Histoire en couleurs

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HISTOIRE EN COULEURS

            On avait longtemps cru que les martiens seraient de petits hommes verts

Mais lorsque le vaisseau se posa, on dut se rendre à l’évidence : Ils étaient noirs. Complètement noirs.

UNE PAUSE

La ville bruissait d’activité. Dans cette termitière, il y avait ceux qui bougeaient par simple habitude, et ceux pour qui le fait de se mouvoir servait d’assises à un but, un moyen de grimper les échelons.

Ce jour-là, Jub s’était rendu au centre-ville. Il avait finalement décroché un entretien avec le chef du département ressources humaines d’une société de cosmétiques. La chance allait bientôt lui sourire, il en était sûr, et c’est en sifflotant un air gai qu’il arpentait le bitume. Même pour un garçon aussi diplômé que lui, il n’était pas facile de passer la barrière des préjugés raciaux. Enfant de l’immigration, ses parents avaient quitté un Sénégal exsangue voilà 17 ans, espérant se construire une meilleure existence dans ce pays de la deuxième chance. Ils n’avaient que moyennement échoué, et reportaient désormais leurs rêves déchus sur leur unique enfant. Jub se sentait mal à l’aise face à leurs attentes. Il essayait cependant de ne pas les décevoir.

« Vous verrez, vous serez fiers de moi ! En tout cas.. je ferai de mon mieux. » marmonnait-il tout bas en marchant. Certains des passants qui le croisaient fronçaient les sourcils. D’abord parce que, bien que noir, il était bien habillé, ensuite parce qu’il soliloquait : Le fantôme de l’Oncle Tom avait encore la vie dure. Jub était un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt deux. Avec son costume en flanelle et sa chemise cravatée, il inspirait confiance : Les vêtements sportswear, les casquettes et le bling-bling, ce n’était pas pour lui.

Il respectait profondément ses parents et louait leur courage. Il espérait en avoir autant pour le rendez-vous qui approchait à grands pas. Ses chaussures italiennes impeccablement cirées claquaient sur le bitume. Il accéléra l’allure.

Justement, l’homme qui devait le recevoir était un amérindien. C’est dire s’il connaissait les préjugés liés à la race. De plus, son peuple s’était fait déposséder – pour ne pas dire plus – par les visages pâles. Toutefois, il était loin d’éprouver à leur égard la même rancœur que les anciens. Issu d’une longue, très longue lignée de Vénérables, il avait adopté face à la vie une philosophie sereine, détachée des tracas dans lesquels s’embourbaient la plupart des gens, toutes races confondues. Il avait su dépasser sa condition, et n’en posait pas plus à lui-même qu’à autrui. Il avait des amis dans tous les milieux, mais n’en tirait pas fierté pour autant. Pour lui, il était naturel de s’entourer de personnes de qualité, quelle que soit leur provenance, et c’est cela qu’il mesurait à l’étalon de son humanité.

Il prit la feuille posée sur le dessous de main de son bureau en noyer brun terre de Sienne, patiné par les innombrables allées et venues de ses larges mains, lesquelles ne le rendaient qu’à ses épaules et ses biceps, impressionnants de robustesse. Il portait sans ostentation un costume deux pièces français bien coupé, de teinte Sahara, qui lui valait bien des regards féminins. Ce dont il n’avait cure, car son travail occupait toutes ses pensés. D’aucuns s’étonnaient qu’on  ait confié un poste qui requérait une aussi grande sensibilité – Directeur des Recherches Génétiques (DRG) et de leur impact sur les affections dermatologiques- , à une espèce de peau-rouge mal dégrossi. Ceux-là, qui jugeaient aussi promptement sur l’apparence, semblaient avoir oublié – ou n’avoir jamais su – que leurs ancêtres du Pléistocène, ces "brutes" au front bas et aux mœurs "barbares", possédaient certainement eux aussi une philosophie, une poésie. Ces juges à l’emporte-pièce étaient communément atteints de ce qu’on pourrait qualifier de "Syndrome du missionnaire". Ce qu’on pourrait traduire par : « Si c’est différent, c’est mauvais ». A les entendre, un observateur impartial aurait pu se demander lesquels avaient le front bas.

            Jan "pied-de-canard"(son nom d’indien) Winton (une concession à l’état-civil américain), le DRG, fronça ses sourcils aquilins et accorda toute son attention à la candidature de ce jeune homme, Jub Hilson.

Sur le papier, les qualités et les diplômes de ce postulant semblaient particulièrement attractifs, mais Jan attendrait de rencontrer M. Hilson pour se faire sa propre idée.

            Les candidats avaient toujours tendance à enjoliver leurs qualités, parfois de beaucoup, et même à s’en inventer carrément.

            « Je suis le meilleur ! » entendait-il déclamer fréquemment. Ce à quoi il répondait invariablement :

            « Oui, oui.. Certainement. Mais.. si l’on prenait une analogie.. seriez-vous une automobile à boite automatique, ou à boite de vitesses manuelle ? »

            Le regard consterné du candidat fournissait à lui seul la réponse. Bien peu qui pouvaient voir plus loin que le bout de leur appendice nasal.

            De plus, il avait le flair pour débusquer les carriéristes, les tire au flanc, et éliminait systématique-ment les lèche-cul, aussi bardés de distinctions soient-ils. Pour son nouveau projet, il voulait avoir les coudées franches. Ce qui voulait dire pas d’espions qui rapporteraient ses faits et gestes à la patronne.

            La Patronne, c’était Sarge Clinicot. LA Clinicot. Inutile de préciser qui était son mari, ni qu’il possédait la moitié de l’Etat. Mme Clinicot s’était mis en tête de vaincre les effets du temps, en limitant pour commencer le vieillissement de la peau, en accélérant la régénérescence des tissus, organes et autres artères pour finir. Projet ambitieux qu’elle entendait appliquer d’abord à sa propre personne, puis au reste de l’Humanité, contre une rémunération substantielle bien sûr. A cet effet, elle avait fait mander d’un obscur laboratoire de seconde zone dans lequel il végétait ce jeune chercheur prometteur qui – bien qu’il fut indien – avait, à l’âge de 23 ans seulement, découvert et synthétisé une molécule qui rendait les rouge à lèvres réellement imperméables. Jan – qui était à l’époque très naïf , tourné qu’il était vers ses seules éprouvettes– s’était fait déposséder du brevet pour une somme rondelette certes, mais qui représentait des clopinettes face aux gigantesques bénéfices que les prévisions de vente du produit laissaient augurer.

Mme Clinicot, pressentant l’énorme potentiel du jeune indien, s’était empressée de lui proposer un poste avec un salaire à six chiffres, non-compté la virgule. Stoïque, Jan avait accepté, avec le "Merci, Madame !" de rigueur. Il finirait bien par tirer le gros lot : A présent âgé de 27 ans, il n’attendait qu’une occasion, et celle-ci pourrait bien avoir rendez-vous avec lui dans un quart d’heure.

Non loin de là, Piaolian, une jeune chinoise du ghetto asiatique, se torturait l’esprit. Ses parents venaient de lui annoncer son mariage prochain avec le fils d’un riche commerçant du quartier. Non seulement le promis lui répugnait physiquement, mais elle était déjà éprise en secret d’un autre homme, un natif de la France, le pays des poètes et de l’Amour. Piaolian vouait un véritable culte au romantisme et, dans ce domaine tout du moins, son amoureux comblait toutes ses attentes. C’est donc avec des sentiments mitigés qu’elle se rendait au rendez-vous fixé par son père, pour enfin découvrir ce que l’on exigeait d’elle.

Mais sa décision était arrêtée : Elle s’enfuirait en France avec son chéri, ou alors elle se jetterait à l’eau, ou encore tricoterait une chaussette de 27 kilomètres de long, déclarant qu’elle ne se marierait que lorsqu’elle serait achevée ! Tout pour échapper à cette infamie ! Allons bon, voilà qu’elle redevenait hystérique. « Du calme, ma fille ! » se morigéna-t-elle. Elle s’était pourtant juré de mieux se contrôler. Elle détestait faire étalage de ses émotions : Les émotions, c’était personnel, et elle choisissait parcimonieusement les dignes bénéficiaires de ses états d’âme.

            Le problème, c’était que ses parents vivaient encore à l’age de pierre. Tradition et modernisme s’affrontaient. « Pourquoi les vieux ne comprennent-ils jamais les jeunes ? Pensait-elle. Ils ont bien été jeunes, eux-mêmes, non ?» A vrai dire, la culture chinoise était profondément ancrée en elle mais, à 18 ans, elle avait soif d’autres horizons, d’autres couleurs. Soudain, elle fut devant la maison de Da Ge, le père de son fiancé imposé. Sa main se tendit avec appréhension vers le bouton d’appel.. mais ne l’enfonça jamais : C’est à ce moment que ça se produisit.

            A l’autre bout de la ville, Marcus Gauchus, un hispanique bohème au visage buriné par l’aventure, posa son sac de voyage (fatigué lui aussi) devant la porte C de l’aéroport. Il huma avec délice l’air pollué de la grande cité.

« C’est bon de rentrer chez soi ! » lâcha-t-il en étirant ses membres ankylosés.

Ses doigts s’emparèrent du paquet de cigarettes qui se languissait dans sa poche de poitrine de chemise, depuis les 14 heures qu’il avait fallu à l’avion transcontinental pour le ramener chez lui. Son travail lui avait pris plus de temps que prévu, et il lui tardait de retrouver sa femme et sa fille. Aucun taxi n’étant en vue, il se résolut à prendre son briquet dans sa poche de pantalon. Il fit jouer la molette mais le vent, qui travaillait modérément ce jour-là, souffla quand même la flamme. Marcus, avec l’habitude née d’une longue expérience, se tourna dos au vent pour atteindre l’"angle mort", l’endroit exact où le briquet glisserait ses œuvres vives dans l’espace délimité par la protection de son dos voûté, annulant ainsi l’angle d’attaque de la bise traîtresse.

Arrivé en position, il baissa les yeux pour voir l’extrémité de la cigarette atteindre son point d’ignition. Satisfait – mais sans plus - il releva les yeux et vit quelque chose. Sa bouche s’arrondit d’étonnement.

La cigarette chut, dessinant des arabesques de fumée du plus bel effet. Elle n’atteignit jamais le sol.

            Dans le Monde entier, le temps marqua le pas. Puis, l’Horloge Cosmique avança d’une seconde, et la Vie reprit son cours.

            Avec une petite différence toutefois.

ILS ARRIVENT

            La Station Spatiale les avait signalés deux jours auparavant, en approche vers Jupiter.

            Deux ans, c’est le temps qu’il leur avait fallu pour traverser l’Espace insondable et atteindre la Lune. Ils avaient passé quatre jours là, pour leurs incompréhensibles desseins. On les avait bombardé d’ondes radios sur toutes les fréquences connues plus quelques autres pour faire bonne mesure, de messages audio et vidéo, de musique même. Rien. Aucune réaction, ni hostile ni de curiosité. L’indifférence.

            Une indifférence qui mettait le Monde mal à l’aise. Amis ou ennemis ? Que penser ? Que faire ?

            Puis, sans transition, le vaisseau avait disparu de l’Espace connu et s’était – semblait-il – "matérialisé" dans le ciel de notre beau pays, au mépris de toutes les lois connues de la dynamique. Il avait alors entamé un tour du Monde, se téléportant au hasard sur tous les continents et quelques îles d’importance. Au bout d’un jour seulement, plus personne n’ignorait leur venue, sauf peut-être dans les coins les plus reculés, où les médias ne pouvaient relayer l’information. Le vaisseau s’attarda plus longuement au-dessus de l’Afrique centrale et revint à son point de départ, l’Amérique. Il ne répondait toujours pas à nos sollicitations. Puis, un jour comme un autre, un être sortit du bâtiment extraterrestre. Il apparut, sans transition aucune, dans la rue Wansbureil, devant le bar "chez Luna". Il était grand, noir, mais d’une teinte miroitante qui déroutait l’œil si on le fixait trop longtemps. Ses mains à quatre doigts étaient gantées de blanc. Là s’arrêtait la ressemblance avec la fameuse souris de Disney. En effet, son regard brillait d’une intelligence étrangère et sans humour. Il évita de peu une collision avec une voiture de sport, une Porsche bleu pétrole. Le conducteur l’injuria copieusement, selon la coutume désormais classique qui régissait les règles de courtoisie des possesseurs de machines de mort à quatre roues envers les piétons.

            Mais ce que le conducteur ignorait, c’est que ce piéton-là n’était pas comme les autres. Vraiment pas. L’alien leva un doigt et, tout aussi soudainement, fit disparaître cette Porsche-ci, ainsi que toutes les Porsche de ce modèle, de cette année et de cette couleur dans le monde entier. Le conducteur se retrouva propulsé dans l’air, fit quelques tonneaux et demeura sur le sol, inconscient.

            On estima plus tard qu’il avait dû y avoir 167 000 morts ce jour-là, et sept fois plus de blessés, lorsque les machines autopropulsées avaient brusquement cessé d’exister, et que la vitesse acquise avait projeté les conducteurs, leurs passagers, et tout ce qui se trouvait sur leur trajectoire dans des situations extrêmes et, dans la quasi-totalité des cas, désespérées.

            Les humains venaient d’apprendre – brutalement – qu’ils n’étaient plus seuls dans le Cosmos.

            Bien sûr, les militaires considérèrent d’emblée l’alien comme hostile et voulurent immédiatement attaquer cet unique vaisseau avec toutes les armes dont ils disposaient. L’attitude militaire typique : La riposte semblait inévitable.

Mais, fort heureusement, il se trouva des esprits éclairés pour argumenter, et d’autres esprits tout aussi ouverts pour comprendre que, s’ils se sentaient menacés, les aliens pouvaient très bien faire disparaître - comme ils l’avaient fait pour les Porsche – toutes les armes, explosifs, voire (s’ils étaient suffisamment énervés) les matières premières servant à les fabriquer qu’on aurait utilisés contre eux (comme les métaux, les plastiques, le pétrole). Et qu’on se retrouverait bien vite revenus à l’âge de pierre. Après tout, on ignorait de quoi ils étaient capables.

            Le Président, prudemment, donna à son Chef des Armées l’ordre de ne rien faire. Ce qui correspondait pour ce haut gradé d’âge mûr à baisser son pantalon en attendant sagement que quelqu’un commette à son encontre un acte contre-nature.

            Le Président, conscient de l’état d’esprit dans lequel se débattait le Général, le fit discrètement surveiller par des sous-chefs d’état-major, afin qu’il ne commette pas quelque irréparable bêtise, et décida d’arrêter là. Sans quoi tout le monde se surveillerait, et on n’avancerait pas beaucoup.

            Ces décisions importantes prises, il concentra son attention et la cellule de crise sur les premiers rapports qui venaient de lui parvenir. Après quelques dizaines de minutes, il releva la tête.

« Du café et des sandwiches » commanda-t-il : La nuit promettait d’être longue. Vers quatre heures du matin, une vue d’ensemble commença à se dégager. L’alien n’avait – semblait-il – rien fait d’autre que se promener et observer les gens. On ne savait pas s’il était seul ou s’il y avait plusieurs exemplaires de ce phénomène, s’il était masculin ou féminin. Par commodité, la décision fut prise de dire "Il". Les mouvements féministes s’insurgèrent en bloc contre ce choix arbitraire. Mais comme tout choix était arbitraire…. on ne pouvait contenter tout le monde, donc…. ce fut "Il".

            Sa peau était noire, mais ne présentait aucun point de comparaison avec les noirs les plus noirs d’Afrique noire (zone qu’il avait longuement survolée). Ce qui n’empêcha pas les gens de témoigner désormais plus de respect pour les noirs, les métis et tout ce qui avait la peau hâlée, mate ou simplement bronzée, qu’ils n’en avaient jamais eu :

On ne savait jamais ! Il était bien connu que tous les mal-blanchis se serraient les coudes entre eux.

            Bien que noire, la peau de l’alien avait une texture huileuse, mais ne réfléchissait pas la lumière.

            Les théoriciens y voyaient là la preuve que les couleurs du spectre lumineux étaient bien absorbées et non rejetées par la matière. Ils ne prenaient pas en compte la provenance étrangère de l’alien, et s’en fichaient d’ailleurs éperdument, si cela pouvait servir à étayer leurs thèses bancales. Notre peau paraissait sûrement tout aussi bizarre aux yeux de l’alien. Pour ce qu’on en savait, il provenait – peut-être – d’un système planétaire où le soleil - ou ce qui en tenait lieu - émettait ses rayonnements sur d’autres longueurs d’ondes.

Peut-être que, sur sa planète d’origine, sa peau avait un beau ton mauve tirant sur le lilas, tandis que nous aurions eu l’air de piments jaunes et flétris.

            L’alien se téléportait d’un endroit à l’autre, regardait les gens en pointant une machine sur eux – peut-être une caméra - et partait ailleurs poursuivre son manège. Il ne parlait pas, n’émettait aucun son.

            Certaines personnes s’étaient adressées à lui, mais il les avait superbement ignorées.

            On était dans l’impasse.

LA TRAPPE

            Des gens disparurent. On signalait que des personnes s’étaient évanouies dans les airs, d’un bout à l’autre du pays.

            Des caucasiens, des asiatiques, des indiens, des négroïdes. Et quelques temps plus tard, on dé-couvrit des corps. Des corps privés de leur peau. Quelqu’un les avait écorchés vifs, puis s’était débarrassé des cadavres. La presse faisait des gorges chaudes en évoquant les victimes d’un nouveau "Serial Killer".

le Président et les membres de sa cellule de crise avaient leur idée sur l’identité de ce tueur.

            Ce soupçon devint certitude lorsqu’on s’aperçut que le vaisseau émettait un rayon téléporteur qui enlevait sans sourciller les habitants de la Terre, pour un usage qui restait à définir. On nota avec appréhension que les corps qu’il éjectait ensuite venaient immanquablement s’écraser quelques centaines de mètres plus bas.

L’un d’entre eux survécut assez longtemps pour parler. Il avait atterri au pied d’un séquoia, après avoir été suffisamment ralenti dans sa chute par les branches supérieures de l’arbre pour ne pas être réduit en bouillie sanglante.

Le dénommé John Peters, un petit gars bien courageux, réussit à nous apprendre ce qu’il advenait des gens enlevés, avant de réclamer d’une voix brisée qu’on veuille bien mettre fin à ses jours, car la septicémie commençait à le dévorer, et la douleur augmentait jusqu’à devenir véritablement insupportable, malgré les doses massives de morphine qu’on lui avait injecté. On lui rendit ce service... au bout d’un moment.

« …. J’ai été subtilisé comme les autres, par un rayon téléporteur, et je me suis retrouvé dans un endroit vraiment étrange, où des choses pendaient à des crochets sous le haut plafond, comme si elles étaient en train de sécher. Le groupe qui était là était composé de sept autres personnes. Avec moi, ça faisait donc huit malheureux qui se demandaient ce qui allait leur arriver. Des trois femmes présentes, deux étaient hystériques, et la troisième s’était avachi sur le sol (?), dans une attitude prostrée, en retrait de cette réalité qu’elle ne pouvait pas affronter. Sur sa joue juvénile, les larmes traçaient leur sillon ravageur.

