HISTOIRES DINDE
Alicia Roda
Alicia RODA
22 avenue Belvédère
93310 Le Pré St Gervais
06 64 31 24 21
aliciaroda@yahoo.fr
Juin 2011
HISTOIRES DINDE
PORTRAIT DE FEMME SOUS PRESSION
L’Enfant des Sables viendra-t-elle un jour ?
Miranda débarquait en Inde, tassée sous les appréhensions muettes. C’était sa première fois, et elle avait longtemps attendu avant de se sentir prête. De toute façon, beaucoup de gens l’avaient prévenue en raison de son soi-disant tempérament : « ce n’était pas un pays pour elle ». On l’avait bien mise en garde : elle s’énerverait à chaque pas, elle ne supporterait pas le grand chaos ambiant, les regards brûlants, les asphyxiantes sollicitations. Elle avait donc attendu, attendu de se sentir mûre. A son âge, ce qu’elle considérait « son grand âge », elle ne l’était toujours pas, ne le serait sûrement jamais, elle présentait même depuis peu quelques signes de fragilité mentale, du moins nerveuse. De pessimisme mêlé d’angoisse, pour le dire dans la même langue que ses détracteurs. De violence intempestive, qui la faisait s’en prendre physiquement à quidams ou êtres aimés. Quoiqu’il en soit, elle avait l’intuition que son mal de vivre irait probablement en s’empirant. Il lui fallait découvrir l’extravagance de l’Inde avant qu’on ne l’enfermât à Shutter Island ou à Sainte Anne. Elle acquit donc son billet d’avion.
On lui décrivit les affres du paludisme, l’encéphalie japonaise, la typhoïde, la fièvre jaune, le tétanos. On la mit en garde contre les dangers d’une femme, intellectuelloïde, dépressive, inutile et de quarante ans, voyageant seule. Contre sa propre insuffisance. C’est vrai qu’elle l’était. Insuffisante. Néanmoins, elle y parvint, à prendre son avion de 5 heures du matin, et même à faire convenablement une escale de huit heures à Bombay en compagnie d’hommes d’affaires malaisiens. Elle réussit à changer ses devises à un taux peu avantageux à un employé qui dormait par terre derrière le comptoir du bureau de change, à s’acheter des samousas trop épicés qui lui ballonnèrent le ventre et à s’interposer avant que son sac ne soit enregistré avec ceux d’un groupe de voyageurs iraniens. Elle arriva même à bon port avec la compagnie aérienne Kingfisher, l’empire indien de la bière et de l’eau minérale.
A l’aéroport de Goa, à cinq heures du matin, elle commença à chercher des yeux le chauffeur de taxi censé l’attendre. Des dizaines d’autres chauffeurs l’alpaguèrent sans ménagement, et elle commença à comprendre pourquoi on lui avait déconseillé l’Inde. Le monde allait l’engloutir pour toujours Elle ravala son angoisse et posa enfin les yeux sur un homme perdu, qui tournait inefficacement dans le hall, les yeux rivés sur le sol ; il portait une pancarte manuscrite, et Miranda dut lui courir après : « mister, mister, I think you are looking for me. » Le chauffeur bredouilla, et la fit monter dans son taxi garé dans une sorte de parking éventré. Il portait le costume typique du chauffeur indien, soit une chemise et un pantalon blancs, sales et froissés. Il avait l’air ahuri, sûrement à cause de l’heure matinale à laquelle il avait dû se lever pour rejoindre l’aéroport de Goa, à plus de trois heures de chez lui. Il aida Miranda à s’installer dans le taxi, et les voilà partis tout au bout de l’enfer. Démarrage en trombe, histoire de secouer les esprits peu matinaux. Miranda, le nez collé à la vitre, contemplait pour la première fois les paysages indiens. Une grande ville faite de bâtisses modernes et sans charme, des longues routes de campagne à la terre quasi rouge, des églises catholiques luminescentes à profusion, des écolières aux tresses bien tirées, des écoliers en uniforme couvrant de longues distances à pied pour être à l’heure à l’école. Et aussi des vieilles femmes en sari transportant de l’eau dans des bidons rouillés, des marchands poussant des charrettes chargées de bananes, des hommes conduisant de vieilles mobylettes débordantes d’éventails et de paquets de pâtes. Comme le jour commence tôt ici, comme les gens travaillent ! Alors que moi, l’écrivaillonne qui ne connaît pas le matin, que le dégoût des heures qui n’en finissent pas de finir… Moi, dont ma vie est un marasme. Je suis à bout, je suis à bout, je… Miranda se remplit les prunelles de ce monde imaginaire. De ce monde différent. Elle essaya de marquer ces images pleines de vie dans sa mémoire d’Occidentale en fin de parcours. Cependant le chauffeur ne lui en laissa guère le temps. Non, car il fonçait à toute allure avec son vieux tacot. Il soulevait ainsi la poussière rouge des chemins. Il voulait sûrement rattraper le temps qu’il avait perdu. Il ne cessait de grommeler que pour 2000 roupies, ça ne valait pas le coup, que c’était la dernière fois qu’il venait à l’aéroport, et ainsi de suite.
