Histoire vraie et exhaustive sur rien en terre bretonne

blanzat

Je voudrais rendre hommage à Michel Lebris, disparu cette semaine. En attendant j'exhume de mes tiroirs ce texte rédigé en rentrant du festival Etonnants Voyageurs en 2004.
Vendredi 28 mai 2004 C’était à Saint Malo, au festival Étonnants Voyageurs, quinzième édition du salon international du livre. Invitée cette année : la littérature caraïbe. Haïti. Les précipitations inondationnaires semblaient avoir traversé l’Atlantique et pour venir fouetter la grève. Les remparts. J’étais arrivé la veille du fin fond du Nord Ouest Yvelinois, seul dans le gris métallisé de ma 205 usée. Je m’étais arrêté à Saint Méloir des Ondes, dans un bar PMU face à l’église en rénovation. A bien regarder les murs, il semblait que les joueurs de Rapido empochaient 10 000 € au moins une fois par mois. Un vieil habitué consultait le journal hippique : « c’est que des filles qui courent ? Ah bah ça va être du propre ! » Je remarquai également que la mythique Bande à Basile, sur laquelle mes morts ont tapé des mains dans les chenilles de mon passé, se produirait au village dans quelques semaines. Je devais retrouver Céline Lefour, jeune demoiselle contactée deux semaines auparavant sur le Yahoo! groupe « groupededingues », pas passionnant jusqu’ici. Première péripétie m’obligeant à employer l’artifice du présent de narration : je l’appelle, elle est à Angers, elle fait des dossiers, je suis à la rue. Je me rendis donc à Saint Malo. Les remparts. Jeu de regards viriles pour obtenir une place sur le parking du bassin Vauban. Je déambulais quelque temps avant de faire l’acquisition, chez un bouquiniste, de La fée des grèves de Paul Féval, où il est question de chevaliers et de douces jeunes filles cavalant entre Saint Malo et Tombelène. La mairie. Une vieille secrétaire descendant des Korrigans m’indiqua une auberge de jeunesse extra muros. L’auberge m’accepta pour la nuit, le reste du week-end était complet ainsi que pour tout établissement hôtelier à cinquante kilomètres à la ronde. Après une partie de basket éreintante avec un saisonnier du nom de Gérard, je me retrouvais comme un vieux cheval fourbu dans ma chambre quand un australien nommé Adam, avocat à Sydney, vint partager mon logis. Nous bûmes le Picon de l’amitié sans frontière au Cutty Sark Pub Karaoké intra muros. Mon accent de vache limousine me permit de deviser avec lui sur la philosophie, Derrida, Nietzsche, Foucault, Descartes. Ouais ! J’appris aussi et surtout que la bière Foster n’était pas du tout appréciée en Australie. Nul houblon n’est prophète en son pays. Il apprit également comment se disait another one : « la p’tite sœur. » Samedi 29 mai 2004 Je quittai Adam le lendemain à la gare de Saint Malo extra muros où il embarquait dans un TER. Direction le Mont Saint Michel. Seul à nouveau. Conférence à 10h30 au cinéma l’Amiral. Le vent de la flibuste. Une jolie jeune fille en simili Converses blanches avait attiré mon regard depuis la file d’attente de la billetterie. Mignonne petite brune aux taches de rousseur évanouissantes et légère cicatrice au coin droit du menton. Les cheveux pour-le-vent comme l’homme d’Heidegger est pour-la-mort. Je jouais aux dérobées oculaires qui précédèrent il y a longtemps mon rapprochement avec Zouz le bien nommé, resté au Noy dans ses révisions de partiels. Tout le monde révisait ses partiels. Sauf nous. Je m’invitai à côté d’elle sur la plage, face au fort national. Les remparts. Nous bûmes le café de l’amitié trans-régionale à la terrasse de l’Univers. J’osais enfin rompre ma timidité procrastinationnelle, je sentais repousser mon pouce tronqué de poltron. On