Dans la pièce (?) régnait un remugle qui soulevait le cœur. Je n’en dis rien aux autres, mais je savais pertinemment d’où provenait l’odeur repoussante. J’avais un temps travaillé dans une grande boucherie des halles, et cette odeur était celle des animaux qu’on vidait de leur sang pour en disposer ensuite selon les goûts du public. Mes compagnons se rendraient compte bien assez tôt de ce qui les attendait.

Quelques heures plus tard (j’avais conservé ma montre), deux ou trois (je n’étais pas très sûr) des aliens prirent l’un d’entre nous. On ne le revit pas. Une heure plus tard, ils en prirent un deuxième. »

Sept heures plus tard (ils étaient réguliers), ce fut le tour du dernier, Peters qui, dévoré de curiosité, allait enfin savoir ce qu’on lui réservait. Mais une fois qu’il l’eut su, finalement, il aurait préféré n’en rien savoir. Les gens sont d’une inconstance !

Ils l’attachèrent sur une chaise (?). Enfin, il n’était pas vraiment attaché, à proprement parler.. pas de liens ni de menottes métalliques. Simplement, une fois assis sur cette chaise, il ne put plus faire un mouvement. Impossible de bouger fut-ce le petit doigt.

            Et naturellement, c’est quand il ne pût plus se défendre qu’ils profanèrent son corps. Ils amenèrent une machine, jolie comme tout avec des lumières de toutes les couleurs. Une vraie merveille.

            Mais la machine n’était pas destinée aux enfants ou aux champs de foire.

            L’un des aliens la braqua sur lui et recula prudemment. Un autre appuya sur un bouton.. et hop !

Ses habits disparurent !

            Il appuya sur un autre bouton.. et hophop ! Sa peau ne le couvrit plus !

            Elle pendait, suspendue à un genre de cintre, et les aliens l’examinaient consciencieusement.

Peters, choqué, mit un temps à réaliser que c’était sa propre peau qui était là-bas, loin de son corps.

            (Mais alors….)

            L’un des aliens prit alors le cintre et là, une chose hallucinante se produisit. Il positionna la peau de Peters sur sa peau noire et luisante et Peters, de sa chaise d’agonie, assista au plus incroyable spectacle qu’il eut jamais vu. Sa peau sembla se fondre dans celle de l’alien, et elle y disparut effectivement.

Le processus n’avait pris que quelques secondes.

            L’alien tenait maintenant à la main un cintre vide, qu’il reposa sur un support diaphane. La peau de l’alien avait pris une teinte rose foncé, l’espace d’un instant, puis était redevenue noire, ou plutôt gris foncé. Il semblait plus vivant, revigoré, et ses yeux brillaient comme des fanions. Il se tourna vers ses compagnons, et il dut faire une plaisanterie, car les deux autres tournèrent la tête vers Peters en ricanant.

            L’instant d’après, la chaise libéra Peters qui fut dûment téléporté hors du vaisseau, à 137 mètres d’altitude, au moment où celui-ci survolait une forêt.

            Il chuta en hurlant.

IL SUFFIT D’UN HOMME

            Peters s’éteignit doucement, grâce à l’injection létale d’un produit que venait de lui administrer le médecin militaire de la base où il avait été transporté pour interrogatoire. Le Président demanda (et obtint) qu’on lui décerne à titre posthume la médaille du Congrès, pour son courage exceptionnel et les souffrances qu’il avait endurées pour offrir des renseignements précieux à son pays. En outre, sa famille recevrait à vie une pension d’un montant généreux.

            Pendant ce temps, le vaisseau ne perdait pas de temps, se contentant de survoler le pays en long et en large, pour prélever directement depuis les airs sa moisson de peaux. Les aliens avaient en effet découvert qu’il n’était pas nécessaire d’être en contact direct avec les gens pour les dépouiller de leur enveloppe dermique. Les journaux ayant relayé l’information, les gens se terraient désormais, ne s’aventurant à l’air libre que lorsqu’ils ne pouvaient faire autrement. Des systèmes de défense se développèrent, avec plus ou moins de succès. Les escrocs faisaient florès. A grands coups de "Sauvez votre peau !", des sociétés champignons émergeaient ici et là, et faisaient leur pelote sur le dos des gogos.

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            Devant l’ampleur de la catastrophe et les morts qui se comptaient désormais en dizaine de milliers, le Gouvernement convoqua les meilleurs experts du pays. Les universités et les laboratoires furent également mis à contribution.

            C’est ainsi que Jan Winton se retrouva un beau jour en face du Président, en compagnie de plusieurs autres génies qui avaient fait récemment ou non des découvertes d’importance dans le domaine dermatologique. Tout en se demandant pourquoi il avait été convoqué, Jan observait avec ironie le bureau richement meublé où étaient conçus et d’où partaient les idées et courants qui faisaient se mouvoir la planète.

Il se demandait qui serait assis là, si les blancs n’avaient pas eu leur belliqueuse attitude de conquête dans les temps passés. Un Crow ? Un Apache ? Ou bien un Aztèque ? Au fond de lui, il ne croyait pas qu’un natif de l’une ou l’autre Amérique aurait eu les ressources nécessaires pour porter le pays à ce stade de son développement. Le principal atout des blancs, c’était la technologie et les techniques massives de guerre à grande échelle.

Et voilà qu’aujourd’hui, ces mêmes blancs qui l’avaient dépossédé (du moins son peuple), venaient lui demander son aide ? Voyons.. quelle pourrait bien être son attitude ? du mépris.. du dédain ? De l’indifférence ? Pourquoi les aiderait-il ? Eh bien, peut-être parce que ce qui les menaçait dépassait les luttes fraternelles, les rivalités territoriales, et menaçait tout simplement l’espèce humaine d’extinction  totale. Oui, c’était certainement une raison suffisante, d’autant que Jan n’était aucunement rancunier.

Son peuple s’était fait flouer, certes. Mais ce ne serait ni le premier, ni le dernier. La roue tournait, mais les aliens, outsiders de ce jeu séculier, l’avaient bloquée.

Il lui appartenait à lui, Jan "pied-de-canard", d’essayer de la relancer. Il ferait de son mieux.

Et justement, il lui semblait que le Président expliquait maintenant à la petite assemblée la raison de leur présence.

« Mes amis, dit le Président, vous vous demandez sans doute ce que vous faites là aujourd’hui ?

Je vais vous le dire. Dans un instant. Mais d’abord, je crois que tout le monde est au courant des agissements de nos "amis" extraterrestres ? Oui ? Bien. L’Etat-major et moi-même sommes arrivés à la conclusion incroyable que les aliens ne sont en fait rien d’autre que des trappeurs de l’Espace, en quête de peaux.. de nos peaux. On dirait qu’ils les stockent pour plus tard, pour les ramener chez leurs congénères.

Et ils ne s’intéressent pas aux peaux de vaches, ou de moutons ou encore d’ours.

Non. Il semble qu’il y ait dans certaines de nos.. peaux.. un élément qui les rende précieuses pour eux. Et c’est cet élément que je vous demande d’essayer d’identifier, pour que nous puissions le camoufler par un subterfuge ; car je doute que nous puissions purement et simplement l’éliminer. Vous êtes les meilleurs spécialistes. Que ce soit en physique, en chimie, en médecine ou encore en biologie moléculaire, vous excellez dans votre domaine d’activité. Certains d’entre vous se connaissent de vue, d’autres de réputation. Le Pays et ses habitants, et au-delà le Monde, ont besoin de vous pour – littéralement – sauver leur peau ! Ne les.. ne nous décevez pas ! »

Jan fut ému par ces paroles, plus touché par le ton de sincérité qui transparaissait dans la bouche de cet homme rompu aux manipulations médiatiques, que par leur sens. Il sut – avant même la fin du discours – qu’il ferait tout son possible pour aider le Président et ses compatriotes. Un regard vers ses collègues suffit à le convaincre qu’eux aussi feraient de leur mieux. Oubliés les corporatismes. Oubliées les querelles d’Ecole. Le salut était dans la coopération. C’est main dans la main qu’ils affronteraient l’ennemi. Et quel ennemi ! Comment lutter, en effet, contre des êtres capables de dépecer sans effort l’Humanité ?

Aucun d’entre eux, d’ailleurs, n’avait jugé bon de demander au Président pourquoi l’on se contentait de mesures défensives. Ces brillants cerveaux en avaient immédiatement déduit, sans qu’il soit nécessaire de leur fournir de preuves, que les options offensives resteraient purement hypothétiques.

C’est sur leurs seules épaules que reposait le destin des hommes.

Jan se laissa aller dans cet état de transe familier, ce gauchissement de la conscience qui lui permettait de trouver ses idées les plus inspirées. Il sentait confusément que les autres adoptaient une attitude similaire, chacun à sa façon. Qu’il était troublant de se trouver en compagnie de ses semblables, et ce à plus d’un égard !

La pièce disparut, ainsi que ses occupants, lorsque Jan atteignit le centre de son être.

PIAOLIAN

            Alors qu’elle s’apprêtait à appuyer sur la sonnette, Piaolian entendit un bruit qui lui fit tourner la tête. Pas un bruit facile à identifier. Plutôt un chuintement.. comme une roue de vélo qui frotterait contre le trottoir. Tout en s’interrogeant, elle pivota sur elle-même et jeta un coup d’œil dans la ruelle qu’elle avait emprunté pour venir.

Ce qu’elle y aperçut la révulsa d’horreur. Cela lui remit en mémoire une scène d’un film "Gore" des années quatre-vingt, Le retour des morts-vivants. Mais ce qu’elle ressentait n’était en rien comparable au délicieux sentiment d’effroi que l’on éprouve lorsque, confortablement enfoncé dans un canapé sous une couette moelleuse, on observe avec détachement les acteurs se faire consciencieusement dévorer la cervelle à grands renforts d’effets spéciaux.

Elle se demanda fugitivement si l’on n’était pas en train de tourner un film d’horreur dans le quartier. En tout cas, pensa-t-elle hystériquement en regardant les corps sanguinolents se tordre de douleur, on s’y croirait vraiment !

Mais où étaient les caméras ? Le preneur de son ? L’équipe et le réalisateur ? Les camions pleins de matériel et la tente-buffet ? Elle cherchait désespérément ces éléments qui l’auraient rassurée, mais qui brillaient par leur absence.

Soudain, une enfant de douze ans potelée passa devant elle. Elle criait quelque chose, mais Piaolian ne comprit pas tout de suite le sens de ses paroles. La jeune fille poussa un cri et Piaolian, horrifiée, vit du sang sourdre de son corps. Sa peau ! Où était sa peau ?! Elle s’effondra à terre, eut quelques convulsions, et s’immobilisa enfin. Elle ne semblait plus respirer. Morte.. elle était morte.

Piaolian, hébétée, sentit dans son dos une surface solide. C’était le mur de façade de la maison de Da Ge, vers lequel – alors qu’elle avait observé la scène - elle avait reculé inconsciemment. Contrairement à son état d’esprit de tout à l’heure, lorsqu’elle venait pour se présenter à sa future belle-famille, elle voulait maintenant absolument entrer dans cette maison. Elle voulait voir son fiancé. Elle voulait qu’il la protége, que n’importe qui la protége de ces horreurs impensables. La porte de la maison s’ouvrit sur le visage en face de lune de son promis, Jin Ge.

Elle s’y engouffra.

MARCUS

La cigarette plongeait vers le sol. Pliant sa jambe gauche, Marcus la cueillit habilement entre deux doigts. Il se renfonça derrière un pilier et, tout en tirant une bouffée de tabac, observa l’apparition dans le ciel.

Ce n’était certes pas un avion, ou tout autre machine volante qu’il connaissait. Ne serait ce que par sa forme, il exsudait l’étrangeté : L’objet était parfaitement rond. Il ne brillait pas, n’émettait pas de pulsations lumineuses, lueur ou autre forme d’énergie qui aurait pu renseigner sur ses sources d’énergie.

Il flottait, simplement. De temps à autre, il envoyait un rayon d’un blanc titane qui semblait aspirer quelque chose vers le vaisseau. Cette opération se répétait inlassablement, et Marcus se demanda passivement s’il prélevait des échantillons de la faune et de la flore. Il n’avait pas eu l’occasion de voir les dernières nouvelles à bord de l’avion. Avisant un kiosque à journaux non loin de lui, il s’empara de la dernière édition du matin. Le vendeur devait être sorti pour regarder le phénomène, car il n’y avait personne à qui donner l’argent du journal. Il posa une pièce sur le comptoir et se concentra sur la première page.

En gros titre sur la colonne une : "LES ALIENS DEBARQUENT !" Puis l’article. Marcus le par-courut fiévreusement, de plus en plus inquiet. Finalement, il leva les yeux pour regarder avec un intérêt grandissant le vaisseau de l’horreur. Se rendaient-ils compte qu’ils avaient affaire à des êtres pensants ? pensa-t-il avec effarement.

Marcus voyait au-delà des apparences. Il devinait que ces aliens n’avaient pas fait tout ce voyage juste pour prendre des peaux et semer la terreur. Ils devaient en avoir un besoin désespéré, vital même.

Lui, il n’allait au supermarché que pour acheter certaines denrées en grandes quantités. Sinon, il se contentait très bien de l’épicerie du bas de la rue. Il fallait bien faire vivre les petits commerçants de quartier, sans quoi, les dits quartiers auraient bien vite disparu, et avec eux la vie, l’élan même qui les animait. Ces aliens semblaient croire que la Terre était une grande surface où ils pouvaient prendre en gros tout ce qu’ils voulaient.

« - Il faudrait que quelqu’un leur présente la facture ! » grommela-t-il sombrement.

JUB

C’était le moment. Il se tenait debout, devant l’imposant bâtiment qui abritait ses espoirs les plus fous. L’Institut pour la Recherche Génétique (IRG), l’endroit où des hommes déroulaient le tapis de la Vie et du Temps, en séquences ordonnées et analysées, où ils repoussaient sans cesse les limites du corps et de l’esprit humain. L’IRG, sanctuaire des réalisations somptueuses des quelques génies qu’il employait.

Qui était-il, Jub Awadou Hilson, pour oser proposer ses maigres connaissances à ces dieux vivants ? Quelle présomption ! Ils allaient se moquer de lui, le rabaisser plus bas que terre, le….

Non. Personne n’allait se moquer de lui, ni le montrer du doigt en s’esclaffant. Ce n’était – une fois de plus – que de l’auto-apitoiement, reliquat de son enfance et des dures luttes qu’il lui avait fallu mener pour imposer son point de vue, auprès de professeurs tellement imbus de leur savoir, qu’ils n’étaient pas ou plus capables de reconnaître le talent quand ils tombaient le nez dessus.

Il savait qui il était, et cette connaissance avait été acquise de haute lutte. Pas question de baisser les bras maintenant.

Il poussa d’une main ferme la porte tournante de l’immeuble.

ZZIWUALBARNEGAVOHL

            Quelle chance ! Après avoir parcouru tant et tant de ziteks1, avoir visité d’innombrables planètes, de tomber sur cette merveille !

            Les autres planètes recelaient bien de la vie animale mais, pour l’une ou l’autre raison, elle ne convenait pas. Les organismes ne possédaient tout simplement pas les différents éléments nécessaires à la survie des Ahrnazzi. Car la race de Zziwualbarnegavohl (que nous appellerons Zzi par commodité) se mourait, atteinte d’un mal que les savants s’étaient révélés impuissants à endiguer. L’hypothèse la plus vraisemblable étant qu’ils avaient été atteints par une bactérie cosmique.

            C’est alors que Zzi, le chef des bruteurs, souverain des Ahrnazzi, avait eu une idée. Pourquoi ne pas affréter une bulle de Temps-Loin, seul vaisseau capable de les amener aux confins de l’Univers et d’en revenir ? De tels vaisseaux existaient, bien sûr, mais n’avaient plus été utilisés depuis de nombreux skoks2. Pourquoi le faire ?

            Dans les premiers stades de la maladie, qui pouvaient durer plusieurs skoks, leur peau perdait le lustre ocre qui faisait la fierté de son peuple. Nulle autre race connue de leur système planétaire ne pouvait rivaliser avec leur itzganilb3. Dans un second temps, leur épiderme se couvrait de marbrures violettes et, à partir de là, ce n’était plus qu’une question de lente et désespérante attente avant que leur peau devienne entièrement noire. La maladie n’était pas mortelle, loin de là, mais qui aurait envie de fourlaner4 avec quelqu’un ayant perdu son itzganilb ? Les naissances s’estompaient de plus en plus, et ils disparaîtraient du cosmos

1- années-lumière

2- années

3- prestance accompagnée de fierté immodérée

4- acte secret indispensable à la perpétuation de l’espèce

si rien n’était fait pour y remédier. C’était impensable !

            La vie était suffisamment agréable comme ça, sans se triturer les méninges en allant voir ailleurs !

            De plus, une antique restriction - dont l’origine se perdait dans la nuit des temps - imposait aux Ahrnazzi de ne pas s’aventurer au-delà d’un certain périmètre d’espace-temps.

            Zzi avait cependant convaincu ses deux compagnons du moment d’entreprendre le voyage, pour sauver ce qui pouvait encore l’être. C’était un cas d’urgence non-soumis à l’interdiction millénaire. Du moins le pensait-il.

            C’est ainsi qu’un matin, éclaboussés par la lumière du soleil mauve qui répandait ses bienfaits sur leur planète aimée, ils s’élancèrent vers les étoiles lointaines.

            Jusqu’au jour où ils approchèrent de Pluton. Les anneaux de Saturne les intriguèrent un instant.

Mais bientôt, leurs analyseurs leur indiquèrent une planète accompagnée d’un satellite, qui abritait de la vie, et ils s’y rendirent. Accotés à son satellite, ils explorèrent les possibilités de cette nouvelle planète, et furent ravis d’y découvrir enfin les éléments qui leur étaient nécessaires parmi les animaux dominants.

            Les autres animaux n’en possédant pas assez, ils décidèrent de les laisser tranquilles. Zzi en personne se rendit à la surface de la Terre, où un incident déplaisant se produisit. Il faillit être heurté par un mobile à vélocité réduite. Il fit aussitôt un signal à l’encontre de l’ordinateur biologique du vaisseau qui assurait leur sécurité, et la menace disparut, ainsi que ses répliques sur toute la planète. Les pouvoirs de l’ordinateur étaient virtuellement illimités, puisqu’il intervenait sur un autre plan de réalité. Mais il ne fallait pas en mésuser. Zzi se rendit compte plus tard que les mobiles variaient en taille et en forme.

L’erreur ne fut pas corrigée. Après tout, il ne devait s’agir que d’un accident.

            Un échantillon de l’espèce dominante fut prélevé et, le résultat étant satisfaisant, l’opération à grande échelle fut validée. Il fallait constituer un stock suffisant pour traiter la maladie, et l’éradiquer. Sa planète attendait le remède.