Sa passagère, pourtant techniquement inexperte, remarqua que l’aiguille du carburant frisait le rouge depuis qu’elle était montée dans la voiture. Mais elle n’en souffla mot, car le chauffeur conduisait d’une main de maître, évitant à toute allure les vieilles femmes portant des fardeaux, les auto-rickshaws, les paysans, les charrettes, tout sauf les vaches. Ah, les vaches, c’est sacré. Dès qu’une vache efflanquée traverse indolemment la rue, tout s’arrête en Inde, le chauffeur de taxi en particulier. Et des vaches seules, il y en a des flopées. Ce qui signifie autant de redémarrages forcenés. Au gré de la route, l’aiguille du carburant s’était confortablement installée dans le rouge flamboyant. Miranda le voyait, le chauffeur le voyait, mais tous deux faisaient mine de l’ignorer. Enfin, ils arrivèrent ventre à terre à une station-service. Quel soulagement. Mais un petit employé surgit en faisant des signes appuyés des mains, des pieds et de la tête : « comment ça, non ? » « Non. » « Non, vraiment non ? » « Non, je te dis non, y’a plus une goutte de carburant dans toute la station ».
Le verdict les avait assommés : il restait encore deux heures de trajet et plus une once de carburant. Le chauffeur se voulait rassurant, il maîtrisait la situation, affirmait-il, mais il avait pâli. Miranda avait déjà tout compris du système indien, voilà une affirmation qui sonne prétentieuse, mais pourtant... Ce qu’elle avait compris en tout cas, c’est qu’ils ne trouveraient pas de carburant avant une autre heure ; ces équipements modernes, communément appelés stations-essence, il n’y en avait pas tant que ça, dans cette contrée. La traversée continua donc, et le chauffeur roulait de plus en plus vite, si cela était encore possible. Il est déchaîné. Il klaxonnait chaque fois qu’il allait doubler quelqu’un, c’est-à-dire à tout bout de champ. Ces coups de klaxons stridents étaient fort désagréables pour les oreilles fatiguées de Miranda. - Une Miranda à la recherche de, de quelque chose de nouveau, quelque chose qui la sauverait, quelque chose qui remplirait son âme : mais quoi donc ? – En réalité, ces coups de klaxon font partie de la culture locale. De la conduite à l’indienne. Le klaxon est même obligatoire. Le chauffeur y allait donc à tout va, et dépensait tout son reste de carburant à rouler comme le vent. Si bien qu’il ne parvint justement pas à la deuxième station essence qu’il visait. Il tomba en panne sèche en haut d’une côte. Le coup de la panne, quoi.
Miranda avait la pétoche, mais ne voulait pas que ça se voie. Le chauffeur avait les chocottes, mais il ne voulait pas que ça se voie. Il ronchonnait quelques mots en indien. Il sortit précipitamment du taxi et se mit à faire du stop en agitant au milieu de la route deux grandes bouteilles en plastique, tel un épouvantail en transe. Quelques voitures s’arrêtèrent, mais repartirent de suite. Puis enfin, voilà le chauffeur parti en amazone et sans casque sur une mobylette inconnue, ses bouteilles au vent et sans un geste d’adieu.