ne peut pas traiter les gens comme du gibier qu’on approcherait à l’affût avant d’engager une lutte au corps à corps. Le propre de l’homme est qu’on peut le rencontrer sans défiance, qu’il n’est pas nécessaire de se renifler l’arrière-train pour s’évaluer. Néanmoins, il faut avouer que je ne me serais pas assis près d’une personne sans charme. Nous sympathisâmes tout en faisant connaissance. Cette phrase peut paraître tautologique mais elle résume assez bien la subtilité des choses. Elle était formatrice en Management à Rennes, métier familial. Je peinais à lui avouer mon travail de comptable : je savais qu’elle cotisait pour sa retraite à la CIPAV, et que si elle ne payait pas je recevrais tôt ou tard ses majorations de retard. Je préférais lui indiquer les ouvrages de référence sur la piraterie : Lapouge, Exmellin, Defoe… Nous allâmes défiler devant les stands de bouquins et les auteurs en promo, à l’affût, le sourire figé, le stylo à la main. Elle acheta sur mon conseil les mémoires de Trelawney, gentilhomme corsaire. Malgré moi, nous dérivâmes sur le Jamais-Jamais de Peter Pan et je l’inondais de considérations expertes et désordonnées. Je parvins à contrôler mon enthousiasme sur le sujet, sans quoi je l’entretiendrais encore des luttes éternelles qui m’assaillent. Comme un guerrier (je vous laisse réfléchir au jeu de mot, il vaut le coup). C’est ainsi que nous arrivâmes dans la salle jeunesse, devant l’École des loisirs où je me pris à la parler de Yak Rivais, que j’avais étudié au collège. C’est ici que le second temps fort de la journée survient, avec son lot de ruptures de conjugaisons : Yak Rivais himself, en costume bleu avec une cravate jaune et le diable de Tasmanie dessus, se dresse derrière un empilement de contes fantastiques. Joie. Dédicace immédiate de son ouvrage sur l’humour noir dans les arts plastiques. Ma jeune acolyte se fait autographier le chef d’œuvre du maître, du moins le seul que nous ayons lu : Impossible ! J’apprends alors qu’elle s’appelle Céline. Elle apprend que je m’appelle Bruno. C’est toujours délicat ce genre de situations. On ne pense pas à ça, je suis toujours surpris. J’appris plus loin qu’elle avait 28 ans, que ma jeune acolyte à la voix de petite fille et si fraîche était de cinq ans mon aînée. Et alors ? Bah rien. Nous nous séparâmes devant le palais du grand large, échangeant nos numéros de portables et nous donnant rendez-vous le lendemain à 13h30. J’échouai alors chez Lapouge himself, rendant hommage à Jacques Meunier en compagnie de Le Bris et Lacarrière. Raz de marée d’anecdotes et de citations : « Y a t-il des arbres à pain aux îles Sandwiches ? » « Les geais, les perroquets de la Creuse. » « Il vaut mieux être un spéléologue sans grotte qu’un homme sans profondeur. » Je notais tout cela avidement ainsi que les proverbes du bac de distributeur de boissons transformé en distributeur de livres avec des histoires de salle de bain et de dentifrice « Chicodor » : « En juillet, mets ton gilet. » « Qui dort dort. » « Qui veut du flan ? » « Plus tu en as, plus tu en as. » Puis Saint Malo intra muros. Les remparts. La rue Sainte Barbe, un bar : « le café du coin d’en bas de la rue du bout de la ville d’en face du port » (sic). Véritable capharnaüm de poupées vieilles comme mes slips, de boîtes de métal piquées par l’oxydation du temps et de cendriers Raphaël. Un albatros taxidermisé pendu au plafond. Des balançoires au comptoir pour s’asseoir, Sanseverino et Jeanne Cherhal en fond sonore. Je m’ébaubissais devant ces tabourets suspendus et oscillants pour piliers déjà bancals, quand mon voisin de droite m’interrogea sur le tampon « EV » qui ornait le plat de