Pas une seconde, Zzi ne pensa que les indigènes pouvaient posséder une solution à sa maladie : Ils étaient si arriérés !

La bulle déambulait, choisissant les meilleurs spécimens en fonction de critères très élevés.

Les soutes seraient bientôt pleines. Quelques jours suffiraient à se procurer les trois ou quatre cent millions de peaux nécessaires, qui seraient dûment congelées en vue de leur utilisation ultérieure.

Zzi se laissa aller sur son siège(?) et ferma les paupières(?). Un peu de repos serait le bienvenu.

JAN

Assis à son bureau, Jan lisait pour la quatrième fois le compte-rendu que le Président leur avait distribué. Fronçant les sourcils, il assimilait, décoctait, analysait et décoctait l’énorme masse de données que les légistes avaient récoltées. Il comprenait l’estimation des victimes passées et à venir, l’analyse des groupes sanguins, des similitudes et des différences dans la physiologie des victimes.

            Une chose retenait son attention. L’étude des corps retrouvés avait montré qu’ils étaient sursaturés en éléments gras et sucrés(lipides, glucides). Certains étaient même franchement malades : Cholestérol, obésité. De plus, les enlèvements avaient eu principalement lieu dans des pays industrialisés, où les gens avaient l’habitude de consommer des plats très riches à forte teneur calorique. L’Amérique était plus particulièrement touchée. Toutes les victimes étaient de gros consommateurs de fast-food et de sodas, glaces et autres gâteaux, éléments qui se retrouvaient dans le contenu de leur estomac.

            Jan ferma les yeux, tentant de retrouver l’idée qui avait commencé à prendre corps, lorsqu’il était entré en transe dans le bureau du Président. Ses facultés d’analyse l’avaient conduit dans une direction particulière. Une des nombreuses questions qui avaient émergé du magma de pensées embryonnaires qui encombraient son cerveau exigeait une réponse. Maintenant plus que jamais, il sentait le processus logique s’élaborer, creuser son chemin dans l’ornière de son intellect.

Ce n’était pas "Comment ?", mais bien "Pourquoi ?"

            Pourquoi les aliens prélevaient-ils des peaux ? Et ce "Pourquoi ?" pouvait être divisé en deux directions. Pourquoi certains humains et pas d’autres ? Et pourquoi pas les animaux ? Il commença par trier ses idées.

            Les animaux, se dit Jan, se nourrissaient pour survivre. L’homme avait dépassé ce stade, et se nourrissait par plaisir, tout en assurant sa survie. Les animaux ne consommaient que le strict nécessaire.

            L’homme se gavait de produits chimiques, améliorait son ordinaire avec des sauces, des épices, des condiments, des nappages. C’était sûrement là la clé du problème.

            Jan sentait qu’il approchait du but. Bon, si les aliens voulaient du gras, pourquoi ne synthétisaient-ils pas les éléments dont ils avaient besoin ? Ce serait certainement plus simple que de prélever ces éléments sur des organismes vivants. Il devait donc y avoir, dans le processus d’assimilation par l’organisme, une transformation des éléments nutritifs qu’il était impossible de reproduire en laboratoire.

            Quel pouvait bien être cet élément dont les aliens avaient si désespérément besoin ? De par sa formation, Jan était naturellement capable d’extrapoler à partir des différentes branches de la biologie. Il décida de poursuivre ses recherches seul. Il n’aviserait le Président qu’au moment où il approcherait de la solution.

            Après tout, il devait s’atteler à pas moins que la recherche du gène responsable des échanges adipeux dans l’organisme, ce sur quoi se cassaient les dents - depuis plus de trente générations - les chercheurs du monde entier. Cette découverte permettrait d’avancer un peu plus dans la compréhension du code génétique humain, et donc de guérir diverses affections incurables comme le diabète et le cholestérol. C’était la richesse et la gloire pour celui qui la ferait, et Jan en était pleinement conscient.

            Le téléphone intérieur sonna, interrompant ses pensées. Jan décrocha, et la secrétaire l’informa que son rendez-vous de 11 heures, Jub Hilson, était arrivé. Jan la pria de le faire monter et se mit en sentinelle devant la porte, se demandant avec une réelle curiosité ce qui allait sortir de cette rencontre.

JUB

            Après avoir décliné son nom et laissé sa carte d’identité à l’accueil, Jub attendit qu’on l’autorise à entrer. Au-delà de la porte vitrée du sas de sécurité, Jub apercevait les rangées d’ascenseurs chromés qui bourdonnaient d’activité. Des gens allaient et venaient, en un ballet incessant et apparemment dénué de sens. On aurait dit des fourmis s’affairant dans leur terrier. Ne pouvaient-ils pas rester tranquilles ? Jub grimaça un sourire amer. Voilà qu’il se laissait aller à l’impatience ! Allons ! Ce rendez-vous était sa chance : Il ne fallait pas qu’il se laisse aller à des réactions immodérées. « Contrôle et patience, psalmodia-t-il. Contrôle et patience ! »

            La secrétaire raccrocha le téléphone, lui indiqua l’étage et lui ouvrit la porte du sas. Jub gagna la file d’ascenseurs et l’un deux l’avala promptement. Ca ne traînait pas, ici ! Il appuya sur le bouton le plus haut, qui portait le numéro 32. Il était seul dans la cabine, ce qui lui convenait parfaitement. Il pourrait se préparer à….à quoi ? Il devait bien avouer qu’il ne savait pas ce qu’il allait dire. Beaucoup dépendait de l’homme qui allait le recevoir. Ce Jan Winton.

La cabine s’élevait, vers le sommet. Une fourmi qui était convoquée chez la Reine !

MARCUS

            Marcus ouvrit son téléphone portable d’une pichenette. Il n’aimait pas ces gadgets modernes, mais il reconnaissait qu’ils pouvaient parfois être diablement utiles ! Il composa le code de son appartement situé dans les collines, à l’écart de la cité bourdonnante. Le numéro répertoire connecta l’index au correspondant. La ligne sonna dans le vide :Personne ne décrochait.

            A la dix-huitième sonnerie, il poussa un juron et raccrocha. Sa femme et leur fille devaient être sorties se promener. Elles adoraient folâtrer parmi les arbres qui pullulaient dans la forêt voisine.

            Caroline avait même dû pousser jusqu’au lac, car la petite Clotilde adorait faire de la barque. Rien ne la ravissait autant, du haut de ses deux ans, que de glisser sur l’onde au milieu des canards sauvages qu’elle s’amusait à effrayer de ses cris perçants.

Tout ceci était charmant.

Le problème, c’était que Caroline non plus n’aimait pas les portables. En conséquence de quoi, Marcus devait d’abord s’assurer personnellement qu’elles allaient bien, et ensuite…. contacter quelqu’un qu’il connaissait. Saisi par l’angoisse, son esprit se libéra du contrôle quasi-obsessionnel qu’il exerçait sur lui, et se mit à vagabonder.

Comme dans un cauchemar éveillé, il voyait sa femme et sa fille observer avec un intérêt teinté de perplexité  un énorme vaisseau dériver au-dessus de leurs têtes. Il voyait Clotilde pointer un index hésitant sur l’apparition, tout en tournant vers sa mère le regard bleu azur de ses yeux sans défauts. Il assistait, impuissant, à l’envol de leurs peaux, voyait le trouble puis la prise de conscience terrifiée, enfin la douleur – atroce – noyer leurs pupilles, découvrait avec horreur leurs corps agités de soubresauts basculer par saccades par dessus la barque dans l’eau fraîche qui engourdissait traîtreusement leurs nerfs torturés avant de les engloutir irrémédiablement, apportant au moins le réconfort du trépas à leurs souffrances inimaginables.

Il se secoua.

Le problème, c’était qu’il avait trop d’imagination. C’était d’ailleurs la clef de son succès, une disposition à deux faces.

Marcus était peintre-paysagiste : Il décorait, contre de très confortables émoluments, les villas des nantis de tout poil, ce tout autour du Globe. Sa notoriété lui permettait – entre autres – de posséder un loft de 300 m2 dans les hauteurs de la Grande Cité. Il comptait bientôt acheter un chalet dans les bois, car il détestait la ville, et lui et sa femme voulaient voir grandir leur fille loin des remous du monde moderne. Ils tenaient à lui inculquer des valeurs saines, chose qui ne se pratiquait plus guère de nos jours.

Ils ne voulaient pas tant la protéger que l’armer contre ce monde qu’il lui faudrait bien affronter un jour. Mais le plus tard possible !

Ce choix de vie avait son prix, et c’est ce qui laissait Marcus insatisfait. Pour l’instant, il acceptait d’aller aux quatre coins du monde exercer son talent, d’autant qu’il adorait voyager. Mais, si cette activité faisait rentrer de l’argent, elle le privait aussi de la compagnie des deux femmes de sa vie.

Il n’y avait pas. Il faudrait bien qu’il choisisse un jour. Encore aujourd’hui, quand elles avaient le plus besoin de lui, il leur faisait défaut.

Marcus soupesa le pour et le contre, et décida de ne pas prendre de taxi : A l’heure du déjeuner, la circulation serait certainement très dense, et il voulait aller vite. Il se rendit donc au parking près de l’aéroport, où l’attendait son engin à lui, sa fierté. Il ouvrit son box privé, mit un casque sur ses cheveux courts et drus, inséra la clef et mis le contact. Se réveillant d’un long sommeil, la Harley-Davidson produisit un vrombissement sourd qui proclamait haut et fort son message : Avec une moto comme celle-là, rien ne pouvait aller de travers !

C’était un sentiment infantile, Marcus en était conscient. Mais il fallait parfois se laisser aller à ce type de démonstrations rassurantes, faute de quoi le monde deviendrait terriblement sérieux et monotone.

            Sur son destrier de chrome et d’acier, le chevalier des temps modernes sortit du parking et prit la direction des collines.

PIAOLIAN

            Elle s’était réfugiée dans la grande maison de style traditionnel chinois, devant laquelle deux lions dragons de jade menaient la garde. En fait de gardiens, ils n’avaient pas été très efficaces contre l’invasion des aliens.

            On avait fermé tous les volets et tiré de lourdes tentures devant les fenêtres. Une obscurité rassurante imprégnait les lieux, trouée par endroit de lampions qui émettaient une lueur feutrée. Ca et là, des meubles antiques recréaient une atmosphère issue du fond des ages. Cet environnement d’un autre temps entretenait l’illusion qu’aucun événement grave ne pourrait s’y dérouler impunément. La tradition rassurait, protégeait ses adeptes. Dans ce décor hors du temps, sa future belle-famille était réunie au grand complet : Son fiancé et ses trois benjamines, ses parents, ses oncles et ses tantes, des cousins proches et éloignés, auxquels il fallait ajouter les propres parents de la jeune femme et ses deux frères aînés. Ils étaient assis autour de l’imposante table ronde du salon, à savourer la soupe de poisson au tofu et les divers autres plats traditionnels chinois qui avaient été préparés, et qu’on faisait tourner sur le traditionnel plateau central disposé sur la table. Tout le monde buvait qui de la bière, qui du saké, frais au palais et qui apaisait les craintes.

            Un écran plat de télévision de 130 cm transmettait les dernières nouvelles, qui n’étaient pas bonnes : L’hécatombe se poursuivait inexorablement.

            « Que fait le Gouvernement ? Pourquoi l’Armée n’intervient-elle pas ? » demanda son grand oncle, vétéran de l’invasion japonaise de 1937.

            Soudain attentive au contenu du journal télévisé, Piaolian entendit et comprit les paroles du commentateur : Il ne fallait pas attaquer les vaisseaux étrangers, car ils pouvaient pulvériser les attaquants, voire la planète, aussi facilement qu’ils auraient écrasé une fourmi, en signe de représailles.

            Et la meilleur défense connue à ce jour consistait à se cadenasser chez soi. Les rayons tracteurs ne pouvaient pas traverser les solides, et ne s’en prenaient qu’aux inconscients qui circulaient à l’air libre.

            Enfin, les personnes ayant une surcharge pondérale étaient vivement invitées à rester chez elles.

            Piaolian fronça les sourcils – qu’elle avait fort jolis – en entendant cette dernière recommandation.

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Ils s’en prenaient aux gros ? Comme s’ils n’avaient pas déjà assez de problèmes comme ça ! Elle avait la chance de bénéficier d’une constitution gracile, car elle faisait très attention à ne pas déformer son corps. Et puis son ami français aimait les filles minces et menues.

            Avec son mètre soixante trois, elle était dans la moyenne.. pour une chinoise. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer avec une pointe de jalousie les américaines et leurs jambes interminables, sans parler de leurs poitrines plantureuses. Enfin, pensa-t-elle en soupirant intérieurement, sur ce dernier chapitre tout du moins, elle pouvait toujours avoir recours à la chirurgie esthétique ! Et pour le reste, de simples talons hauts accomplissaient généralement des merveilles.

            Repensant à la scène qui s’était déroulée quelques heures plus tôt à peine (elle aurait juré que c’était il y avait dix minutes !), elle sentit une vague de fureur la submerger. Ils n’allaient quand même pas se cacher pour le restant de leurs jours !!

            Il fallait agir, et vite ! s’exclama-t-elle intérieurement.

            Elle garda cependant ses pensées pour elle. Les siens semblaient accepter la situation, avec ce calme intérieur apparent propre aux asiatiques. C’était une attitude, non de résignation, mais caractéristique d’une ethnie qui misait tout sur le temps, plutôt que sur les moyens. "Si tu ne parviens pas au sommet, ton fils y parviendra, ou le fils de ton fils.". La patience et la ténacité étaient des vertus suffisantes, pour la plupart des asiatiques.

            Pas pour Piaolian.

            Elle était d’une autre trempe. Elle pensait à son ami français et, par extension, aux millions de personnes qui allaient peut-être trouver une mort horrible dans les jours à venir. Chez elle, l’empathie était profondément enracinée : Les malheurs des autres la laissaient rarement indifférente. Mais que pouvait-elle

faire ? Une intuition la traversa, fulgurante comme un éclair de lucidité. Et si.. ?

            Non, c’était trop absurde, trop naïf. Et pourtant.. Les grandes idées, les grandes découvertes n’étaient-elles pas à la base issues de concepts fondamentaux, donc simples ?

            Elle devait réfléchir encore. Voyons….

JAN ET JUB

            Les deux hommes, l’indien taciturne et le noir sur la défensive, échangèrent une poignée de main.

            Bien que Jub le rendit de vingt bons centimètres à Jan, il ne le cédait en rien quant à l’attitude.

Tous deux étaient posés et avaient un regard direct, bien que celui de Jan fut à cette heure plus assuré. La poignée de main était ferme, et Jan nota mentalement un point à porter au crédit du postulant : Il détestait les mains molles et moites, les mains de faux-jeton.

            « Alors, Mr Hilson ? Comment trouvez-vous le site ? agréable, n’est-ce pas ? Nous irons un peu plus tard visiter les locaux, les labos. Mais avant, je voudrais que nous fassions plus ample connaissance. J’ai.. incidemment.. hérité d’un dossier copieux.. et extrêmement urgent. Il est lié à la Sécurité Nationale, et je pense que nous pourrions y travailler de concert – c’est à dire si me m’aperçoit que je peux vous faire confiance, finit-il prudemment, attentif au jeu de réactions qu’affichait le visage tout en angles de son interlocuteur.

            - Eh bien.. Mr Winton.. euh.. vous me prenez de court, et..

            - Allons ! Mr Hilson.. Jub ! Vous permettez que je vous appelle Jub, n’est-ce pas ? Jub, mettons les choses au point : J’ai horreur des indécis. Sur ce coup là, j’ai besoin d’un gars de confiance. Le secret est de mise : Pas de fuite, de confidences sur l’oreiller, et pas d’espionnage. A propos.. Connaissez-vous Mme Clinicot ?

            - Sarge Clinicot ? Oui, naturellement. Elle possède (il engloba l’espace du bureau, de l’immeuble) ceci. Mais quel rapport avec.. ? Oh ! (puis) Je vois.

            - Je constate que nous sommes sur la même longueur d’onde, confirma Jan. Bien. Ce que je vais vous confier ne doit pas sortir de cette pièce. Sommes-nous d’accord ?

            - Oui.

            - Que pensez-vous des aliens ? reprit Jan avec un petit sourire.

            - Je pense qu’ils ne nous veulent pas du bien, répondit Jub prudemment, se demandant où Jan voulait en venir.

            - Détrompez-vous, répondit laconiquement Jan. Jub, vous êtes-vous demandé pourquoi ils prélevaient toutes ces peaux ? Quelles étaient leurs motivations, leurs buts ?

            - A vrai dire.. non. Mais que voulez-vous dire exactement ?

- Simplement qu’il y aurait peut-être un avantage à tirer de toute cette histoire. En tant que biologiste, vous n’ignorez pas que le corps produit des graisses vouées à plusieurs emplois. Par exemple, lorsqu’on se brûle, la peau, le derme, va concentrer dans la région lésée une quantité importante de matière destinée à régénérer, réparer l’épiderme.

            - Oui, naturellement. C’est là l’un des nombreux aspects fascinants de la biologie régulatrice. Mais je ne vois toujours pas..

            - Jub, les aliens ne prélèvent de peaux que sur les personnes atteintes de surcharge pondérale. Les gros, Jub ! Ils délaissent systématiquement les autres !

            - Quoi ! Mais alors, ça voudrait dire..

            - Oui.. ?

-.. Qu’ils veulent guérir un état dont ils sont affligés, heu.. une maladie ou quelque chose comme ça ?

            - Je vois que je ne m’étais pas trompé sur votre compte, souffla Jan avec soulagement. Je suis arrivé exactement à la même conclusion. Ce qui nous emmène à deux choses. Une, de quelle maladie souffrent-ils ? Et deux, comment leur concocter un médicament suffisamment efficace pour qu’ils débarrassent la planète.

            - Pfft ! Siffla Jub. Sacré programme.. » Il médita quelques minutes, promenant son regard sombre et éveillé sur l’espace sommairement meublé du bureau de son "chef". Un "Chef" indien ! L’astuce sémantique ravit Jub, et conféra à cette rencontre un côté plus humain, moins formel. Le bougre avait l’air sympathique, et le mystère entourant ce "travail" que Winton n’avait fait qu’esquisser l’attirait irrésistiblement, comme un papillon de nuit se jette aveuglément sur le phare de lumière qui jette l’opprobre sur les ténèbres. Jub se rendit soudainement compte que, au plus profond de lui, la décision avait déjà été prise par cette région de notre cerveau où l’intuition guide nos pas, et qu’elle attendait d’être validée par les mots qui franchirent alors ses lèvres : « Monsieur Winton, je suis votre homme : Par où commençons-nous ? »

PIAOLIAN

            La jeune femme prit son portable et joignit rapidement quelques amis, qui à leur tour en appelèrent d’autres. A huit heures du soir, ce n’est pas moins de 88 personnes qui se trouvèrent réunies sur l’esplanade du Palais des Congrès, échangeant des regards inquiets tout en scrutant le ciel. On avait installé une estrade et un micro. Au bout d’un moment, une jeune femme s’approcha et s’en saisit.