Miranda se retrouva seule dans le taxi. Elle aurait voulu prendre l’air, mais eut vite fait de s’apercevoir qu’elle était bloquée, car il avait fermé les portières de l’extérieur. Et si le tout était un traquenard mis en scène ? Elle ouvrit un peu la fenêtre de la voiture, et se dit qu’elle pourrait essayer de sortir par là. Au moins elle n’exposerait pas sa vie. Car la voiture était garée en plein milieu de la route, pas même sur le côté, et que les pauvres véhicules qui déboulaient en haut de la pente s’étaient mis à klaxonner de frayeur. Mais Miranda commençait déjà à s’imprégner de la sagesse indienne. Qui vivra verra, ou autres préceptes du genre. Au lieu de s’avaler un demi-Lexomil, elle préféra s’allonger très calmement sur la banquette arrière et dormir. Ou tenter de. Elle entendait des bruissements. Des mugissements. Des hululements. Mais elle s’apaisa profondément. Elle ! Oui, elle, que tous ses Ex avaient traitée d’hystérique et/ou de folle et quittée dans des scènes d’une violence qui soi-disant sied mal aux femmes. Quand elle rouvrit les yeux au bout de 750 secondes, le ciel noir s’éclairait peu à peu au-dessus d’elle. De grandes feuilles aux formes étranges la protégeaient. Une divine voûte sombre. Un jardin tropical était là. Là. Pour elle et malgré tout. Le temps passa, peut-être encore trois quarts d’heure. Si elle devait mourir, ainsi fut-il, puisqu’elle ne tenait pas tant que cela à la vie. Non. L’Inde lui avait appris dans ce taxi, cette chose essentielle : préparer calmement sa propre mort. L’Inde lui avait appris à mourir.
Déjà ?
La portière s’ouvrit d’un coup sec, le chauffeur chauffard était revenu. Miranda le rassura d’un sourire doux et silencieux. Il versa le contenu de sa bouteille de 1,5 litres dans la voiture. Il essaya de démarrer, rien, rien qu’une épaisse fumée sous le capot. Nerveusement, il se mit à examiner le moteur, puis entre redémarrages et farfouillages, les voilà enfin repartis jusqu’à la station suivante : « L’Essence Promise ». L’allure n’était pas moins vive, et les chemins de terre beaucoup plus sauvages : bossus et tortueux. Miranda s’accrochait pour ne pas tomber. Pourtant, le paysage défilait dans un silence beaucoup plus apaisé. Au détour d’un tournant pris à toute vitesse, le pauvre chauffard sourit à Miranda : « Vous savez, c’est grâce à vous. Votre calme consolateur m’a aidé. Vous avez un bon karma, madame ».
- Me, Sir ? It’s the first time I am told something like this ! Would that mean the beginning of a new… ?
Ouille !
PORTRAIT DE FILLE ENCARCANNEE
L’Enfant des Sables viendra-t-il un jour ?
Carine distillait du non-amour. On ne pouvait pas la fréquenter sans se sentir mal à l’aise. Des montagnes d’a priori qu’elle avait sur tout, des milliers de petits nœuds intérieurs ; de cet embrouillamini émanait une tension créatrice de vide autour d’elle.
Carine n’était pas méchante. Simplement, elle vivait dans un carcan qu’elle s’était elle-même créé. Elle avait lu des monceaux de livres américains sur le développement personnel, et tout ce qui ne correspondait pas à ces schémas tout tracés de bien-être, lui était suspect. Tout ce qui débordait était systématiquement écarté, tout ce qui riait, imaginait, criait, violentait, mauvaishumourait.
Carine, comme de bien entendu, ne fumait pas, et elle avait raison. Elle ne buvait pas non plus, et on ne pouvait pas l’en blâmer. Mais elle ne copulait pas non plus, et cela se ressentait pesamment. Après le coûteux travail sur elle-même qu’elle avait cru bon d’effectuer à grand renfort de psys, de relaxation et de médecines douces, elle se refusait à toute démonstration d’émotion, afin de ne pas s’abîmer en dedans. Elle ne tourbillonnait donc pas, ne courait pas, elle était l’incarnation de la mesure bien-pensante et ennuyeuse.
« Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre (…)
je hais le mouvement qui déplace les lignes
et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études. »
… aurait réécrit Charles Baudelaire s’il l’avait connue.
Carine se tenait toujours trop droite. En plein soleil indien, elle portait un petit col bien repassé. Elle attachait ses cheveux en un chignon qu’elle tartinait de coûteuses crèmes phytopharmaceutiques. Des ongles limés, un tempérament en apparence bien équilibré. Une sorte de tempérance construite de toutes pièces, sûrement un rempart contre ses démons intérieurs, qui devaient être ombrageux, mais domestiqués à coups de trique.