ma dextre main. Oui, je suis là pour Étonnants Voyageurs, oui, je suis un parigot. Et lui ? Hervé Jubert, auteur de polars fantastiques exilé dans le Tarn et invité du festival. Mazette. Re prise de connaissance où j’appris qu’on fait de nouveaux mots avec des anciens sans le savoir. Il écrivait pour les enfants mais son public était principalement constitué d’« adulescents », selon ses dires. Avant de comprendre qu’il s’agissait d’un néologisme hybridant « adulte » et « adolescent », j’embrayais déjà sur la tranche d’âge 20-30 des Romains de la bonne époque. Non me dit-il, il était plutôt question des 15-40 de maintenant jouant pendant toutes ces années aux jeux de rôles et se matant des Goldorak jusqu’à la nausée. Il y avait donc une continuité semi-générationnelle que j’ignorais et qui ne reposait pas sur de multiples crises existentielles et virages à 90° auxquels mes schémas de pensée s’étaient préparés, mais sur une succession de bitures et de soirées entre amis sans queue ni tête. Big Bang en moi-même. Il m’offrit une seconde Pelforth blonde que je refusai poliment. Je le quittai plein de cœur et d’entrain d’une poignée virile. Direction l’Amiral, extra muros, projection de l’Île de Black Mor. Jolie histoire d’apprenti pirate où l’on vit un p’tit moine (sic) ôter son marcel et dévoiler une poitrine de jeune fille. Les enfants dans la salle retinrent leur souffle et mirent un pied dans l’ère des pré pubères. Retour à Saint Malo. Les remparts. Le fort national dans un couché de soleil ennuagé. Nouvelle halte au « bistroquet gaullois familial et convivial, interdit aux cons, là où qu’on boit, qu’on chante et qu’on guinche avec tous les aminches » (sic). Sanseverino tourne encore, le disque hoquette sur la cigarette. Puis mon dernier asile : la banquette arrière de mon humble 205 gris métallisé. La langueur poétique d’une demie lune ennuagée au-dessus de la ville ne secoura point mon inconfort, tant mes articulations éprouvaient le réduit de mon refuge motorisé. Dimanche 30 mai 2004 Réveil vibreur de Loïc l’Auguste à 9h. J’essuyai grossièrement la buée ruisselante de mon sommeil sur le pare-brise et quittai le port en direction de Paramé, l’auberge de jeunesse. Douche clandestine où je rencontrai un gros homme bavard qui m’accompagna à Saint Malo et m’indiqua un passage oublié qui me permit de me garer juste derrière les tentes du festival. J’étais donc en compagnie de Daniel, employé du Trésor Public de Quimper, pique-assiette à la cool qui n’empruntait que les portes de service pour dîner à la table des célébrités de la région dans les plus grands hôtels et restaurants. Nous fumâmes le cigare des resquilleurs sans barrières et bûmes un café dans un bar PMU de Saint Malo intra muros. Les remparts. Discussion à bâtons rompus sur ses roublardises et mai 68. je l’abandonnai devant le Magic Mirror où je retrouvai Hervé Jubert, me lançant une œillade tandis que l’animation toujours parfaite de Rachid Oujdi était quelque peu chamboulée. Le pauvre ne se sentait pas compétent sur la SF et l’Heroic Fantasy : « pour tout vous dire, le bateau coule, nous avons les pieds dans l’eau. » Après un tour de table orchestré par Jean Luc Fromental et la traduction au pied levé par une spectatrice des propos d’un auteur allemand, j’appris de mon voisin de zinc de la veille ce qu’était le « steampunk » : du Jules Verne un peu trash, des histoires de l’Angleterre victorienne avec Jack the Ripper, Mr Hyde, entre autres, et une débauche de machines à vapeur et à ressors préfigurant les panoplies de super-héros des temps modernes. Bref, il me suffisait de me remémorer le visionnage récent de La ligue des gentlemen