            « Ni hao ! Certains d’entre vous me connaissent ! dit une Piaolian intimidée et émoustillée à la fois. Ecoutez ! N’ayez pas peur des étrangers de l’Espace ! Ils ne peuvent rien contre nous ! D’ailleurs, ils se trouvent en ce moment loin de nous. Mais même s’ils étaient là, au-dessus de nos têtes, nous ne craindrions rien. Savez-vous pourquoi ? Le savez-vous ?! »

            87 voix hurlèrent à l’unisson, galvanisés par l’immanence d’une révélation sensationnelle.

            « Non ! Dis-le nous ! DIS-LE NOUS !

            - Parce que nous sommes Minces !! Hurla-t-elle, rouge d’excitation. MINCES ! Ils ne prennent que les gros, les gras et les obèses ! Nous ne risquons rien ! RIEN !! Notre mode de vie, notre alimentation nous sauvent la vie !

            - AHHHH ! S’exclamèrent les 87 minces jeunes gens.

            - Oui ! Nous sommes à l’abri, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Allons-nous les aider ?

            - Ouiiii !! Crièrent-ils. OUIII !! Mais.. pourquoi le ferions-nous ? questionna quelqu’un.

            - Pourquoi ? Pourquoi ?! Parce que nous le pouvons !! Alors, venez ! Réunissons-nous et trouvons ensemble ce qu’il faut faire ! »

            La foule des sauveurs potentiels se divisa en groupes, puis en sous-groupes, jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa place. Les idées commencèrent à fuser de toutes parts. Dans chaque cellule, une personne désignée orientait les débats, restructurait et relançait les trains de pensée sur les rails adéquats.

            A minuit, une idée générale s’était dégagée. Piaolian, après avoir écouté tous les compte rendus, voyait se dessiner une direction commune. Mieux : Une ébauche de projet.

            Il restait à encrer le brouillon.

SARGE

            Sarge Clinicot n’était pas contente. Pire, elle était furieuse !

            Et quand Sarge était en colère, il valait mieux ne pas se trouver sur son chemin.

            « Je sais que ce petit indien prétentieux, ce Jan quelque chose, trame quelque chose, maugréa-t-elle dédaigneusement. Il a détecté et neutralisé les dispositifs d’écoute que j’ai fait installer un peu partout dans son bureau. Et Jan machin chose tient son personnel d’une main de fer. Impossible d’obtenir le moindre renseignement sur ce qu’il prépare officieusement. Car il prépare bien quelque chose.» de ça je suis sûre !

            Elle connaissait bien ce petit air suffisant qu’il arborait lorsqu’elle lui rendait visite. D’une manière ou d’une autre, il avait circonvenu, écarté, éliminé ou évincé tous les (es)pions qu’elle avait essayé d’introduire dans son unité de recherche.

            C’était exaspérant ! Elle n’avait pas pour habitude qu’on lui résiste !

            Il fallait absolument qu’elle sache ce qu’il fabriquait. Sa réussite professionnelle tenait - en grande partie – à ce qu’elle avait toujours une longueur d’avance sur ses concurrents. Et cela n’était rendu possible que grâce à l’abondante source de renseignements dont elle disposait en permanence. Renseignements qui lui étaient fournis par une véritable armée d’espions, hommes et femmes (sur ce point au moins, elle n’était pas sexiste), qu’elle avait placés dans tous les services et ailleurs. En plus des micros cachés et des cellules d’écoute dont elle disposait également, ils lui fournissaient des rapports quotidiens sur les activités de ses employés et des collaborateurs des autres grandes sociétés concurrentes. Justement, l’un de ses séides venait de lui rapporter qu’un certain Jub Hilson venait de se présenter pour un rendez-vous d’embauche. Un noir.

            Décidément, Jan trucmuche semblait avoir une préférence marquée pour les minorités raciales. Il avait déjà embauché quatre chinois, trois japonais, deux costaricains, un malgache, et maintenant un africain ! Il devait souffrir d’un syndrome quelconque, décida-t-elle hargneusement.. le syndrome du petit con qui croit en imposer à sa patronne ! Conclut-elle avec rage. Qu’est-ce qu’il avait à reprocher aux blancs ? Ils n’étaient pas assez bien pour lui ?!

            A présent rouge de colère et trépignant d’importance, elle s’accorda un instant devant le miroir de sa salle de bains rococo.

            S’observant sans complaisance, elle affronta son reflet en gémissant de frustration.

            « Mon Dieu ! Le temps a passé si vite, pensa-t-elle. Il me semble, qu’hier encore, j’étais cette jeune fille au teint rose qui cherchait une tenue appropriée pour se rendre au bal des débutantes. Et voilà que – avec la soudaineté d’un éclair – je me retrouve projetée dans le corps d’une cinquantenaire. Un corps mou, avachi et ridé. Une ruine. »

S’il ne portait pas en lui la promesse du miracle qui lui redonnerait apparence humaine, il y avait beau lieu qu’elle aurait foutu à la porte ce petit indien prétentieux !

Mais elle devait reconnaître qu’il était doué. Très doué. Et tout aussi incontrôlable !

Après tout, c’était elle qui l’avait nommé à ce poste, et si les fruits de la recherche étaient bons, elle était prête à passer sur l’arbre qui les avait donnés. S’il pouvait seulement se dépêcher un peu : Le temps passait si vite !

Le temps lui était compté, même si elle reconnaissait à regret que Winton faisait de son mieux, et même plus. Ses espions la renseignaient très peu sur ses activités, compte tenu du secret et des précautions dont il s’entourait. En fait, c’était Winton lui-même qui lui annonçait telle ou telle percée dans les mystères de la biologie. Récemment encore, il avait établi un protocole sur la régénération des peaux brûlées au 3ème degré, procédé qui permettrait de se passer des greffes habituelles et d’éviter les problèmes récurrents de rejets. Sarge était plus qu’impatiente de commencer les test cliniques.

Avec un soupir apitoyé, elle abandonna à regret l’image peu flatteuse que lui renvoyait le miroir orné d’angelots sculptés recouverts de feuilles d’or. Comme ils étaient beaux, avec leur peau éternellement lisse, tendue et sans défauts ! Si elle pouvait leur ressembler ! Les chérubins lui retournèrent un regard vide d’expression. Ils étaient hors de portée, vivant leur mystérieuse existence, inaccessibles à la compréhension de la vieille femme.

            Devant tant d’écœurante démonstration de sentimentalité, l’un d’eux allait se risquer à faire une remarque quand il fut promptement remis en place par le regard impérieux d’un de ses congénères.

            Après un dernier regard apitoyé à la ruine qu’était devenu son visage, Sarge éteignit la lumière. La pièce retrouva sa pénombre coutumière, au grand soulagement des angelots, qui n’aspiraient finalement qu’à une beauté éthérée, et que les sempiternelles jérémiades de Sarge mettaient mal à l’aise.

UN SOULAGEMENT

            Marcus roulait à fond de train. Sa Harley avalait les kilomètres. C’était un engin magnifique, une 250 cc customisée bleu acier et rouge, au moteur débridé par un mécano de ses amis. Autour de la moto, les arbres centenaires défilaient, camaïeu d’ocres, de jaunes, rouges et verts, bleutés dans la pénombre miroitante. C’est à peine s’il les apercevait, concentré qu’il était sur la conduite : Ce n’était pas le moment d’avoir un accident. Une heure seulement après avoir quitté l’aéroport, il arriva au loft. Il prit à peine le temps de poser la Harley contre un des piliers de soutènement, et gravit les marches quatre à quatre tout en appelant sa femme à pleins poumons. La porte d’entrée s’entrouvrit pour laisser apparaître la petite tête blonde de Clotilde, intriguée et un peu anxieuse que son père crie comme ça. Une vague de bien-être envahit Marcus. Elle étaient sauves !

            Franchissant la porte, il attrapa sa fille en la faisant tournoyer dans les airs. Clotilde poussa des cris de ravissement : Elle adorait que son père la ballotte en tous sens. Caroline apparut à son tour, fronçant ses sourcils noirs, se demandant pourquoi son mari criait ainsi. Aussi blonde que sa fille, elle était fortement charpentée, mais sans une once de graisse superflue.

            « Tu rentres bien tôt ! Lança-t-elle à son mari en l’entourant de ses bras. On ne t’attendait que ce soir. Tu es au courant pour l’invasion ?

- Oui, répondit-il en tentant de se dégager, je n’ai appris la nouvelle qu’en atterrissant,

 et je me suis dépêché de venir ici. »

Il la tint à bout de bras. « Tu ne répondais pas au téléphone.

            - Oh ! C’est sans doute Clotilde qui l’a fait tomber : Elle adore jouer avec les touches. Tiens ! Le voilà, par terre.

- Clotilde, dit son père en ramassant l’appareil, tu ne dois pas jouer avec le

 téléphone. C’est important ! Dis.. tu écoutes papa ? » ajouta-t-il en prenant un ton qu’il essayait vainement de rendre sévère.

            (Regard vague ; sourire contraint ; Gazouillis)

            « Ba.. bar !? Répondit l’enfant en lui décochant un sourire à faire fondre la banquise.

            - Pa - pa ! pas Babar, insista-t-il en éclatant de rire, vaincu. Ba – bar, c’est ton éléphant en peluche.

            - Pa – par ? Essaya-t-elle encore.

            - Tu es une coquine ! dit-il, soudain désarmé, en la chatouillant à la naissance du cou, acte qui fit naître des sons intéressants dans la bouche aux dents rares de l’enfant. Va jouer maintenant. Il faut que je parle à ta mère de choses im – por – tan- -tes. »

La fillette s’éloigna, déjà préoccupée par sa prochaine action. Marcus la regarda s’éloigner, pensif, puis rejoignit Caroline au salon, où elle venait de servir le café.

Les doigts joints autour de la tasse fumante, Marcus essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées.

« Tu te rappelles de ce type, Bobby Wag ? Demanda-t-il à sa femme. L’inventeur touche-à-tout ?

- Oui, je vois de qui tu veux parler, mais qu’est-ce que.. ?

- Je crois qu’il pourrait faire quelque chose.. à propos de nos amis galactiques.

- Oh ! Je suppose que ça ne coûte rien de le contacter, répondit-elle, pensive.

- Je vais l’appeler, dit-il soudain en décrochant le téléphone.

« Driiing..Driiiing.. » A la septième sonnerie, le correspondant décrocha enfin.

- Ouaips.. ?

- Allô ? Bob ? Ici Marcus. Est-ce qu’on pourrait se voir ? Chez toi ? D’accord,

j’apporterai une bouteille de Madiran, et de quoi grignoter. A la réflexion.. je vais prendre deux bouteilles : La nuit risque d’être longue. A tout à l’heure. » Marcus raccrocha et descendit enfourcher sa Harley, dont le moteur n’avait pas eu le temps de refroidir. Le ronronnement du moteur lui permit de se concentrer sur ce qu’il allait dire à son ami, non qu’il ait eu besoin d’y penser outre mesure.

Bobby habitait sur l’autre versant de la colline. Un quart d’heure plus tard, confortablement installé dans un fauteuil en cuir moelleux de couleur bleue, Marcus dégustait un verre de vin rouge en écoutant Bobby répondre à sa question.

« Oui.. Je crois que c’est possible, à condition que les aliens.. Enfin, on verra bien. Je me mets au travail tout de suite. » Il s’installa devant son ordinateur et commença à effectuer les calculs nécessaires.

Quatre heures et deux bouteilles de vin plus tard, il livrait le résultat de ses équations à Marcus.

« Tu avais raison, on peut élaborer un simulacre virtuel, mais ça va pas être de la tarte. Reste à déterminer pour quel usage : On ne sait pas comment ils vont le prendre.

- Ne t’inquiète pas de cette partie. Je vais contacter quelques personnes. Je reprendrai

contact avec toi. Bon.. il faut que j’y aille. Salut !

- Bye ! répondit Bobby en se replongeant aussitôt dans son travail. »

Marcus sortit de l’appartement, enfourcha sa moto, et se dirigea vers le centre-ville.

PIAOLIAN

            L’armée de jeunes gens minces d’origine asiatique se trouvait à quatre cent mètres du vaisseau, posé sur un terrain vague en bordure de la ville. Des 88 du départ, ils étaient passé à 500 ou plus. L’écheveau compliqué de corps entremêlés décidé par le schéma commençait à prendre forme, à l’abri d’un hangar désaffecté. Ils s’empilaient en étages, les corps s’imbriquant les uns dans les autres jusqu’à ce que l’ensemble prenne peu à peu la forme d’un dragon chinois de carnaval. L’idée leur en était venue tout naturellement - comme quoi les traditions étaient tenaces -  et avait été adoptée.

            Piaolian dirigeait la manœuvre, indiquant aux ouvriers improvisés comment étayer l’édifice fragile à l’aide de tubes en aluminium pour lui donner la solidité et l’apparence voulues. Elle rajouta des étais, des banderoles et divers dispositifs de protection. Ses études d’architecture lui auraient au moins servi à ça ! Quand elle eut jugé que son but était atteint - et le subterfuge suffisamment convaincant - elle fit avancer ses troupes en direction du vaisseau. La patte avant gauche se souleva, mue par le jeu complexe des corps qui composaient son articulation. Trente-huit corps furent propulsés en avant de quatre mètres, puis les autres pattes suivirent le mouvement. Le monstre géant prenait vie. Il avait fière allure, ce dragon de métal et de papier de huit mètres de haut et treize de long. Sa queue balayait sans relâche l’air, de droite à gauche et de gauche à droite. Ses dents étincelantes avaient un aspect effrayant, et ses yeux tournoyaient follement en lançant des éclairs. Les artificiers avaient fait du bon boulot ! Une bande-son parachevait l’œuvre, conférant à l’édifice mobile un aspect effrayant.

            Nul doute : le spectacle était assez spectaculaire. Restait à savoir si les aliens se laisseraient berner, ou s’ils passeraient à l’offensive, et avec quelles armes.

            Le dragon se trouvait à cinquante mètres du vaisseau, lorsqu’un rayon bleuté vint frapper l’édifice de papier et de bambou. Les déflecteurs placés un peu partout sur le corps du dragon remplirent leur usage, et le rayon fut retourné vers le vaisseau, où il fit quelques dégâts superficiels. Les aliens abandonnèrent aussitôt cette tactique pour lancer des grappins, à partir de canons qui étaient apparus par des ouvertures latérales, sur les pattes et la tête du dragon. C’était ce qu’avait redouté Piaolian. Elle allait maintenant savoir qui, dans ce bras de fer géant, allait remporter la manche.

            L’issue du combat ne fut à aucun moment incertaine. Le vaisseau recula en flottant, entraînant le dragon qui résistait tant bien que mal. Les mains des officiants lâchèrent les bras, les torses, les pieds et les jambes de leurs voisins qu’ils maintenaient jusque là pour assurer la cohésion de l’ensemble. Le dragon se disloqua inexorablement, sous l’effet de la traction des filins toujours attachés aux canons du vaisseau, et finit par chuter lourdement sur le sol boueux. Des dizaines de personnes furent écrasées lors de l’impact, et d’autres piétinées lors de la débandade qui s’ensuivit.

C’était l’hécatombe, et l’échec du plan de Piaolian.

            Il restait à se replier en bon ordre, ce que firent les survivants de cet assaut courageux, mais futile et mal organisé. Un meilleur plan devait être trouvé et mené à bien par des professionnels. Il était clair que l’intimidation ne suffirait pas.

            Les blessés retournèrent lécher leurs blessures et, dès le lendemain, on commencerait à enterrer et pleurer les morts.

            L’élan vital de la jeunesse était brisé. L’aventure était finie.

BOBBY

            Toute sa vie, il avait fui les gens, comme la bouteille fuit la mer pour venir s’échouer sur la plage déserte d’un méchant bout d’île perdu dans l’immensité liquide. Dans sa prime enfance déjà, il était la risée de ses camarades d’école, car il avait eu à supporter très tôt les tares qui affligeaient et mettaient à l’index certains enfants malchanceux : A l’époque, il était en effet malingre, binoclard et boutonneux.

            Pour compenser ces défauts dont d’autres l’avaient affligé, il s’était acharné sur les études et avait brillamment réussi. Des séances quotidiennes de gymnastique avaient étoffé son corps naguère souffreteux, et l’acné juvénile qui le défigurait avait disparu le jour de ses vingt ans, cadeau inattendu de ses hormones en mutation. D’un physique à présent agréable, il avait constaté avec amusement que les femmes ne le fuyaient pas, bien au contraire. Exprimant des pulsions qu’il ne tenait pas à réprimer totalement, il cédait parfois à leurs avances, mais ne donnait jamais suite à ces rencontres qu’il considérait comme éphémères. A l’âge de 37 ans, il était toujours célibataire, mais ne s’en plaignait pas. Tout son temps était consacré à de mystérieuses activités liées à l’élaboration de programmes informatiques, souvent assez avant-gardistes, qu’il acceptait parfois de livrer aux regards calculateurs des exploiteurs de brevets.. Il évitait soigneusement les rapports sociaux, et avait mis au ban le reste de l’Humanité, à quelques exceptions près. Ce sont eux, la horde des pique-assiette, les trublions de tout poil, qui, maintenant, voulaient pénétrer le cercle très fermé de ses amis. Maintenant qu’il était devenu intéressant, ils n’avaient aucune chance, mais s’obstinaient cependant, comme les vagues qui venaient inlassablement lécher la grève de l’île. En vain : On ne peut impunément saper les forces vitales d’un individu, sous prétexte qu’il ne rentre pas dans la norme, et faire ensuite comme si tout cela n’avait aucune importance.

            Bobby avait trouvé un compromis : Cinq ans auparavant, il avait mis au point un petit gadget ingénieux qui permettait de voir, de parler avec, et de sentir le parfum d’une poupée entièrement projetée par holographie, jouet hyper sophistiqué qui ravissait les enfants des rares amis qu’il avait, à commencer par Clotilde, la fille de Marcus, à ,laquelle il avait fait cadeau d’un prototype. Ayant pris la précaution de déposer (cette fois-là, et sur les conseils de Marcus) un brevet pour cette invention révolutionnaire, il n’avait plus eu qu’à convaincre quelques industriels frileux et bornés de la réalité des bénéfices qu’ils feraient grâce à son invention. Il avait su trouver les mots justes et, aujourd’hui, quelques millions d’exemplaires vendus plus tard, il était affranchi des contingences pécuniaires, et libre d’entreprendre tout ce qui lui faisait envie.

            Son principal souci, c’était de traduire de manière palpable les idées délirantes qui lui traversaient continuellement l’esprit. Il avait ainsi élaboré une casserole qui cuisait les aliments sans feu, un petit avion sans moteur qui utilisait la pression atmosphérique comme énergie, un absorbeur de décibels un peu trop efficace qui créait une bulle de silence absolu autour de l’appareil, un jeu vidéo dans lequel les personnages pouvaient prendre votre contrôle (grâce à une combinaison sensitive), ou encore des chaussures pour paraplégiques qui amorçaient les mouvements nécessaires à la marche, très utiles aussi pour les séances de rééducation.