Mais ce qui était le plus insupportable, c’était sa voix, si douce, si posée. Faussement posée, faussement aiguë : dissonante, discordante, agressive pour une oreille sensible en recherche de sincérité. Elle hérissait le poil à chaque syllabe, sa voix. On avait l’impression qu’elle mentait constamment, qu’elle cachait, louvoyait courtoisement, afin d’obtenir, obtenir et encore obtenir. En fait voilà, ce qui était terrible dans sa voix, c’est que ce n’était pas sa voix. On se rendait compte qu’elle n’en pensait pas moins, que derrière cette surface glacée et polie, se cachaient des affres de haine et de mépris. Ou peut-être nous trompions-nous ?
Sauf qu’un jour, Carine dansa devant nous tous. Elle dansa ! Et ce jour-là, nous avons eu la preuve qu’elle avait toujours menti. Au début, sa danse était fidèle à ce que l’on aurait attendu d’elle. Et puis, sous les injonctions, elle commença à se déchaîner. Il se dégageait une telle force, une telle sensualité d’elle ! une brutalité barbare, même. Sa peu noire reluisait, ses dents blanches étaient acérées, chacun de ses muscles bandés était une invitation au combat ou à la débauche, ses hanches, ses yeux globuleux fulminaient, ses seins tendus étaient... les mots manquent. C’était tellement sexuel que nous en étions mouillées et gênées.
C’était sûrement pour oublier cette aptitude à la transe qu’elle s’était auto-encarcannée. Pour faire oublier ses origines antillaises.
Pourtant, son corps pointilleux n’avait pas oublié, lui, cette aptitude originelle et primitive pour la transe. Son estomac, par exemple, ne supportait pas grand chose, il picorait aux repas à peine quelques bouchées ; mais ce qu’il ne supportait vraiment pas, c’étaient tous les fruits non-tropicaux : les poires, les pommes, les raisins, les mandarines lui révulsaient les yeux, triplaient son œsophage. En revanche les bananes, les goyaves, les mangues passaient sans problème. Oui, Carine était en secret d’elle-même, profondément attachée aux valeurs tropicales.
Notre objet d’études s’était donc construite sur des forces contradictoires. D’une part, sa bouillonnance antillaise, d’autre part, sa rigidité petite-bourgeoise. Elle s’était vaillamment construit son édifice et en avait peinturluré la façade en trompe l’œil de marbre. Vu la souffrance que cela lui avait coûté, elle fuyait tout élément perturbateur capable d’ébranler son mur. Initialement elle avait cédé à son Elle premier, et avait voulu être comédienne. Mais elle n’avait pas réussi, vu la difficulté de la chose, d’autant plus quand on est femme et noire. Et puis la vie de bohème, ça n’était pas vraiment pour elle. Le compromis qu’elle avait trouvé entre son Elle et son Elle, ses deux Elles, ses Ailes volant dans des directions opposées, c’était de devenir formatrice en entreprise. « Formatrice en communication » - basée sur des exercices théâtraux à la con, sur la détente, l’adresse à l’autre, la communication non-verbale, les improvisations, les exercices d’écriture et surtout sur des mises en situation. Carine travaillait à civiliser les vigiles des supermarchés Carrefour de la France entière. « Quelle abjection de boulot », avions-nous toutes pensé. La petite soldate black venait expliquer aux mastodontes de la sécurité qu’il ne fallait pas traîner par les cheveux les clientes hystériques (les Miranda) sous prétexte qu’elles avaient commis un larcin, car lesdites clientes pouvaient hurler au viol dans le supermarché, et que l’image de la marque de l’entreprise en pâtirait. Or, ils ne voulaient certainement pas mettre à mal l’image de marque de Carrefour, n’est-ce pas ? Quel métier répugnant ! Quelle connasse celle-là ! Comme nous la haïssions, cette Encarcannée !
