traversant forêts et cultures se déployant sur les flancs des montagnes. Des petits villages servaient de ravitaillement. Les maisons d'argile disparaissaient sous la masse de leur toit de chaume.

Lorsque les montagnes et les arbres laissèrent place au sable, les deux com­pagnons continuèrent leur route à dos de dromadaire à travers le paysage déser­tique du sultanat du Darfour jusqu'aux rives du Nil. Le chemin était dangereux car les troupes égyptiennes s'étendaient de plus en plus au sud et ils risquaient de se retrouver au milieu d'un affrontement territorial. La vigilance des membres de la troupe devait donc toujours être maintenue.

Le parcours sur le fleuve fut plus calme et, après avoir pu admirer durant la descente toutes les splendeurs qui apparaissaient au détour des dunes bordant le fleuve, ils empruntèrent le canal de Mahmoudieh et arrivèrent sans encombre à Alexandrie. Les nouveaux habitants se tassaient dans des petites maisons. La pro­miscuité se faisait sentir à chaque instant.

Après deux semaines à survivre du mieux qu'ils purent dans les rues de la ville, ils trouvèrent finalement un petit bateau faisant voile vers Marseille.

Tandis que le navire s'éloignait du rivage, les deux compagnons observait la ville disparaître à l'horizon. La masse des habitations se noyait dans les rayons de l'aurore. Autour de celles-ci les futurs murailles commençaient à s'élever. Le tout flottait dans une chaleur dorée.

- Tu avais raison, il était temps de rentrer chez nous, dit Laroche. Nous avons déjà vu suffisamment de trésors.

Un léger sourire se dessina sur le visage d'Argyre.

La traversée de la Méditerranée puis le trajet en diligence se passa sans dé­rangement. En arrivant chez lui, Laroche se sentit soulagé de retrouver ces rues puis cette façade qu'il connaissait si bien. Sa femme, qui pensait ne jamais le re­voir, pleura à chaudes larmes en le reconnaissant sous la barbe et les vieux habits.

Argyre resta plusieurs années avec la famille de son compagnon de voyage avant de retourner chez lui, une fois la guerre terminée et son pays devenu libre.

Quant à Jean Laroche, son désir d'aventures exotiques l'abandonna défini­tivement, et il apprécia plus que jamais les petits instants qui faisaient son quoti­dien. Il continua toutefois à raconter son voyage à qui voulait l'entendre, en gar­dant dans le regard et la voix l'émerveillement qu'il avait connu. Mais il ne parla jamais de Loulya à quiconque. Et à ceux qui lui demandaient pourquoi il avait ac­compli tout ce chemin, il répondait avec un sourire mystérieux :

- Pour un rêve, fait il y a longtemps, et que j'ai laissé au sommet des mon­tagnes.

  • Au début, les références historiques et culturelle me manquant, j'ai été un peu largué. Et puis j'ai plongé dans l'histoire en oubliant l'Histoire.
    J'ai beaucoup aimé. Il y a quelques belles formules, comme par exemple les vêtements qui "peinaient à rester unis".

    · Il y a environ 5 ans ·
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    dompython

    • Ah je ne pensais pas que ce serait un problème, j'ai surtout développé le contexte mais ce n'est pas essentiel pour le centre du récit.

      · Il y a environ 5 ans ·
      Dscn3665 (2)

      exanimo

    • Mais le problème est clairement chez moi, hein... Ça vient activer mes complexes de non-culture historique et géographique!

      · Il y a environ 5 ans ·
      Default user

      dompython

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