            Son palmarès ne s’arrêtait pas là, mais sa modestie lui interdisait de divulguer toutes les inventions dont il était l’auteur, et dont il avait d’ailleurs oublié la plupart. La majorité d’entre elles avaient été pillées sans vergogne par des industriels peu scrupuleux qui s’étaient rendu compte que leur auteur "oubliait" régulièrement de les déposer et de les protéger, et qui guettaient désormais le moindre de ses gestes dans l’intention avouée de le déposséder de ses inventions.

            Il mettait la dernière main à son récepteur télé sans télé, entièrement holographique, qui transmettait en trois dimensions une image en deux dimensions, lorsque le téléphone sonna.

            C’était Marcus. Il avait besoin de lui. Bobby sourit, intrigué. Il pensait bien que quelqu’un ferait appel à lui un jour prochain, mais il s’attendait plutôt au Pentagone. Il était vrai que ces messieurs se faisaient tirer l’oreille pour reconnaître ses talents. Ou plutôt ils ne lui faisaient pas confiance, car ils le savaient talentueux.. et incontrôlable.

Bobby avait en effet la détestable habitude (à leur sens) de n’en faire qu’à sa tête, et d’envoyer paître tous les cols blancs qui essayaient d’avoir barre sur lui. C’était comme ça : Il ne supportait tout simplement pas qu’on vienne lui dire ce qu’il avait à faire, et comment il devait le faire. Ces messieurs n’avaient aucune idée des processus qui étaient à l’œuvre pendant la création. Et il aurait fallu quelques années, et quelqu’un de plus patient que lui pour les leur expliquer. Si tant est qu’ils aient pu les comprendre.

            Ils avaient eu le choix entre l’enfermer à double tour et jeter la clef, ou bien le laisser tranquille.

C’est le statu quo qui l’avait emporté, quoique d’une courte tête..

            Après avoir raccroché, il se remit à l’œuvre. Quelques instants plus tard, on sonna à la porte.

Mécontent, Bobby s’apprêtait à éconduire l’importun, quand il se souvint tout à coup qu’il attendait bien un visiteur. Il ouvrit la porte à Marcus, et ensemble, ils dégustèrent le vin que ce dernier avait apporté, tout en devisant à bâtons rompus, comme seuls de vrais amis savent le faire.

            Lorsque Marcus partit, Bobby se mit à construire le projecteur dont ils avaient esquissé les grandes lignes. C’était un engin directement inspiré de son récepteur télé holographique. Découvrant qu’il aurait besoin d’aide pour finir dans les temps, il appela un ami, un sculpteur français qui était assez habile de ses mains. Sous leur action conjuguée, la machine prit rapidement forme. L’artiste, Steven, n’attendait plus que les clichés qui lui serviraient à élaborer une maquette qui serait ensuite scannée en trois dimensions, et finalement intégrée au programme de reconstitution.

ZZI

            Insensé ! Ces êtres insignifiants avaient osé s’en prendre à lui !

Zzi n’en revenait pas. Ils avaient cru pouvoir lui faire peur (rire), le menacer (re-rire) ou le vaincre (rire franchement incrédule). Croyaient-ils vraiment qu’il serait dupe ? Leur bric-à-brac hétérogène aurait peut-être pu en imposer aux Zoulafs de la 4ème planète, mais pas aux Perpétuels !

            Ces créatures démentes avaient causé quelques dommages superficiels, mais rien d’insurmontable pour l’unité auto réparatrice du vaisseau. Elles étaient habiles, tout de même, ces petites choses couleur de Grabil. Bah ! Qu’importe : Les soutes seraient bientôt pleines.

            A ce moment-là, il serait avisé de détruire cette planète, afin que les descendants des organismes roses ne puissent exercer une vengeance sur Zzi et les siens, d’ici un millier d’années, estimation du temps qui leu serait nécessaire pour accomplir le bond technologique qui leur permettrait de construire une flotte spatiale capable de franchir les distances ultra luminiques. Zzi ne voulait rien laisser au hasard. En attendant, les pitoyables efforts de ces sous-créatures étaient bien divertissants ; rafraîchissants même.

            Il se demanda, avec une curiosité teintée d’ironie, ce qu’ils allaient bien pouvoir trouver ensuite.

            L’idée l’amusa un instant, puis il remisa ses pensées et se tourna pour s’observer dans le miroir d’obsidienne qui trônait dans le poste de commandement. Cela faisait des mois qu’il évitait l’objet mais aujourd’hui, tout avait changé. Le spectacle, en effet, avait de quoi le réjouir : Sa peau avait presque recouvré son lustre d’antan. De noire qu’elle était, elle avait retrouvé une teinte seyante (à ses yeux) rouge vermillon tirant sur le bleu pétrole pâle. Il avait enfin retrouvé son itzganilb, ainsi que ses compagnons. De retour sur leur planète, Ahrnazbul, ils pourraient fourlaner tout leur content ! Mais que c’était long !! Il faudrait encore presque attendre un skok avant de rejoindre les leurs.. Enfin, le plus important, c’était que le traitement marchât.

            De retour chez lui, il serait célébré comme un héros. Le sauveur de sa race !

            Ses yeux se clorent sur un futur glorieux, parcourant le temps et l’espace. Des visions magnifiques s’y déroulaient, dont il était le point focal. Des mains se tendaient vers lui.

Il leva les bras, extatique, pour saluer la foule qui venait l’acclamer.

LE REMEDE

            Jub leva des yeux fatigués du microscope électronique à amplification photonique sur lequel il s’escrimait depuis de longues heures. C’était son 2ème jour de travail, et il venait de faire une découverte, tout à fait fortuitement d’ailleurs. Le mélange protéiné qu’il avait administré à titre expérimental à des souris obèses était stable. La solution qui circulait à présent dans leurs veines leur permettait de métaboliser la graisse superflue et de ne conserver que le minimum vital pour le bon fonctionnement de l’organisme. Si elles passaient le cap des douze heures, ce serait une demi victoire. Les précédents cobayes avaient brûlé leurs graisses jusqu’à dessèchement total : Le processus avait atteint le point d’équilibre.. puis l’avait dépassé, entraînant la momification rapide du sujet, ainsi que la profonde consternation de l'expérimentateur. Il resterait à administrer la molécule à des singes rendus anorexiques, pour vérifier si l’équilibre s’établissait dans les deux sens. S’il s’avérait qu’ils stockaient les lipides au lieu de les brûler, alors la preuve serait faite. Encore 24 heures, et les humains pourraient réfléchir au moyen de contacter les aliens pour leur faire une démonstration. 24 heures. Le temps jouait contre eux, Jub n’en était que trop conscient. Certes, il venait de prendre un sacré raccourci, mais combien avaient péri pendant qu’il se penchait sur ses éprouvettes ? Jub apaisait  sa conscience tourmentée en se disant qu’à l’impossible, nul n’était tenu. Il avait fait tout ce qu’il pouvait, découvert sans doute une solution satisfaisante – en un temps record – mais il ne pouvait s’empêcher de maudire sa prétendue lenteur. Ca avait été ça toute sa vie : Ce sentiment d’impuissance face à des facteurs qu’il ne pouvait contrôler. Le jeune homme s’ébroua. L’étape suivante se dessinait, et il devait lui accorder toute son acuité.

Il faudrait trouver un volontaire, et lui fournir un dossier retraçant l’expérience et ses résultats. Rien de compliqué. Quelque chose de visuel : Des croquis, des photos ; ce genre de choses, que mêmes des étrangers pourraient comprendre. Jub alla se servir un café noir serré, et le but à petites gorgées tout en réfléchissant à l’étrangeté de la vie. Il était venu plein d’espoirs, conscient de ses capacités. Et il avait trouvé. Il avait finalement réussi ! Il pensa à ses parents ; ses yeux se mirent à le piquer. Allons ! pas de sentimentalité : Il n’était tout de même plus un enfant, non ? Il prit le téléphone, avala la salive qui faisait une boule dans sa gorge, et appela Jan.

SARGE

            C’en était trop ! Elle allait demander des explications au peau-rouge ! Et sur le champ !

            Sarge se rendit à l’immeuble qu’elle avait fait bâtir avec son argent. Les vigiles la laissèrent passer sans interrompre sa foulée hardie. Il ne faisait pas bon se mettre sur la route de Sarge Clinicot.

            Aujourd’hui plus que jamais, mais ils ne pouvaient pas le savoir. Elle appuya sur le bouton de montée.

            Sa réputation, en quelque sorte, la précédait, ternissant d’ombres opaques les relations qu’elle imposait à ceux qui avaient la malchance de posséder moins de pouvoir qu’elle. Le Pouvoir ! Avant de mettre le grappin sur Paul Clinicot, Sarge Morbanski – de son nom de jeune fille - n’avait fait que l’entrevoir, testant ses charmes graciles sur les jeunes hommes qui lui tournaient autour, au temps jadis où elle possédait encore ce qu’il convenait d’appeler une silhouette. Son maigre bagage avait heureusement suffit à séduire le déjà âgé Clinicot, que personne ne se donnait déjà plus la peine à l’époque d’appeler par son prénom. Sans cette rencontre, et la volonté qu’elle avait déployée pour se le réserver – la liste des prétendantes au trône étant interminablement longue, elle croupirait aujourd’hui dans quelque sordide pavillon de banlieue, avec trois moutards à la clef et toutes les corvées du ménage à se farcir. Mais là, c’était elle qui tenait les rênes, suppléant de facto à son vieux gâteux de mari, qui subissait à l’intensité maximale une maladie débilitante qui le transformait chaque jour un peu plus en épave. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Elle monta directement au bureau de Winton. Dans le tailleur étriqué qui serrait sa silhouette courtaude et rebondie, on aurait dit une enfant déguisée en carnaval. L’effet obtenu était à l’inverse exact du but recherché.

Saucissonnée dans ses habits, Sarge subissait avec hauteur – du haut de son mètre cinquante - les regards amusés et les demi sourires que ne pouvaient s’empêcher d’esquisser ceux qui la croisaient.

            La secrétaire de Jan, une pimpante et mince coréenne de vingt-trois printemps et de vingt-quatre bons centimètres de plus que Sarge, prénommée Soon, l’informa que son patron s’était absenté. Elle lui demanda de patienter pendant qu’elle le attrapait d’un geste sûr le combiné téléphonique pour le rechercher.

            Bien que l’horloge fit honnêtement son travail, Sarge ne pouvait s’empêcher de lui décocher des regards furibonds, comme si l’objet coupait délibérément les secondes en deux. Soon, après une ultime plaisanterie avec son correspondant, raccrocha enfin le combiné, un vague sourire aux lèvres. Jan avait au moins le mérite de s’attirer les bonnes grâces des membres de son équipe, songea Sarge avec acidité.

Soon émergea de son rêve éveillé et donna enfin le renseignement attendu : Jan s’était rendu au labo n° 2, suite à une communication de Jub Hilson.

            Jub Hilson ! Encore ce nom ! Il venait à peine d’intégrer l’équipe et, déjà, il accaparait son poulain pendant qu’elle, Sarge Clinicot, était tenue de faire tapisserie dans l’antichambre de son bureau, en compagnie d’une poulette qui affichait sans retenue ses charmes juvéniles devant elle.

Qui dirigeait ici ? Qui était le chef ?!

            Avec rage, elle tourna casaque et dirigea ses pas à grands renforts de talons vers le laboratoire, tout en sentant peser dans son dos le regard narquois de la secrétaire. C’est là qu’elle trouva les deux hommes, en pleine conversation.

            Sarge marqua le pas. Ils avaient l’air d’avoir trouvé quelque chose d’intéressant. Mais oui !

N’étaient-ce pas des sourires de contentement qui flottaient sur leurs lèvres ?

            « Mon cher Jan ! S’exclama-t-elle onctueusement. C’est véritablement un trop rare plaisir ! Il faut vraiment que je vienne plus souvent. Nos rapports souffrent cruellement de fréquence. J’en parlais justement l’autre jour au conseil d’administration. Vous vivez dans une tour d’ivoire, nous régalant des miettes de vos succès, pendant que nos concurrents s’acharnent à vouloir nous damer le pion !

Alors, dites-moi, qu’avez-vous là ? Un nouveau miracle ? Faites-moi donc profiter des merveilles que vous concoctez loin des regards de vos employeurs ! »

            Jan tiqua sous la menace à peine voilée de ses propos : Il avait l’habitude de ces éclats, et ne s’en émouvait plus guère. Elle aurait pu le renvoyer depuis longtemps si elle l’avait voulu. Non, elle avait besoin de lui, pour sauver ce qui restait de sa misérable carcasse. Il ne risquait rien.

            « Sarge ! répondit-il avec volubilité, donnant l’intensité voulue à sa voix d’or. Je songeai justement à vous adresser un mémo (il répugnait habituellement à lui parler face à face). Le nouveau (en désignant Jub du pouce) a fait une découverte qui présente quelque intérêt. »

            Tout en lui parlant, Jan observait avec attention les réactions facio-corporelles de sa patronne.

            Il n’était bien entendu pas question de mettre Sarge dans la confidence. Le Président avait été on ne peut plus clair : Les recherches devaient rester confidentielles ; en cas de succès, les résultats seraient livrés à la presse. En cas d’échec.. Eh bien, personne ne souhaitait se couvrir de ridicule, n’est-ce pas ?

            Sarge s’agitait, remuait les pieds, les poignets, les mains et ses doigts boudinés. Son impatience frisait la crise d’hystérie.

            Jan reprit, feignant d’ignorer la nervosité de la vieille femme acariâtre.

            « Mr Hilson a en effet isolé une molécule inconnue jusque là, qui – semble-t-il – aurait une action sur les échanges lipide/glucide. Il reste à faire la batterie de tests habituels, bien sûr. Le composé obtenu pourrait faire l’objet d’une commercialisation à grande échelle. Ca devrait se vendre assez bien.

- Monsieur Winton, commença Sarge, glaciale, c’est à moi de décider si le fruit de vos

travaux doit ou ne doit pas être divulgué et commercialisé. Dans ce cas précis, continua-t-elle, cette éventualité doit être abandonnée.

Et n’oubliez pas que vous rendrez compte à moi, et à moi seule, de l’avancée de vos travaux.

            - Mais.. hésita Jan, qui avait en fait dirigé la conversation vers cet endroit précis, vous ne voulez pas dire que.. ? hasarda-t-il, avec toutes les apparences de la déconfiture.

            - Si, c’est exactement ce que je veux dire. J’attends le résultat des premiers tests au plus tôt, dit-elle en s’éloignant. Au revoir, messieurs. »

            Elle partit en faisant louvoyer ses hanches larges, certaine d’avoir gagné la partie. Les deux hommes la regardèrent s’éloigner en silence, avec des sentiments différents.

            « Jan, commença prudemment Jub, êtes-vous sûr que.. ?

- Oui. Ne vous inquiétez pas. Cette petite passe d’armes était destinée à endormir sa

méfiance :

Elle ne se doute de rien. Où en étions-nous.. ? Ah oui ! Jub, mon vieux, nous allons être riches, mais il faut inciter le Président à commercialiser le produit à grande échelle, comme une.. disons, une mesure de santé publique ; ce qu’elle est , bien entendu. Ainsi, nous aurons l’argent, la notoriété, et toute latitude pour poursuivre nos recherches, sans être affilié à aucun labo. En fait, nous devrons probablement monter notre propre labo. Et maintenant, retroussons nos manches et finissons les derniers tests : Le temps presse ! »

            Sarge patientait devant l’ascenseur, et l’appareil arriva enfin : Elle appuya sur le bouton de descente. Elle était si contente d’avoir remis l’indien à sa place qu’elle se permit une petite fantaisie. Extirpant son lecteur mp3 du fouillis organisé de son sac Dior, elle vrilla d’un geste sec (qu’elle voulait autoritaire) ses écouteurs aux oreilles, et fit jouer la première mesure de l’opéra de Verdi, "La Traviata", qu’elle affectionnait tout particulièrement, et qu’elle se passait en boucle depuis des années.

            Elle se laissa vite submerger par la voix des anges, augmentant le volume pour goûter toutes les subtilités d’un passage qu’elle appréciait particulièrement, et n’entendit donc pas la sirène d’immeuble qui retentit à l’approche du vaisseau, et qui invitait fortement les gens à rester chez eux s’ils ne voulaient pas finir en descente de lit.

            Marchant au rythme de la musique, elle parvint au hall d’entrée et ignora superbement la foule qui s’agglutinait à l’intérieur du building, jusqu’à ce que le nombre l’empêche de progresser. D’où pouvaient bien venir tous ces gens ? Autour d’elle, s’agglutinant en couches toujours plus serrées, ce n’étaient que joues hâves et yeux caves. Les vêtements flottaient sur des silhouettes décharnées aux panses autrefois bien rebondies. Le message du gouvernement avait été entendu par toute la Nation, et la population - dans son écrasante majorité - avait changé à la hâte ses habitudes alimentaires. Les fast-food avaient été désertés, et les fournisseurs de viande, de sodas et de confiserie étaient en faillite. Le mot d’ordre était désormais : Maigrir ou mourir !

Et comme ils étaient maigres ! Que faisaient donc les vigiles ? pensa Sarge au comble de l’exaspération. Ils étaient vraiment payés à ne rien faire, ceux-là. Elle prit mentalement note de les sermonner la prochaine fois qu’elle reviendrait. Jouant des coudes, elle parvint enfin à la porte tournante, qu’elle poussa, et se retrouva dans la rue.

            Sa voiture n’était pas garée bien loin, et le chauffeur avait pour mission de guetter son retour et d’avancer la Rolls aussitôt. La voiture était bien là, mais la portière avant droite était ouverte, et le chauffeur avait de toute évidence quitté son poste. Vraiment ! Elle était entourée d’incompétents ! Elle inspecta la rue, à droite et à gauche, mais ne le découvrit nulle part.

            En proie à la rage qui la submergeait toujours quand elle n’avait pas ce qu’elle voulait, Sarge décida de marcher un peu pour se calmer les nerfs. Elle poussa même un peu plus le volume de son lecteur pour s’isoler définitivement de la populace et de sa médiocrité. Elle n’avait pas fait trente mètres qu’elle assista à un étrange spectacle : Une bande de jeunes gens grassouillets se livraient à une sorte de danse rituelle, se contorsionnant de façon grotesque sur le bitume. Ils semblaient ivres, d’ailleurs, ce qui était certainement la raison de leur comportement, et s’étaient peint le corps de peintures vives, dans des tons vermillons. Encore des indiens, pensa-t-elle, méprisante. Décidément, ils étaient partout ! Soudain, les trois plus proches d’elle cessèrent de s’agiter. Sarge se dit qu’ils avaient enfin terminé leur spectacle ridicule. Mais en passant à côté d’eux, elle se rendit compte avec effarement qu’en fait ils étaient morts ! Et que ce qu’elle avait pris pour de la peinture était en réalité du sang. Réalisant enfin ce qui se passait, elle se rua vers l’immeuble qui paraissait si lointain, son immeuble.. pour découvrir que, finalement, les vigiles avaient décidé de faire correctement leur travail : La porte tournante était verrouillée, et elle eut beau taper, jurer, injurier les gens qui étaient à l’abri dedans et qui lui tournaient ostensiblement le dos, personne ne prit le risque de lui ouvrir la porte.