Elle aussi, comme Miranda, avait connu une arrivée en Inde assez folklorique. Elle aussi avait connu des démêlés avec un chauffeur de taxi. En arrivant en Inde, la vierge noire, j’ai nommé Carine C., avait subi quelques désagréments. Elle si prude, si parfaite. Elle avait longtemps hésité à venir, et puis, plusieurs des formations qu’elle devait prodiguer s’étant annulées, elle avait fini par prendre son billet. Elle avait acheté une valise à roulettes – certainement pas un sac de randonnée – qu’elle avait bourrée de vêtements repassés et de livres mystico-de-grande-surface. Elle avait l’habitude de voyager seule, dans le cadre de sa profession. Ceci dit, cette fois, une peur panique l’avait envahie. L’Inde brouillait ses pistes, elle savait que cela ne serait pas un terrain balisé, elle savait que ce pays pouvait faire sauter d’un coup sa valve de sécurité. Elle se sentait démunie. Elle serrait ses devises dans sa petite culotte et avait peur constamment de se piquer avec l’épingle à nourrice qui les maintenait en place. Elle ne parvenait pas à dormir dans l’avion et n’osait pas demander à l’hôtesse de l’air une mignonnette de Baileys pour se tranquilliser. Elle était coincée en plein milieu de l’avion, entre une sorte d’émir grossier à droite, et un homme d’affaires vulgaire, à gauche. Ceux-là, c’est sûr, n’avaient pas dû lire d’ouvrages de développement personnel. Son avion passait par l’Arabie Saoudite, à moins que ce ne fût par le Qatar, enfin par ces pays qu’on craint de mentionner. On croit juste que leurs routes sont pavées de diamants et que leurs femmes arborent alternativement des tchadors noirs ou des robes Gucci dernier cri. Malgré la richesse de ces pays, la compagnie aérienne avait quelques soucis techniques, et l’avion avait pris deux, puis trois heures de retard. Décidément, ce petit Baileys l’aurait bien aidée. Carine, le dos raide contre son siège, écoutait de la musique relaxante sur l’une des chaînes de la compagnie aérienne ; mais le florilège de notes était périodiquement interrompu par des annonces en arabe informant les émirs de l’avancée de l’avion. Si le visage de Carine exprimait un calme olympien, son siège n’en était pas moins humide. Son dos l’avait trahie, une fois de plus. Il avait subi des fuites nerveuses qui avaient trempé le siège. Elle n’osait plus s’en décoller de peur que quelqu’un ne s’en aperçût.
L’avion saoudien s’était enfin posé à Mumbay, mais il avait trois heures et demie de retard et Carine risquait fort de rater sa correspondance pour Goa. Comment allait-elle faire ? Pourquoi diable était-elle seule, encore seule ? Il fallait se ressaisir, il fallait assurer, toujours assurer, montrer qu’on est calme, capable et aussi forte qu’un homme, sinon plus… sinon on perd la face. Petit rappel des titres : Carine est formatrice en communication, elle ne s’énerve jamais, elle parle d’une voix mielleuse, donc cette fois encore, elle va être tout miel, voire gelée royale, aucun stress ne va transparaître, non, elle va gérer toute seule le retard de son avion dans ce Bombay fourmillant, au milieu de cette foule et de ces bidonvilles qui longent tout l’aéroport international.
Dans le grand hall, elle avait levé sa tête bardée d’épingles, elle s’était détortillé le cou et s’était appliquée à comprendre quelque chose aux énormes panneaux d’affichage luminescents. Elle y avait lu des « delay delay delay », mais en réalité ils ne semblaient pas avoir la même façon de communiquer qu’en France, ces Indiens. Elle était totalement perdue là, dans ce satané aéroport et s’était retenue pour ne pas criser. Si elle avait été comme cette folle à lier de Miranda qu’elle ne connaissait pas encore, elle aurait hurlé, donné un coup de pied dans une poubelle et peut-être quelqu’un l’aurait-il remarquée et aidée. Mais non, pas elle, quand même pas, euhh, mais comment fait-on ? Oh, allez, juste un tout petit coup de poing dans le vide, juste se prendre la tête dans la main gauche, allez, pour une fois, ni vue ni connue. Ohhh ! ça avait marché ; instantanément !