extraordinaires et de Van Helsing pour m’en faire une idée nette. Je rejoignis ensuite Céline, sur la plage. Les remparts. Nous bûmes un café en terrasse, passage de la Grande Hermine. Après-midi léger, conversations sans heurts sur les livres, Proust, l’impressionnisme, le romantisme, les ponts entre les arts, les bouquets décatis de mes galas éphémères à mesure que ma parenthèse malouine s’achevait. Tentatives d’effraction peu efficaces au théâtre Chateaubriand, les stands où elle me félicita pour mon achat de l’avant-veille, La fée des grèves (je lui signalai néanmoins mon désappointement en découvrant qu’un personnage était le frère Bruno, demi-moine rondouillard et sans finesse, décidément trop bavard), puis conférence sur l’autre Europe au Palais du Grand Large. La journée s’achève, un dernier tour intra muros. Les remparts. Un dernier verre au « café du coin d’en bas de la rue du bout de la ville d’en face du port » (sic). Lecture publique d’un bouquin de Picouly par une dame en demi-lune. Je croise une dernière fois mon grand ami Hervé, je lui dis qu’on ne se reverra pas, il balance sa main derrière son épaule. Le temps s’allonge, je reconduis Céline chez elle, à Rennes, elle m’invite à manger des pâtes au saumon dans son appartement en attente de canapé, je joue Big Yellow Taxi et ma version bovine de l’Hélène de Roch Voisine à la guitare. Je fais la connaissance de Denise, félin d’intérieur qui eut le bon goût de ne pas manger de perroquet comme le chat de Sfar, communiquant avec sa maîtresse par des regards sans commentaires. C’est dans l’espace de ces trois journées que je retrouve la liberté que je cherchais en capitale. C’est dans le paisible appartement de Céline que ma pensée s’abîme dans mes vieilles aspirations de vie rangée et curieuse. Nous nous quittons une dernière fois sur le pas de sa porte, je n’ose lui dire que je viens de laisser un lambeau de moi-même dans les plis de son environnement. Ou peut-être est-ce moi qui emporte quelque chose ? Oui, l’orientation, la direction à suivre pour rentrer chez soi. Les couleurs diluées, le cœur diffus. Rennes, Le Mans, Chartres, Rambouillet, Noy. Je ne suis pas encore arrivé. Epilogue Mes faibles anticipations m’avaient fait entrevoir la réalisation de quelques idéaux cinématographiques. Je m’étais vu jouer Western, Ceux qui m’aiment prendront le train, puis la Peau douce, Conte d’Été, et enfin Lost in Translation (la BO m’a terriblement manqué sur le chemin de retour). Je n’ai fait que vivre et respirer librement pendant trois jours, les flots de mots qui m’habitaient ne se sont pas tous déversés, mais d’autres sont venus, l’idée que la liberté n’est pas à Paris ou à Saint Malo, mais partout où les frontières du quotidien disparaissent. Partout où le passé ne compte plus ni les tracas des échéances mais l’élan vers les autres, sans préjugé ni arrière-pensée. Je n’ai rien à regretter, pourtant je suis rentré depuis à peine 24h et je suis triste. Il y a cette idée douce amère que cette percée de bonheur dans les soucis et les illusions, ce bref retour à l’innocence pourrait se prolonger, mais l’Ennui est indolore. Tout sera vite effacé. C’est pourquoi j’ai écrit tout ça. Ce fut mon premier récit de voyage. Perec classait admirablement, j’essaye modestement de ne pas figer les choses dans un album photo glacé mais de reprendre le dessus sur mes sentiments et voir où ils m’ont mené, et tant pis si d’autres souvenirs me reviennent dans l’escalier. La seule chose à retenir de mes pérégrinations en Ille & Vilaine est cet état de fait imprévu : je n’ai jamais mis les pieds sur les remparts.
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