            Hébétée, les écouteurs toujours aux oreilles, Sarge comprit avec ironie que la vieillesse qu’elle redoutait tant lui serait épargnée. Mais pas de la façon qu’elle avait imaginée. Piégée à l’extérieur du building qui lui appartenait, épiée par les yeux de ceux qui ne craignaient pas la menace extraterrestre, squelettes ambulants qui avaient trouvé là un refuge inutile, Sarge Clinicot reçut sa première et dernière leçon sur l’art de diriger la foule : Celle-ci ne possède - en effet - pas de tête, mais des membres innombrables, qui errent à l’aveuglette, à la recherche d’ils ne savent même pas quoi.

            Et c’est au son d’un ultime aria que sa peau prit congé d’elle lorsque l’ombre du vaisseau la recouvrit, croisant sa route à la verticale. Quelques instants plus tard, elle se mit à danser de telle façon qu’un observateur étranger aurait fort bien pu la prendre elle-même pour une indienne.

UNE DECISION A PRENDRE

            Roy Coultrane, le Président du pays le plus puissant du Monde, était un homme posé. Son parti l’avait hissé au plus haut poste en raison justement de son caractère conservateur. Il n’était pas du genre à se précipiter tête baissée vers la première porte ouverte venue. Cette attitude modérée était son atout principal, et avait placé l’Amérique au premier rang des puissances diplomatiques. Les guerres et le terrorisme, sous son premier mandat, avaient accusé un net recul. Aujourd’hui, en plein milieu de son deuxième mandat, il n’avait plus guère de défi à relever. Le chômage n’était plus qu’une sombre page de l’Histoire, et la Terre entrait dans l’Age d’Or. De mémoire d’historien, il y avait peu de périodes dans le passé où les conditions avaient atteint un tel optimum. Roy, donc, s’ennuyait ferme.

            Bref, il attendait avec une certaine impatience le prochain pied-de-nez du Destin. Mais lorsque ce pied-de-nez eut pris l’apparence d’une bulle démoniaque venue du fin fond de l’espace, il eut la sensation que c’était la bulle qui risquait bien de faire déborder le vase ! Cette fois, il n’était pas en son pouvoir d’anticiper le prochain mouvement de l’ennemi, car celui-ci s’était révélé radicalement étranger aux modes de pensée habituels.

            En ces jours où la situation exigeait qu’on prenne des décisions rapides, les qualités de Roy jouaient contre lui : Il n’avait pas le temps de peser le pour et le contre, d’envisager toutes les options et de prévoir les dénouements possibles. L’échéancier était réduit au strict minimum, et il fallait rendre la copie toutes affaires cessantes, pour avant-hier si c’était possible.

            Dans cette partie mortelle, les cartes qu’il avait dans son jeu ne pouvaient l’emporter, et un bluff était impensable. L’Armée ne pouvait agir, domptée par la technologie écrasante des aliens. Aucune communication n’avait été possible avec eux. Roy subissait, impuissant, ce qui naguère faisait sa force : Le temps jouait contre lui.

            Du fond des affres où il se débattait, il lança un SOS. On réunit hâtivement tout ce qui, de près ou de loin, pouvait apporter une lueur dans les ténèbres dans lesquelles les avaient plongé les aliens. Les spécialistes de tout crin, les savants comme les marabouts, sorciers, scientologues et autres parapsychologues, tous furent mis à contribution. Tous se révélèrent également incapables de trouver une solution.

            Tous sauf les biologistes.

            Il semblait que les seules personnes aptes à réagir utilement furent les bio généticiens. La génétique n’en était pas à son coup d’essai, mais les lenteurs législatives, administratives et éthiques l’avaient cloisonnée, bridée, réduite à une pauvre recherche tatillonne. Cette crise permettrait peut-être de débloquer la situation. Ils étaient des millions à appeler de leurs vœux le changement : Les maladies dégénératives telles que Parkinson, Alzheimer , les handicaps lourds, comme la myopathie, les ruptures de la moelle épinière, la cécité, les amputés, ma belle-sœur et sa deuxième liposuccion : ils attendaient tous un miracle, et ce miracle était aujourd’hui à portée de main.

            On porta à l’attention du Président qu’une firme détonnait tout particulièrement du lot des chercheurs. En matière d’innovation, la Clinicot Research for Genetical Solutions (CRGS) avait plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents. Le hasard et le talent n’en étaient que deux des causes. Mme Clinicot entretenait une armée de séides et d’espions un peu partout, et les résultats étaient là. Les découvertes de ses propres chercheurs, et celles qu’elle pillait sans vergogne d’un bout à l’autre de la planète, étaient mises en corrélation, analysées, disséquées et digérées pour finalement être régurgitées par des polyscientifiques, pour le meilleur ou pour le pire, nul n’aurait pu le dire. Il fallait reconnaître cette.. qualité à Sarge Clinicot : Elle savait tirer le meilleur dans son domaine d’activité, même si la pulpe qu’elle extrayait était pour son seul bénéfice.

            Il semblait donc bien que c’était avec elle qu’il faudrait traiter. Cependant.. le Secrétaire d’Etat avait déconseillé une telle approche. Le prix à payer serait certainement exorbitant et, passant, donnerait à la CRGS le monopole sur l’exploitation des brevets, ce que ne manquerait pas d’exiger Mme Clinicot. On s’était donc adressé, en douce, au DRG Jan Winton, qui semblait moins vorace et plus malléable. Le jeune homme n’avait fait aucune difficulté. Il était près à les aider, et s’engageait à ne livrer aucune information à sa patronne. Il avait une dent contre elle, ce qui arrangeait tout le monde. Pas besoin d’exercer des pressions d’aucune sorte avec quelqu’un d’aussi coopératif ! On lui promit un pourcentage confortable sur les brevets qu’il déposerait, ainsi qu’un siège au comité d’Ethique du Ministère de la santé, dont les membres avaient une moyenne d’age de soixante-dix ans. C’est ainsi que l’affaire fut conclue.

            Le Président Coultrane sourit sombrement : Il n’y avait plus qu’à espérer que ce jeune génie trouverait quelque chose au plus vite. Faute de quoi….

AHRNAZBUL

            La planète de Zzi et de ses compagnons aurait été semblable à la Terre, avec une gravité de 1,2 et des paysages variés et agréables, n’eut été le soleil mauve qui baignait chaque chose d’une lumière ambrée. La vie s’y était développée d’une manière similaire, mais avec 12 000 ans d’avance. Les Ahrnazzi avaient depuis longtemps atteint leur apogée technologique et avaient pris – en quelque sorte – leur retraite de l’évolution. Une race statique. Mais dans la Nature (même si elle est étrangère), la stagnation conduit toujours à une impasse. Immanquablement, quand l’élan vital s’amenuise et finalement disparaît, la race doit fatalement s’éteindre, même si cela lui prend des milliers d’années : Elle est condamnée. Les Ahrnazzi n’avaient pas conscience de cette sentence qu’ils s’étaient appliquée à eux-mêmes, se contentant de jouir de leur pouvoir – il est vrai immense. Seuls, quelques penseurs avaient pris la mesure du danger – au demeurant fort lointain – et entrevoyaient leur inéluctable disparition, mais nul ne les prenait au sérieux. Les Ahrnazzi pensaient en masse et à tort que ce qui était loin ne pouvait les toucher.

            Parmi ces visionnaires, Az-Zzazil faisait figure de prophète. Il possédait un esprit fort et actif qui s’embarrassait peu de l’opinion de ses congénères. Son itzganilb était au plus bas, mais il n’en avait cure, soucieux qu’il était de se pencher sur des problèmes plus fondamentaux. Ses réflexions le menaient fréquemment dans des directions inaccoutumées, ce qui lui valait l’opprobre de ses pairs. Sa taille hors du commun et son charisme avaient attiré les curieux et les désœuvrés, dont certains étaient devenus ses disciples.

            Ce matin-là, justement, il avait émis une pensée carillonnante qui résonnait encore dans l’esprit de son groupe de "réflexeurs"1. Les jeunes gens qui l’entouraient étaient émus et curieux. En eux, le désir d’apprendre avait pris le pas sur le ressentiment des autres groupes, notamment les "bruteurs", qui étaient fortement majoritaires. Ces derniers considéraient que les autres formes de vie avaient à peine le droit d’exister, sinon pour les servir ou les amuser. La pensée qui avait traversé l’esprit d’Az-Zzazil pouvait tenir en un mot : Changement.

            Les Ahrnazzi devaient changer, et leur conception de la vie, et leur comportement. Pour commencer, ils devaient arrêter de se prendre pour le centre de l’univers. D’autres races existaient, qui ne devaient pas être considérées comme leurs vassales, malgré ce qu’ils en pensaient. Les bruteurs, au lieu d’essayer de les comprendre, les avait asservies, et seul leur arsenal sophistiqué leur permettait de les tenir en respect. L’équilibre des forces était en leur faveur, mais le temps jouait cependant contre eux. A plus ou moins brève échéance, les Grabils, les Solhmaruls ou les Zoulafs prendraient le dessus, et alors.. Ce serait la fin des Ahrnazzi.

            Quelqu’un posait une question.

            « Vénérable zatmarg, comment se fait-il que nous n’ayons pas essaimé vers les planètes extérieures, jusqu’au bout de la galaxie ? »

            Az-Zzazil prit le temps de la réflexion. Croisant ses mains à quatre doigts sur sa tunique mordorée, il poussa un soupir inaudible et se décida pour la vérité.

1- Avec la maîtrise de leurs conditions de vie était venu l’ennui. Des groupes d’obédiences diverses s’étaient créés, qui cherchaient frénétiquement une façon d’endiguer la torpeur mortelle. Certains étaient devenus des "réflexeurs", d’autres des "actionneurs", ou des "bruteurs". Les succès remportés étaient plus ou moins imaginaires, mais semblaient toutefois contenter la plupart des participants. Illusion grandiloquente ou sagesse ultime : Qui pouvait l’affirmer ?

            « Jeune toulf2, ta question pointe dans la bonne direction. Pourquoi n’avons-nous pas

conquis l’univers ? Nous en avions certes les moyens. La réponse est connue d’un petit nombre – et un petit nombre seulement – d’entre nous. Sache seulement – et c’est tout ce que je suis prêt à te révéler – qu’"On" nous en a empêché. De plus sages que nous nous ont confiné à cette portion d’espace. Jusqu’à ce que….

            - Oui ? insista le toulf, qui avait nom Zabul.

            - Jusqu’à ce que nous soyons dignes de rejoindre les Autres.

            - Les Autres ? Que voulez-vous dire ? rétorqua Zabul.

- Qu’il y en a de plus grands que nous, répondit laconiquement Az-Zzazil. »

Un silence prudent accueillit cette révélation, pendant que chacun des dix-sept réflexeurs remâchait l’information ; puis certains se mirent à tousser, d’autres se levèrent en raclant les pieds et la grande majorité de ceux qui étaient debout, les bras ballants, finirent par partir, non sans jeter des regards amers derrière eux.

Imperturbable, Az-Zzazil nota le fait sur une tablette alca-neutronique où il archivait ses rapports après chaque session. Leur groupe se réduisait rapidement à peau de chagrin, pensa-t-il en ressentant une pointe de tristesse. Peut-être les brusquait-il trop ? Mais non. La vérité était comme un enfant qui naît : Difficile à faire passer, douloureuse à entendre, et bouleversante telle une émotion trop puissante pour être admise d’un bloc. Seuls les plus

2- Les Ahrnazzi passent par quatre étapes successives de leur développement. Le talch’, jeune enfant qui s’essaie librement à la découverte de son environnement ; le toulf, guère plus qu’un adolescent qui doit faire ses preuves avant de devenir un tzirniz, adulte conscient et maître de ses possibilités ; enfin le zatmarg, vers la dernière partie de son cycle, réputé sage et omniscient. Chaque période contient ses règles et comportements typiques, et il est mal vu de les contourner ou de s’en affranchir, le poids de la tradition étant considérable.

forts, les plus motivés, passeraient le cap des premières semaines. Il estimait qu’à la fin, ils ne seraient plus qu’une poignée. Et dans ce groupe résidait peut-être son successeur. Az-Zzazil se faisait vieux, et la tâche à accomplir était gigantesque. Une vie n’y suffirait peut-être pas. Il passerait le flambeau de ses mains décharnées au meilleur d’entre eux, espérant qu’il mènerait à son terme le but qu’il s’était fixé sans le dénaturer.

            Cet idéal monopolisait tout son temps depuis plus de skoks qu’il ne se plaisait à se le rappeler. Pourtant, le temps avait passé comme l’éclair. Alors qu’il entrait dans son huitième skok, il avait eu une révélation. Un bruteur, devant ses yeux, avait battu à mort un vieux Zoulaf qui avait laissé échapper un vase en malachite du XIIème cycle pré-pustillaire, époque reculée dont il ne restait plus que quelques rares vestiges. L’objet trônait devant la résidence du bruteur, et le Zoulaf devait l’astiquer tous les matins et tous les soirs. Ce vibrant hommage à la vanité Ahrnazzine s’était fracassé au sol dans un "SCRASSHHH" sonore, ce qui avait décuplé la fureur de son propriétaire. Le bruteur avait surgi de sa maison au dôme oblong, et avait méthodiquement massacré le Zoulaf, sous le regard amusé d’autres Ahrnazzi. Az-Zzazil avait été bouleversé par l’incident. Avait-on vraiment le droit de disposer de la vie d’autrui avec autant d’aisance, fut-ce celle d’un Zoulaf, d’un inférieur ? Il avait gardé ses réflexions pour lui (le bruteur en question faisant plus de deux fois sa taille) mais, de ce jour, il avait commencé à se poser des questions, de vraies questions.

            Bien qu’il ait – comme les autres – baigné depuis sa plus tendre enfance dans les préceptes qui formaient le ciment de sa race, il avait acquis un certain détachement qui le poussait à creuser toujours plus profond dans ses méninges. De part cette disposition d’esprit, il faisait le plus souvent bande à part, pas de son propre chef, mais parce que les autres ne possédaient pas le quart de sa sensibilité et le rejetaient en bloc. A l’occasion de ses vingt skoks, il avait intégré un groupe de réflexeurs, guidés par un Ahrnazzi pâlot qui conservait contre vents et marées une attitude constipée face à la nouveauté. Az-Zzazil avait sondé le potentiel du groupe et, n’y trouvant pas ce qu’il y souhaitait, l’avait rapidement quitté. A vingt-six kloks, il créait son groupe de réflexion. Les adhésions s’étaient succédées, plus ou moins inspirées. Az-Zzazil s’était rendu compte que les jeunes réflexeurs n’intégraient le groupe que par curiosité, pas par conviction, tandis que les plus âgés trouvaient là une agréable façon de passer le temps, tout en titillant malicieusement les bruteurs et les actionneurs. Le produit de leur participation s’en ressentait. Les actionneurs formaient des groupes disparates, pour lesquels le besoin de bouger était indispensable : Epreuves sportives, challenges itinérants, activités artisanales. Tout leur était bon, pourvu qu’ils s’occupent à quelque chose.

            Agé aujourd’hui de 128 skoks, le vieil Az-Zzazil se désespérait. Son action ne trouvant pas d’écho, il décida d’éditer (à ses frais) une plaquette indiquant aux futurs membres ses buts et aspirations. De plus, chaque membre devait signer une déclaration l’obligeant à des résultats, et verser un droit d’inscription conséquent. La fréquentation chuta aussitôt.

            Mais - et c’est ce qu’avait espéré Az-Zzazil - , les quelques Arhnazzi restants étaient – du coup – fortement motivés. Il ne lui restait plus qu’à les guider jusqu’à un certain point, où leurs yeux s’ouvriraient d’eux-mêmes. Le départ de la bulle-temps le prit au dépourvu, et il décida d’accélérer quelque peu son programme.

DES RETROUVAILLES

            Le téléphone vibra à la ceinture de Jan. Avisant l’écran, il nota avec irritation qu’il provenait d’un correspondant non-répertorié. En général, il ne prenait pas les appels anonymes mais, cette fois – mû par quelque obscur pressentiment – il décrocha.

            « Allo ? Qui est-ce ?

            - Salut Jan. C’est Marcus. »

            Marcus…. Le nom éveilla instantanément un écho dans la mémoire de Jan. Marcus et lui avaient été très liés au lycée, mais leurs routes avaient divergé à l’université, et ils s’étaient perdu de vue.

            Dommage. Marcus possédait un potentiel rarissime : Il aurait pu prétendre à n’importe quelle carrière, mais il avait opté – à la surprise générale – pour les Beaux-Arts. Un domaine difficile, sans réelle garantie de succès. Jan, lui, avait préféré embrasser la branche scientifique, alors en plein essor. Sa conception de la vie était plus.. pragmatique.

            Soumises aux aléas de la vie, leurs routes ne s’étaient jamais recroisées. Marcus, plus éclectique, avait suivi en coulisses l’ascension fulgurante de Jan. Il conservait ainsi un œil sur celles de ses relations dont il pensait qu’un jour elles pourraient jouer un rôle dans sa vie. Jan reprit la parole.

            « Marcus ?.. Hé ! Salut, vieux ! Ca fait un bail.. Un sacré bail. Qu’est-ce que tu deviens ?

            - Un peu de ci, un peu de ça.. En fait, je t’appelle pour une raison précise : Tu te doutes que – depuis tout ce temps – je n’appelle pas pour le seul plaisir d’entendre ta voix.

            - Oui, bien sûr. A propos, comment as-tu eu mon numéro de portable ? Je ne crois pas qu’il y ait plus de six personnes qui le détiennent. »

            Marcus sourit sardoniquement.

            « Eh bien.. Disons que c’est mon petit secret.

            - Je te soupçonne d’en avoir plus d’un. Donc, pour quelle raison impérieuse m’appelles-tu ce jour, et ce jour précisément ?

            - Tu sais naturellement que nous sommes envahis de vermine galactique noire ? Figure-toi que je connais quelqu’un qui bosse actuellement sur une idée que je lui ai soumise, et j’aimerais voir avec toi si on peut coordonner nos.. talents sur ce projet. Qu’en dis-tu ?

            - Hmm.. C’est drôle que tu parles de ça, parce que j’ai justement sur le feu quelque chose qui.. mais je ne peux pas t’en dire plus. Tu comprends : Secret Défense.

            - Naturellement ! .. Sûrement rien d’incontournable ? Je vais t’exposer mes vues, et après.. tu trancheras.