Un flambant employé aéroportuaire était venu à son aide. Il portait une sorte d’uniforme de steward, mais il n’était pas bien grand, pas très coiffé, un habit pas repassé, c’était donc la catégorie en dessous. Il arborait un badge. Il était là pour veiller au bien-être des voyageurs perdus dans le marasme. Elle déversa donc ses doutes sur lui dans son anglais hésitant. Elle ne savait pas si son avion pour Goa était déjà parti ou non, elle avait une longue escale de prévue, il était donc possible qu’elle puisse encore l’attraper. Mais elle ne comprenait rien aux panneaux. Elle savait juste que son avion partait d’un autre aéroport, le national. Mais comment s’y rendre ? L’employé modèle prit la situation en main, il empoigna son talkie-walkie et se mit à appuyer sur des touches de couleurs vives puis à parler à toute allure. Elle lui avait remis son passeport, ses billets d’avion et au milieu de son charabia indien, elle l’entendait répéter à plusieurs reprises son nom de famille à elle, son numéro de vol, elle reconnaissait même les mots Goa, Mumbai, Indian airlines et « emergency ». L’employé paraissait attendre une réponse, on l’aiguillait sûrement vers un supérieur, elle s’en rendit compte au changement du ton de sa voix, il répétait obséquieusement ses informations, on sentait qu’il se dévouait. Enfin il raccrocha, tout sourire, il l’agrippa et l’emmena à l’opposé du hall, la poussant vers la sortie. « And so, is it ok mister ? Please ? » Il ne répondit pas tout de suite, il la poussa vers une station de taxis, elle se hâta derrière lui avec sa valise à roulettes et son vanity case. Il s’arrêta : « il n’y a pas de temps à perdre », lui dit-il, « everything is ok ». Il avait tout arrangé, ce héros. En fait, il avait téléphoné à Indian airlines, leur avait bien expliqué sa situation, et Indian airlines avait accepté d’attendre, oui, l’avion allait l’attendre, tous les passagers l’attendraient, c’était somme toute normal, car la pauvre, avait essuyé un retard imprévu de Qatar airlines. Elle n’aurait pas à payer de supplément car l’employé avait fait une requête spéciale auprès de son supérieur hiérarchique. Seulement, il ne fallait pas perdre une seconde. Il l’engouffra dans un taxi qui attendait là, en réalité une voiture toute normale. Il échangea quelques mots dans un dialecte indien avec le chauffeur, hissa ses bagages dans le coffre et avant d’avoir le temps de dire ouf, il était monté à côté d’elle et en route pour l’aéroport national, à quinze kilomètres de l’aéroport où elle avait atterri.
Dans le taxi, d’un coup, l’employé se serra agressivement contre elle, l’acculant presque dans un coin. Aïe. Trop tard, Carine se rendit compte qu’elle était à sa merci et pria pour que ce ne soit qu’une banale question d’argent. Shiva et Parvati l’exaucèrent. Malgré ses projections catastrophistes, elle entendit l’employé lui demander un pourboire pour tous les services rendus. Elle pensait de toute façon lui donner quelque chose et lui tendit un billet de 100 roupies, soit 2€ environ. L’homme brandit le billet sous le nez de Carine et vociféra tout près de son visage : « are you happy ? » Carine sans comprendre hocha affirmativement la tête. Il haussa le ton : « are you happy with that ? » « Err I don’t know, well, yyyes. » Et l’autre de lui cracher en pleine face : « all I did for you and you give me that shit ?!». Et le voilà froissant et jetant le billet par la fenêtre du taxi. « But mister, relax, euh, how much money do you want? » « I want euros, roupies is a shit, i want 20 euros ». Elle fourragea alors dans son sac à main, et lui remit en tremblant le billet bleu. Il descendit aussitôt en pleine voie.
Le taxi clandestin finit de l’emmener à l’aéroport national. Elle paya sa course un prix beaucoup plus élevé que la normale, et fendit l’air jusqu’au comptoir d’Indian airlines. Elle s’empressa de donner son nom et son numéro de vol à un employé modèle qui la regarda d’un air étonné. Le jeune homme lui expliqua que son avion était parti depuis une bonne heure. « Are you sure ? » Il ne prit pas même la peine de répondre avec des mots, il désigna des sourcils un écran où elle lut avec clarté que le prochain vol pour Goa était dans quatre heures quarante-sept. « But someone from the other airport called you and, and err, he gave you my name and said that that your plane was going to wait for me. » L’employé retint un rire, un rire las, un rire de charité et lui dit doucement : « I am sorry Miss, no one called Indian airlines for you. You are not the first tourist to have that same kind of… of problems. Never trust Indian men you don’t know, Miss. »
Carine paya alors son supplément de 150€ pour cause de changement d’avion et attendit ses 4h47 bien à l’abri dans un Pizza Hut. Un Pizza Hut rassurant et aseptisé, vidé de tout mâle Indien.
PORTRAITS… DE CHASSE
Carine ne couchait pas le premier soir, ni le deuxième, jamais avant le trentième, ni même le quarante-sixième. C’était un principe, et personne n’y dérogeait, pas même le céleste accordéoniste que son Ex lui avait fait rencontrer. Dommage. C’est ainsi qu’elle se retrouva à nouveau seule, seule, seule comme un chien, seule avec son boulot de formatrice en communication : seule à en crever. Elle se remit donc à fréquenter les soirées mondaines.
De soirée mondaine en soirée mondaine, elle arriva… en Inde, à la recherche de… à la recherche de soi, comme tous ceux qui s’enfuient en Inde pour trouver une réponse à leur désarroi. Comme tous ceux qui partent loin en voyage, mais oublient qu’on s’emmène toujours avec soi.
Au cours des soirées organisées les jeudis et vendredis soirs « for Europeans Only » par une discothèque élitiste de Bombay, elle remarqua une femme. A vrai dire, elle remarqua plutôt son manège. C’était une femme d’une quarantaine d’années, pas exactement graciée par Apollon. Le genre de femmes qui restent seules à boire dans un coin, car pas un homme ne vient les draguer. Cependant, notre Carine constata qu’à chacune des fois, la femme quittait la boîte de nuit avec une fille différente. C’étaient toujours des filles jolies ; mais c’étaient surtout des filles plus jeunes. Une nuit, l’inconnue partit enlacée avec l’une connaissances de Carine, une Belge discrète rencontrée à la piscine de l’hôtel ; or cette fille, comme elle, n’avait pas la moindre attirance homosexuelle. Elle n’était pas non plus du genre à coucher le premier soir. Carine n’arrivait pas à s’expliquer comment son amie belge avait pu partir ainsi avec l’autre sans même dire au revoir, visiblement sous l’emprise d’un urgent désir sexuel.
La copine en l’occurrence ne lui donna pas grande explication, « elle avait eu envie, ç’avait été bien, elles ne s’étaient pas revues » et la discussion était close. Carine n’osa pas en demander davantage, mais elle décida de pister cette femme mystérieuse. Un laps de temps se passa avant de réussir à la recroiser dans une autre soirée « for Europeans Only ». Elle parvint à la revoir à l’œuvre d’autres fois, toujours dans la même discothèque. Elle la guettait, et immanquablement la voyait s’abattre sur des filles à l’apparence malléable, sans pourtant sembler conquérante ni vulgaire. Aucune des filles ne paraissait a priori portée sur les personnes de leur même sexe. Elles discutaient pendant des heures avec elle, semblaient absorbées par son discours, buvaient du champagne, mais sans excès particulier, et partaient de leur plein gré en sa compagnie vers 3h30 du matin. Et pourtant, cette femme restait toujours aussi laide, avec ses gros cheveux, son postérieur massif, ses yeux de taupe, ses hardes d’intellectuelle et son halo respirant la dépression nerveuse.
Quelques semaines passèrent, et le séjour indien de Carine allait toucher à sa fin. Avant de repartir en France, elle voulait pourtant percer à jour le secret de cette étrange femme. Il lui fallait poursuivre son enquête. Elle se devait d’aller jusqu’au bout. Mais enfin, pourquoi se focaliser sur cette inconnue ? Elle n’avait rien d’exceptionnel. Avec toutes les autres choses qui auraient dû lui occuper l’esprit, comme la préparation de sa prochaine formation au Mali. Elle devait s’y rendre pour former à la prise de parole des membres d’associations de lutte contre le Sida, afin de les préparer pour une série de conférences internationales. Elle essaya donc se la sortir de la tête. Mais vint le week-end, et Carine soi-disant s’ennuyait, par cet écrasant vendredi soir, ses autres plans étaient tombés à l’eau. Sans plus réfléchir, elle se para d’une petite robe blanche à bretelles et de chaussures à talons plats. Elle avait l’air d’une communiante. « Parfait », pensa-t-elle, en se donnant, exaltée, un dernier coup d’œil dans le rétroviseur du rickshaw. Quand elle arriva à la discothèque, Carine ne se cachait plus sa propre anxiété. La femme étrange était déjà là, concentrée sur une proie féminine. Mais l’entrée de la blanche/noire Carine dans le carré VIP fit sensation. Elle s’était promis de mener