            - J’avais peur que tu ne dises ça. Sacré Marcus ! Toujours le même : Droit au but, mais en empruntant des chemins détournés. Allez, vas-y. Je t’écoute. »

            Et ainsi fit-il. A la fin, Jan soupira, car Marcus avait encore une fois eu raison : Le secret importait peu, devant l’enjeu. Et Marcus était, à l’évidence, quelqu’un en qui on pouvait avoir confiance. Bien qu’il ait eu là, pour le moins, une idée de dingue. Bon Dieu, ça pouvait marcher ! D’autant qu’avec un peu de chance, et beaucoup de travail, il pouvait jumeler les deux projets : Le sien, et celui de Marcus.

            Oui, décidément, plus il y pensait et plus le projet le séduisait.

            A l’autre bout du combiné, Marcus attendait, sans manifester la moindre impatience.

            « OK, Marcus, répondit-il. Allons-y, et prions les dieux qui nous sont connus, et ceux que nous ne pouvons qu’imaginer, pour que ça fonctionne. Voilà ce que nous avons trouvé   »

LA LUMIERE AU BOUT DU TUNNEL

            Après le décès de Sarge Clinicot, le service allait inévitablement être désorganisé pendant un certain temps. Jan profita de l’anarchie naissante pour finir ses préparatifs et échantillonner un certain nombre de molécules. Le processus s’était révélé stable, d’un bout à l’autre des tests. On n’avait cependant pas eu le temps de l’injecter à des humains. Mais qu’avaient les aliens de commun avec les hommes ? On n’était sûr de rien. Il restait une tâche à accomplir avant de lancer l’opération. Jan appela le Président Coultrane, sur la ligne privée qui lui avait été communiquée lors de la fameuse réunion.

            « M. le Président, ici Jan Winton. Nous avons peut-être une solution.

            - Vraiment, M. Winton ? Vous m’en voyez ravi, répondit le Grand Homme, sarcastique. Savez-vous que, selon les dernières estimations, dit-il en prenant le rapport, le nombre de victimes s’élève - sur le continent américain – à 80 millions d’âmes ? Et à 130 millions dans le monde ? Alors, oui : Je suis ravi. Plus que jamais, une solution rapide contenterait tout le monde.

            Alors (se contenant avec difficulté), M. Winton, si vous cessiez de tourner autour du pot et me DISIEZ CE QUE C’EST !

            - C’est une véritable tragédie, en effet. (Après un temps) Quoique, j’imagine que certains trouveront un moyen de tirer partie de la situation, comme toujours. »

            Le regard bleu acier du Président glissa sur l’onde.

            « C’est un autre débat, répliqua-t-il sèchement. Revenons-en plutôt à ce qui nous préoccupe. Qu’avez-vous trouvé, et de quoi avez-vous besoin ? Et.. combien de temps cela va-t-il prendre ?

            - Nous avons une molécule. Nous avons un.. mécanisme qui devrait assez intéresser nos amis pour les détourner de leurs macabres besognes. Et nous avons besoin d’un volontaire pour leur donner le reméde, avec un message explicatif.

            Ca va marcher, M. le Président. Ca va marcher.

- Dieu vous entende, souffla le vieil homme à bout de nerfs. Qu’il vous entende.»

LA DERNIERE PIERRE

            Marcus venait de quitter Jan, et il tenait à la main un dossier contenant l’élément indispensable à la réussite de son projet. Ce projet, c’était son œuvre, et il avait dû déployer toute son habileté, ses connaissances et sa persuasion pour le mener à bien. Il ne suffisait pas d’être convaincu de la validité de son entreprise : Encore fallait-il rallier à lui les décideurs ; ceux qui signaient les chèques et approuvaient chaque phase de l’opération. Enfin, soupira-t-il, le plus gros était fait, et il ne lui restait plus qu’à aller voir Bobby, pour la dernière étape technique. Son ami ne le décevrait pas, de cela au moins il était sûr : S’il disait que c’était possible.. eh bien.. c’est que ça l’était. Non, ce qui embêtait Marcus, c’était le dernier point, la dernière pierre de son édifice. Enfin, une occasion se présenterait bien !

            Il enfourcha sa moto, et partit à tombeau ouvert rejoindre son ami.

UN PAS EN AVANT

            Après l’échec de son plan, Piaolian, morose, passait son temps à tourner en rond. Aucune porte ne se dessinait, aucune piste à suivre. Elle se sentait impuissante et inutile. Elle avait bien sûr assisté aux offices funéraires des jeunes gens qui avaient péri lors de l’opération "Dragon". Avec le recul, cette entreprise, qui avait semblé sur le moment être la meilleure riposte à l’envahisseur – ce qu’elle était certainement compte tenu de l’inertie du gouvernement – paraissait puérile ; l’œuvre de kamikazes fanatiques qui n’avaient eu aucune idée de ce qu’ils allaient affronter, et qui avaient de plus mis leurs vies et le pays en danger. Piaolian ne pouvait s’empêcher de se sentir confusément coupable, à la fois de l’échec de l’opération et des morts qui en avaient résulté. C’était faux, bien entendu : Les participants à la mascarade s’étaient tous porté volontaire. Elle n’en avait forcé aucun. Et pourtant.. Elle ne pouvait que reconnaître que c’était elle, et elle seule, qui avait planté le germe de la révolte, qui avait organisé et supervisé les détails de l’assemblage du dragon. Coupable, coupable ! Elle plongea sa tête dans ses mains, autant pour pleurer les disparus que sa propre bêtise.

Son portable sonna. Un coup d’œil rapide lui apprit que c’était Steven, son ami d’origine française. Elle avait transformé son prénom à l’américaine, car ça lui était plus facile de le prononcer. Elle décrocha à la septième sonnerie, le regard toujours dans le vague.

            « Salut Steven, dit-elle d’une voix lasse. Je te croyais mort.

            - Diantre ! Mort, moi ? répondit Steven. Et qu’est-ce qui te faisait penser ça ?

            - Tu ne m’as donné aucune nouvelle depuis plusieurs jours. Alors, à cause de tout ce qui se passe.. Tu sais.. Je croyais que..

            - Mon canard ! Tu sais bien que je ne te ferais jamais ça. Non, c’est juste que j’étais occupé. Je bossais avec Bobby sur une de ses inventions, et tu sais que quand on est tous les deux, on perd toute notion de temps. Et toi ? Tu as fait des choses intéressantes ces derniers temps ?

            - Oui et non, répondit laconiquement Piaolian. Dis, tu ne voudrais pas me présenter ton ami ? Je m’ennuie un peu aujourd’hui, et j’aurais bien besoin de me changer les idées.

            - Oui.. si tu veux. Tu n’as qu’à passer. Note l’adresse. »

            C’est ainsi que, 52 minutes plus tard, Bobby, Steven et Piaolian se retrouvèrent devant le projecteur holographique, à présent terminé. On n’attendait plus que Marcus, qui tenait à assister au premier essai. Bobby avait alimenté la base de données de clichés 3D du vaisseau extraterrestre, modélisé et traité numériquement les images pour créer un simulacre convaincant. Les clichés avaient été fournis à Jan Winton par l’Armée, qui les avait transmis aussitôt à Marcus, lequel les avait donnés in fine à Bobby.

Le simulacre généré par le projecteur ne résisterait pas à une analyse volumétrique mais, en mode vidéo, il attirerait suffisamment l’attention des aliens pour les amener à l’étape suivante. Marcus arriva enfin et l’essai commença.

Lorsqu’il coupa le projecteur, à l’issue de la simulation, Marcus se tourna vers Piaolian et la jaugea du regard, songeur. Après quelques secondes, la jeune femme lui rendit nerveusement son regard.

            Finalement, il détourna la tête et, fixant la machine scintillante qui portait les espoirs de l’humanité dans ses fragiles composants, il lui demanda :

            « Mademoiselle, voudriez-vous être la personne qui sauvera l’Humanité ? »

AZ-ZZAZIL

            Le temps avait passé, à la fois bien trop vite et trop lentement au goût d’ Az-Zzazil. D’un côté, se dressait l’horloge de la vie, égrenant les heures qui lui restaient à une allure qu’il jugeait stupéfiante : Comment avait-il pu penser, alors qu’il n’était qu’un jeune talch’, que le temps se traînait en refusant obstinément d’avancer ? Et, de l’autre côté, il y avait le sentiment d’urgence qui accompagnait l’expédition interdite de ses congénères. Tout pouvait arriver désormais, y compris et sans doute le pire.

            Du groupe de départ, Az-Zzazil avait finalement retenu deux candidats. Les autres s’étaient révélés au mieux trop mièvres, le plus souvent incapables. Mais les deux tzirniz qui avaient passé les tests possédaient les atouts nécessaires à son Grand Plan. Du moins l’espérait-il. Ils étaient obstinés, souples également, et leur soif d’apprendre ravissait ses yeux cœurs. Comme lui, ils n’avaient cure des quolibets incessants des bruteurs. Comme lui, ils étaient prêts à tout. Son projet, Az-Zzazil l’avait peaufiné pendant de nombreux skoks. Le postulat de base était assez simple : Puisque les Ahrnazzi basaient tout – ou presque – sur l’itzganilb, il suffisait d’en doter les autres races. Une fois que tout le monde serait sur un pied d’égalité, les Ahrnazzi ne pourraient plus prétendre être le Premier Rayon de Soleil. L’arsenal technologique des Ahrnazzi ne pouvait pas les guérir de la maladie qui les affectait, mais il pouvait par contre parer les autres races d’attributs similaires. Aujourd’hui plus que jamais, il était impensable que les Ahrnazzi, à présent diminués, fassent don de cette extériorisation qualitative. Farouchement jaloux de leurs prérogatives, ils s’opposeraient à tout changement en leur défaveur. Il fallait donc que quelqu’un leur force la main.

Suite au départ de la bulle-temps, Az-Zzazil n’avait plus qu’une option : Passer outre et activer en douce l’appareillage délicat qui répandrait comme une traînée de poudre dans tout l’univers les délicats ajustements requis. Au bout du compte, les récepteurs dermiques des organismes vivants seraient magnifiés, et ils libéreraient la longueur d’onde appropriée. Le résultat ?

            Toutes les races seraient belles, sans distinction de forme, taille, couleur ou autre donnée subjective. Un vieux sage zatmarg avait dit que la beauté résidait dans l’œil de celui qui regardait. Après l’opération, la beauté résiderait dans les yeux de tous ceux qui regarderaient. La différence sauterait aux yeux ou de ce qui en tenait lieu, parmi les nombreux habitants d’un bout à l’autre de l’univers connu, méconnu et inconnu. Le bouleversement était trop intense pour en mesurer la future portée mais, comme l’avait dit un autre sage, Zoulaf celui-là : "A chaque jour suffit sa peine". Ce qui semblait probable, en fait irrémédiable, c’était que les Ahrnazzi devraient modifier leur point de vue, à la fois sur eux mêmes et sur les autres races. La beauté du concept était que, dans un système clos de références données, les règles s’appliquaient quelle que soit l’origine de ces données. Autrement dit, les Ahrnazzi, soumis à l’adulation de l’itzganilb, seraient tenus d’admirer les détenteurs de cette qualité, quels qu’ils soient, quelle soit la façon dont ils s’en étaient doté, et même s’ils en étaient autrefois les seuls dépositaires.

            Az-Zzazil se rendit au Transporium, l’ordinateur protéinique géant installé sur le mont Zarou.

            L’endroit était gardé par quatre bruteurs, qui regardèrent le petit groupe s’approcher avec scepticisme. Le chef des gardes, un colosse massif aux yeux à demi clos, leva la main pour les arrêter.

            «  Holà ! Vous pénétrez un espace interdit : Que venez-vous faire ici ? Repartez d’où vous venez, et vite !

            - Interdit ? demanda ingénument Az-Zzazil. A tous ? Dans ce cas, comment se fait-il que vous y demeuriez ?

            - Euh.. Ce n’est pas pareil pour nous : Nous veillons au grabuge. C’est une exception à la loi. On nous a mandaté pour ouvrir l’œil.

            - Ah.. reprit Az-Zzazil. Dans ce cas, considérez-nous comme une autre exception. Nous sommes des scientifiques venus étudier les machines. Laissez-nous passer, car le temps presse.

            - Une minute ! rugit le colosse. Qui vous envoie, et où sont vos lettres de créance. Je n’ai été averti de rien !

            - Je me doutais que vous demanderiez ça » soupira le vieux maître en se détournant.

            Il fit un geste discret à l’attention d’un de ses acolytes, qui tira de sa robe de savant un fin tube de pseudo-métal qu’il dirigea sur les quatre gardes. Un flot d’énergie crépita, puis les trois Ahrnazzi avancèrent vers le dôme, leurs silhouettes enveloppées des atomes de ce qui constotuait quelques secondes plus tôt les corps des gardes.

            A l’aide de ses deux acolytes, il forma une maître-pensée complexe enjoignant au cerveau planétaire de libérer la longueur d’onde nécessaire sur toutes les planètes abritant la Vie. L’action ne fut pas contrée par les Autres, les Très Hauts, car elle paraissait non seulement utile mais souhaitable, et certains parmi les Très Hauts regrettèrent de n’avoir pas eu eux-mêmes l’idée de former un dessein aussi noble. Sans le savoir, Az-Zzazil venait de gagner un sursis pour son peuple, dans le collimateur des Très Hauts depuis de nombreux skoks.

            En fin de compte, avec son action déterminée, il allait rabaisser au rang d’inférieurs ceux qui – pendant bien trop longtemps – s’étaient pris pour des seigneurs intouchables. Les Ahrnazzi, son peuple.

            Le Grand Cerveau oeuvrait implacablement, envoyant des trains d’ondes aux quatre coins de la galaxie. Bientôt, toutes les planètes seraient touchées.

            La Terre aussi.

HEROÏNE

            Loin dans les montagnes rocheuses se cachait une base ultra-secrète de l’Armée.

            Son existence n’était connue – en dehors des militaires - que de quelques personnes. Le Président bien sûr, le ministre de la Défense, le fournisseur en produits technologiques du Pentagone, et les mille indiens descendant des Comanches qui vivaient dans une réserve pas très loin du site, et qui constituaient une quantité négligeable.

            C’est là qu’on amena ce jeudi matin aux aurores une troupe hétéroclite composée de :

            - Jan Winton, DRG à la CRGS.

            - Jub Hilson, son assistant et découvreur de la molécule salvatrice.

            - Bobby Wag, concepteur du projecteur Tridi.

            - Steven Margés, sculpteur d’air.

            - Marcus Gauchus, consultant spécial

            - Enfin Piaolian Qi, volontaire pour la mission.

            Tout le monde s’étant déjà présenté les uns aux autres dans l’avion militaire qui les avait emmenés, on put se concentrer sur le projet.

            Les billets ayant été vendus à l’avance, la séance put commencer à l’heure. Sur les instructions de Bobby, le projecteur avait été placé par les militaires sur une surface plane, afin que nulle élévation de terrain n’en atténue le rayonnement : L’image générée aurait été incomplète.

            Comme toutes les choses spectaculaires, le principe de la machine était simple, basique même. Les principes holographiques étaient respectés : une lumière cohérente (type laser) éclairait un support (type photographique) avec l’onde correspondante et l’angle d’incidence adéquat.

            L’image apparaissait alors en trois dimensions, et en couleurs, grâce à l’utilisation d’un laser polychromatique et de trois supports. Ces derniers ne contenaient pas une image impressionnée, mais leur surface spécialement traitée générait en continu les images animées que le projecteur Tridi que Bobby avait confectionné leur transmettait. En effet, le génial Bobby avait adjoint au projecteur d’origine un logiciel générateur d’images tridimensionnelles de synthèse, ce qui ajoutait un réalisme stupéfiant aux images du Vaisseau que l’Armée lui avait fournies. Le matériel utilisé possédait deux cœurs de dix-huit microprocesseurs chacun, d’une puissance de 600 Giga hertz. Accessoirement, le logiciel intégrait un capteur photonique qui affectait à l’image la luminosité ambiante ainsi que son orientation.

            Les vérifications d’usage faites, Bobby hocha une fois la tête à l’attention du Président Coultrane, qui se tenait debout à dix mètres de là, l’air sévère et concentré. Son hochement de chef parvint en retour à Bobby qui lança le programme de simulation.

            Une seconde plus tôt il n’y avait rien. Maintenant, à un mètre du sol flottait un vaisseau en tous points identique à celui des aliens. L’illusion était si parfaite que le Président - dont le visage pâle avait pris un air ahuri - s’avança et tendit le bras pour toucher.. de l’air ! Sa main avait disparu au sein de l’image parfaite sans provoquer autre chose qu’un sentiment de crainte devant ce prodige. Il retira vivement la main.

            Bobby esquissa un sourire. La réaction de Coultrane prouvait – à elle seule – que le but était atteint. Du reste, il n’en avait jamais douté. Il n’était certes pas un fervent adepte de la fausse modestie.

            Restait à savoir si les aliens seraient dupes, eux-aussi.

            La phase militaire allait commencer.

            Après quelques explications techniques traduites en langage courant, destinées à rassurer le Président et les gradés, on chargea le matériel à bord d’un hélicoptère lourd. Jan, Jub, Bobby et Marcus, laissés en arrière, souhaitèrent bonne chance à Piaolian. Et c’est avec une certaine émotion qu’ils regardèrent l’équipe d’intervention embarquer vers le lieu où le vaisseau était présentement stationné. La machine volante, impressionnante mais malgré tout dérisoire en comparaison du vaisseau alien, emportait leurs faibles espoirs, leur dernière chance. Et ils n’y pouvaient rien. A bord de l’appareil, on briefa une dernière fois Piaolian, qui n’en avait sans doute pas besoin, étant donné qu’elle répétait depuis maintenant 48 heures les instructions inhérentes aux différentes phases de l’opération. Le rotor tournait inlassablement, grignotant l’air de ses pales synchrones.

            Abruptement, au détour d’une forêt particulièrement touffue, le vaisseau fut en vue. Et bien que Piaolian et les membres d’équipage aient été sélectionnés en fonction de leur maigre quota de graisse corporelle – et donc ne risquaient à priori pas grand-chose – ils n’en menaient pas large.

            « Prête, Mademoiselle ? lança le pilote d’une voix qui parut grêle à Piaolian dans ses écouteurs de casque.

            - Allons-y ! Lui répondit-elle fermement. » Prête, elle l’était, depuis sa tentative malheureuse d’intimidation avec le dragon chinois. Elle se rendait compte maintenant que ce n’avait été qu’un enfantillage, sans aucune chance de succès. Ici, maintenant, les événements prenaient une autre dimension. Mais elle ne regrettait rien : On apprend avec ses erreurs, et la sienne avait été d’être jeune et impulsive. Soudain, elle se sentit vieille et lasse, comme si le Monde entier reposait sur ses épaules.. Ce qui était justement le cas, songea-t-elle amèrement. Enfin ! Elle ferait de son mieux, et même plus.

QUAND L’ŒIL S’ETONNE

Pendant ce temps, de l’autre côté de la Galaxie, l’onde poursuivait son chemin.

            La première planète à être atteinte fut celle des Zoulafs, Zoül, la plus proche d’Ahrnazbul.

            Comme tous les matins, les habitants du hameau  de Zoult s’éveillèrent pour vaquer à leurs tâches quotidiennes : Essentiellement de l’agriculture et un peu d’élevage. Les bêtes à la pâture étaient des munlgues, herbivores à bosse à la robe d’un bleu délavé à poils longs et au caractère placide. Haln le Zoulaf était une fois de plus le premier debout, et il se dirigeait vers l’enclos d’un pas endormi quand il avisa sa compagne qui sortait de sa case pour se rendre dans les champs à la cueillette matinale. Ils étaient soudés1 depuis de nombreux skiks2. Aussi, qu’elle ne fut pas sa surprise de découvrir en Mouëln un charme insoupçonné, une indéfinissable radiance qui la faisait paraître plus.. plus quoi exactement ?

            Il ne pouvait détacher les yeux de la silhouette ô combien familière, mais qui – bizarrement – paraissait ne plus être la même personne que la veille. Un magicien avait-il œuvré pendant la nuit ? Plus il essayait de comprendre, et plus Haln s’empêtrait dans les fumerolles de l’inintelligible. Son attention fut bientôt complètement absorbée par la vision délicieuse de la créature de rêve qui lui faisait face, et il se demanda avec inquiétude si elle voudrait toujours de lui, maintenant qu’elle était parée de tant d’attraits.

1- Les Zoulafs s’unissaient au cours d’un rituel compliqué qui comportait, entre autres, l’échange chirurgical d’une glande sub-claviculaire. De cette façon, chacun affirmait son appartenance à l’autre.

2- année sur Zoül

De son côté, Mouëln avait également stoppé net, ayant décelé en Haln un je-ne-sais-quoi de neuf, et elle le fixait intensément, comme subjuguée par celui qu’elle savait être son compagnon, et qui était ça et plus encore. Par la force des choses, ils se rapprochèrent l’un de l’autre sans cesser de s’observer, comme des aimants vivants, en poussant des "Yii"et des "Mâoa" d’excitation, notant avec ravissement les différences d’avec leur apparence quelconque de la veille. N’y tenant plus – et au comble de l’excitation - ils se ruèrent vers la vieille grange délabrée qui jouxtait l’enclos, et en refermèrent soigneusement la porte.

            Longtemps la bâtisse retentit de cris étranges, qui dissuadèrent les oiseaux triplans désorientés par le bruit de s’en approcher, et éloignèrent dans un même temps les petits rongeurs qui y avaient élu domicile.

            Aujourd’hui, les travaux de la ferme attendraient.

            Dans les autres cases et dans les autres bourgs, un scénario similaire se déroulait, avec quelques variantes de ci de là.

            L’onde continua son chemin, augmentant sa vitesse de façon exponentielle, bouleversant sans le savoir des traditions millénaires. L’une après l’autre, les planètes subirent son action. Avec un résultat identique partout : On se souviendrait bien plus tard de ce jour comme celui du Big Bang de la natalité.

Ce n’étaient partout que copulations frénétiques, chevauchements passionnés, échanges de fluides désordonnés et prouesses libidineuses. Conséquence de ces activités inaccoutumées : Deux ans plus tard, selon les cycles gestatoires des différentes espèces intelligentes concernées, la population de l’univers avait presque doublé.

L’INSTANT DECISIF

            Les techniciens avaient disposé sur le sol les capteurs, et le projecteur Tri Di attendait sobrement que quelqu’un lance le programme. Une certaine tension rendait l’air électrique, et tout le monde ressentait ce malaise indéfinissable qui accompagne toujours un événement grandiose à venir. Les glandes sudoripares tournaient à plein régime, et nombre de mains déposaient leur moiteur sur le tissu des pantalons. Piaolian était dissimulée dans une tente du Q.G. de campagne, non loin de la scène où allait se dérouler le finale, fébrile mais joyeuse à l’approche du dénouement. Elle avait décidé de racheter sa faute par cet acte héroïque. Ses parents n’étaient pas au courant de sa participation, mais elle savait qu’ils la verraient sur leur téléviseur, comme la quasi totalité des terriens d’ailleurs, le spectacle étant retransmis par l’ensemble des chaînes, publiques et privées, en simultané : Un pic d’audience assuré, et sans coupure publicitaire !

A l’heure décidée, 09: 00 PM, Bobby ayant été écarté de la phase finale du projet en raison de sa surcharge pondérale, c’est un lieutenant des Communications, un grand blond tout en os prénommé Melvin, qui lança le programme et .. après quelques chuintements venus de la machine, le simulacre apparut.

Piaolian gagna vivement le théâtre des opérations, munie d’un dossier contenant les maquettes destinées à l’éducation des aliens. Un dispositif hypnotique devait être déclenché au début et durer tout le long de la projection, pour que les aliens soient obligés de la regarder jusqu’au bout, et surtout amenés à désirer voir les croquis. En effet, le sens visuel était le plus apte à être touché, d’autant que les aliens n’avaient réagi à aucune forme de stimulation. On espérait que le choc causé par l’apparition d’un deuxième vaisseau les rendrait suffisamment réceptifs à la suite. Et que cela affaiblirait assez leurs défenses et leur inclinaison belliqueuse pour qu’ils soient favorables à l’hypnose qui allait commencer dans 4.. 3.. 2.. 1. Maintenant !

ZZI

            Allons bon ! Voilà que les créatures se remettaient à grouiller autour du vaisseau. Ne se rendaient-elles donc pas compte que leurs pitoyables efforts ne servaient à rien ? Campé devant l’écran panoramique, il observait avec agacement les préparatifs mystérieux des créatures rose fade. Il était plus que fatigué de supporter ces tracasseries, et s’apprêtait donc à désintégrer les importuns quand l’air, devant le vaisseau, se mit à scintiller.

            Une minute ! Que se passait-il ? Voilà qu’une autre bulle-temps venait de se matérialiser devant sa propre bulle-temps. Comment était-ce possible ? A sa connaissance, personne sur Ahrnazbul n’avait de raison d’entreprendre le voyage et de le suivre jusqu’ici. Il était d’ailleurs certain que personne ne l’y avait suivi, car il avait erré au hasard avant de trouver cette planète. Zzi ne comprenait pas. Il allait appeler ses compagnons lorsque son regard fut attiré par une pulsation de lumière brillante qui provenait du cœur de la bulle-temps. Par un heureux hasard, les écrans étaient réglés sur "vision naturelle" au moment où le processus hypnotique des terriens fut déclenché. Et comme les Ahrnazzi n’avaient jamais entendu parler d’hypnose, ils y étaient particulièrement vulnérables.

            Zzi fixait les lumières étincelantes qui tournaient, tournaient, pour finalement se stabiliser en une boule blanc-bleuté agitée de pulsations cycliques. Le schéma se répétait inlassablement toutes les trois minutes. Zzi était véritablement fasciné par le jeu des lumières, toujours identiques et néanmoins toujours changeantes. Il ne pouvait pas savoir que l’ordre dans lequel s’établissait la séquence initiait et déterminait les profonds changements qui étaient à l’œuvre en lui, et que c’était son point de vue qui changeait, s’accordant à la vibration lumineuse, déroulant de nouvelles exigences que son regard projetait sur le monde extérieur. Douze minutes plus tard, le vaisseau n’ayant manifesté aucune intention hostile, on présuma que la pulsation hypnotique avait eu un effet, quel qu’il fut. On envoya alors Piaolian délivrer son message.

            Un peu tremblante mais résolue, elle prit place devant le vaisseau, le vrai, avec le simulacre dans son dos qu’elle devait prendre garde de ne pas toucher, pour ne pas éventer le stratagème. Qu’elle était belle, avec ses cheveux longs relevés en un chignon haut dressé sur la tête, son maquillage discret qui faisait ressortir ses yeux en amande. Ses atours n’étaient pas en reste : Une robe de soie si fine qu’elle semblait animée d’une vie propre sous la caresse légère de la brise nocturne, décorée d’oiseaux aux longs becs effilés et aux pattes démesurées. Les diodes des deux vaisseaux déposaient sur sa peau ivoirine de délicats jeux de lumières et d’ombres colorées. L’effet en était stupéfiant !

Elle sortit ses panneaux, qui consistaient en croquis simplifiés à l’extrême, et représentant d’un côté un alien à la peau noire, puis un terrien tenant la molécule (représentée par des sphères colorées), enfin un alien avec ce qu’on supposait être sa couleur d’origine, une molécule située dans son corps. Bien sûr, on ignorait si les aliens connaissaient les molécules, l’ADN, et les représentations des éléments chimiques propres à la Terre. C’était un pari à tenir, car ils possédaient certainement un ordinateur de bord qui devait en ce moment même traduire les pictogrammes. Une boite ornée du symbole de la molécule était posée sur une tablette à côté de Piaolian.

            Douze minutes s’écoulèrent, puis vingt-quatre. Dans la tente qui abritait le QG de campagne, les officiels commençaient à s’énerver. Ce délai était-il normal ? Le psychologue embarqué comme consultant, un russe spécialisé en thérapie comportementale, assura que les réactions variaient d’un individu à l’autre, parfois dans des proportions sans commune mesure et que, de toute façon, on était en présence d’une forme de vie incompréhensible au fonctionnement inconnu, et que.. euh.. A la vérité, il n’en savait rien.

La petite chinoise, quand à elle, restait impassible, enveloppée d’une aura d’attente frémissante.

A la trente-septième minute, l’un des vaisseaunotes se matérialisa hors du vaisseau, juste devant Piaolian, qui ne put retenir un sursaut. Sans un mot, il désigna la boite. Piaolian hocha la tête, prit la boite et la lui tendit.

            …. Que se passait-il ? Zzi sentait confusément que quelque chose n’allait pas. Il avait tout d’abord eu le réflexe normal de détruire les importuns, mais quelque chose l’avait détourné de cette impulsion. Il tenta de se remémorer ce qui s’était passé. D’abord, la bulle était apparue. Puis, il avait remarqué dans sa structure une lumière étrange qui était animée d’un mouvement irrésistible. Ensuite.. plus rien, jusqu’à ce qu’il aperçoive le petit être lui montrer des graphes simplistes mais parfaitement clairs. Il semblait attendre que Zzi vienne à lui. Il s’était donc déplacé à terre. La boite l’attirait comme un aimant, mais il avait réfréné son impatience et indiqué du geste au petit être - visiblement femelle – qu’il désirait qu’elle la lui présente. La femelle était d’une telle laideur, avec sa peau morte qui n’irradiait rien de gracieux, que Zzi dut faire un effort pour se concentrer sur la boite qu’elle lui tendait. Il nota avec attention la forme carrée, le tissu qui la recouvrait, les pictogrammes imprimés dessus, mais ne semblait toujours pas décidé à la prendre. Piaolian sentit que la décision reposait entre ses seules mains. Trop vite pour que quiconque puisse réagir, elle ouvrit le couvercle, prit une gélule et l’avala. L’alien l’observait avec détachement, visiblement intéressé. Sur la taille de la jeune femme, un bourrelet disgracieux – quoique ténu - se mit à diminuer, puis disparut. De même, la petite tâche de vin qui déparait son cou, à la base de son oreille droite, rapetissa et cessa d’exister. La peau avait retrouvé son aspect lisse, et tout son corps était propre comme un sou neuf. Finies les imperfections, les petits cauchemars qui assaillent la gent féminine quand elle se mire dans la glace. Sarge Clinicot n'en profiterait pas, mais les milliards d’autres oui. Devant leur récepteur, Jub et Jan échangèrent de grands sourires en se serrant victorieusement la main. Ils avaient réussi. Quelle meilleure preuve pouvaient-ils rêver que la démonstration qu’avait faite la petite asiatique devant des milliards d’auditeurs ? Publicité gratuite ! Ils étaient riches !!

Le principe agissait. Zzi en était maintenant convaincu : Il s’empara de la boite.

            A peine eut-il refermé ses doigts dessus que la tentation de l’ouvrir fut presque trop forte pour être ignorée. Il se déplaça donc rapidement vers le vaisseau, en sécurité, pour y découvrir ses compagnons debout, statufiés devant la baie panoramique, absorbés comme il l’avait été par le jeu de lumière tourbillonnante. Il les secoua sans ménagement pour les tirer de leur transe. Hébétés, ils clignaient rapidement des yeux, éprouvant quelque difficulté à reprendre pied dans le monde réel.

            Après quelques instants de flottement, tous trois s’assirent sur le sofa d’herbe vivante qui les massa langoureusement.

            A présent parfaitement détendus, mais toujours sous influence hypnotique, ils pouvaient réfléchir aux implications de la situation. Zzi demanda, dans le langage elliptique propre aux Ahrnazzi.

            « Que pensez-vous ?

            - Rien, répondit Zzal.

            - Je sens confusion et mystère » développa Zaliz.

            Un silence morose s’installa. Chacun des trois ressentait une fureur mêlée d’apathie, ce qui ne laissait pas de les faire s’interroger. Zzi reprit la parole.

            « Bien des mystères demeurent. Toutefois.. Qui essaye ? »

            Les dermes bariolés de ses congénères s’agitèrent convulsivement : Personne ne souhaitait être le cobaye de cette expérience intéressante mais pleine d’inconnues. Pour autant, ce pouvait être du poison, inopérant sur les humains mais dévastateur pour les Ahrnazzi, ou tout autre produit toxique et sans doute mortel. Durant leur longue carrière d’exploiteurs, les Ahrnazzi n’avaient certes pas été confrontés aux concepts de loyauté ou de confiance. Seule la force était digne de foi. La contrainte, et la punition pour ceux qui osaient se rebeller !

            Zzi s’impatientait, maudissant le manque d’enthousiasme de ses assistants. Il ouvrit soudain la boite, examina brièvement les pilules qu’elle contenait et fit son choix en avalant l’une d’elles. Zaliz et Zzal l’observaient, fascinés par son audace. La peau de Zzi se mit bientôt à luire sur deux longueurs d’onde, puis se fixa en une couleur qui, si elle ne lui était pas coutumière, n’en était pas moins splendide. Sa nouvelle teinte, rose opalescent, lui conférait un itzganil unique et intrigant. Au comble de l’envie, les deux se dépêchèrent d’avaler une pilule. Leurs vœux furent enfin exhaucés. Ivres de bonheur, ils s’admiraient les uns les autres, s’exclamant à chaque nouvelle découverte. Il semblait bien que l’on avait là un remède à la terrible maladie qui avait frappé leur race. Après un instant de réflexion, Zzi donna l’ordre au vaisseau de stopper le prélèvement des peaux de leurs.. sauveurs. Il ne ressentait aucune honte, aucun sentiment de gratitude. Il était venu dans un but précis, et ce but étant atteint, il allait pouvoir repartir.

            Mais il avait une dernière chose à faire d’abord.

            Zzi se téléporta devant Piaolian, et produisit un croquis de la boite et des pilules. De nombreuses pilules. Piaolian lui tendit en retour la formule de la molécule, ainsi que la description imagée des éléments naturels dont étaient issus les produits qui la constituaient. Zzi tendait la main pour la prendre quand son geste se figea. Un changement s’opérait chez la créature. Elle se transformait en quelque chose de merveilleux : Le papillon émergeait de la chrysalide. Si on aurait pu auparavant dire de la jeune femme qu’elle était splendide, les mots manquaient maintenant pour décrire l’aura qui l’entourait, conférant à sa fragile apparence une dimension supplémentaire qui rendait sa beauté douloureuse à regarder.

Le cerveau humain n’était pas préparé à des visions aussi élevées. Il faudrait un certain temps avant qu’il procède aux ajustements nécessaires. D’autant que, sous la tente du QG, le phénomène touchait peu à peu les hommes qui y étaient rassemblés. Des cris de stupéfaction retentissaient un peu partout, alors qu’on découvrait qu’on n’était pas le seul à avoir changé. Tout le monde changeait, et le Monde changerait aussi. Bientôt.

            Zzi assista à l’avènement du nouvel ordre. Il comprit intuitivement qu’une chose fondamentale se déroulait, qui changerait pour toujours les rapports que les Ahrnazzi, les êtres qui se croyaient supérieurs, entretenaient avec les autres races du Cosmos. Un peu abattu, l’ancien multi-souverain se dirigea vers son vaisseau, et se matérialisa dans la salle de pilotage. Zzal et Zaliz l’y attendaient, quelques peu défaits eux aussi. Le malaise était palpable. Il faudrait du temps pour qu’ils se fassent à l’idée d’égalité, ce nouveau concept qui leur était totalement étranger.

            Sur Ahrnazbul, l’onde porteuse revint après avoir bouclé son tour de la Galaxie. Az-Zzazil nota le fait et le chiffre des planètes touchées : Quatre cent sept billiards d’individus. Ca ferait autant de lieux à découvrir dans le futur, autant d’amitiés à nouer. Car maintenant que tous les êtres étaient frères, bien des barrières allaient tomber. Personne ne pourrait plus se prévaloir d’être supérieur à quiconque, puisqu’ils étaient désormais tous également beaux.

            Az-Zzazil était envahi de plénitude assorti d’un soupçon de tristesse : Ce nouvel âge se ferait sans lui. Il avait fait son temps. L’ère qui se profilait appartenait aux jeunes générations. La Brûleuse pouvait venir le prendre : Il avait rempli sa tâche.

            C’est d’un pas las mais le cœur léger qu’il regagna sa demeure pour l’y attendre. Elle ne tarda pas à l’y rejoindre, la ponctualité n’étant pas la moindre de ses qualités. C’est donc seul que s’éteignit celui qui avait réuni tous les autres.

UN NOUVEAU DEPART

            Marcus regardait sa fille comme s’il ne l’avait jamais vue. C’était pourtant le même petit bout de chou qui faisait fondre son cœur. Mais comme elle était belle ! La moindre parcelle de son être menu irradiait la vitalité. Comment se faisait-il qu’il ne l’ait jamais remarqué auparavant ? Non, c’était faux. Il l’avait toujours admirée, pour la douceur de sa peau, le soyeux de ses cheveux, la grâce de ses mouvements. Tout cela existait encore, mais était enveloppé d’une extension extraordinaire. Sa femme aussi, était plus.. plus.. Ah, bah ! Il faudrait sans doute inventer de nouveaux vocables pour décrire ces attributs inconnus. Et pourquoi pas….

            Ailleurs, dans une dimension inconcevable, les Très-Hauts étaient satisfaits. Les événements se déroulaient selon un angle propice. Les Ahrnazzi s’étaient égaré un temps, mais les peuples de cette galaxie n'avaient plus besoin d'eux désormais. Ni de leur contrôle, ni de leurs conseils. Cette portion d’espace-temps était parvenue à maturité. Ils tournèrent leur attention vers un autre Univers, un autre défi.

Et c’est le cœur gonflé d’une fébrilité anticipative qu’ils s’élancèrent ailleurs.

   Leur départ passa totalement inaperçu.                                                                                                                          

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