l’enquête, et l’enquête elle mènerait. Carine se débarrassa avec diplomatie des moucherons masculins, pour n’être qu’à l’inconnue. Notre communiante engagea bientôt la conversation, ce qui parut presque la surprendre. Elles étaient assises dans un grand canapé moelleux, et se rendirent compte qu’elles provenaient de la même ville en France, qu’elles portaient le même nom de famille et avaient bien des goûts littéraires communs. Accointances accointances. Elles discutaient de plus en plus gaiement, et pour une fois, elle avait l’impression que quelqu’un s’intéressait à son intellect et non pas juste à son petit cul bombé exotique, chose qui l’avait toujours révoltée et déçue. A vrai dire, la femme ne le regardait même pas son cul, ni ses seins, non, elle la regardait dans les yeux avec une véritable profondeur. Elles parlaient formations, livres, bibliographies. La femme avait une très vaste culture et lui prodiguait maints conseils pour la rédaction de ses textes sur le site internet qu’elle avait créé. Elle lui donnait des idées efficaces pour réécrire les descriptifs de ses formations pro et lui soumettait de nouvelles accroches publicitaires. De toute évidence, avec ces modifications littéraires mais incisives, Carine allait attirer beaucoup plus de clients sur son site de formatrice en communication. La femme était généreuse, rassurante et nullement intrusive. C’était une intellectuelle de haut vol. Carine se sentait protégée, enfin. Quasi maternée. Elles avaient formé un cocon à deux et le reste des agités de la boîte de nuit s’effaçait. L’inconnue avait une voix profonde et une intimité palpable se créait entre elles. C’était inhabituel. Ce n’était pas de la séduction de bas étage, c’était le partage d’un secret à deux. L’autre chuchotait et Carine s’approchait de son visage pour mieux boire ses paroles veloutées. Les yeux verts de taupe étaient plongés dans les siens. Elles ne riaient presque plus, se pénétraient. Carine se sentait maintenant quasiment abandonnée, comme si quelque chose lâchait en elle, adiós l’éternelle résistance. Une sorte d’éther cotonneux autour d’elles deux. La femme s’approcha encore, ancrant plus profondément ses yeux vert sombre dans les siens, leurs nez se touchaient presque.
A ce moment, une odeur inhabituelle fit réagir Carine : un parfum de vieille s’insufflait dans ses narines, déjà l’odeur l’avait imprégnée quasi toute entière. Elle sentit des mains ridées sur ses cuisses. Une haleine flétrie caresser la sienne. Alors, d’un coup et d’un seul, elle hurla : « mais vous êtes en train de m’hypnotiser ! » La femme se raidit. « Arrière », cria Carine, « Vade retro Satanas, vade retro Hypnotiseuse maudite ! J’ai percé à jour votre ignoble manège ! C’est ainsi que vous les attiriez toutes, hein. En les hypnotisant ! Quel mésusage de vos dons vous faites, madame la grande cultivée! Eh bien, vous êtes mal tombée, la vioque, car moi je suis peut-être Noire et jeunette, mais je ne suis pas de celles-là ! Je n’ai pas l’étoffe d’une gouinasse et je n’ai pas été bercée trop près du mur non plus. Arrière Caïne, Arrière! »
Peut-être son premier hurlement depuis des années.
La femme bondit en arrière, puis quitta la boîte de nuit sans un mot. Carine retomba sur le canapé. L’Hypnotiseuse en série avait été démasquée. Et par elle, la jeune Encarcannée.
NOTRE ENFANT DES SABLES
A l’heure où j’écris, Carine & moi adoptons l’Enfant des Sables.
Que c’était difficile de concilier ces dossiers administratifs avec mon métier d’auteur érotique sous pression et avec tous ses déplacements professionnels. Nous avons croulé sous la paperasse, les lettres de soutien, les copies de nos avis d’imposition, les nuits blanches et les nuits noires pendant ces quelques années, dans notre appartement parisien. Comment l’amour a-t-il pu pousser dans ce chantier ? Au milieu de nos cris, de nos incompréhensions, nos métiers, nos emplois du temps, et surtout de nos différences ? L’écrivaillonne sous pression et l’encarcannée vierge noire ? La Folle et la Prude. L’Expansive et la Sévère. Carine & Miranda. Miranda & Carine. Carine, Miranda et…
La réponse est positive. Enfin ! Nous l’adoptons, notre petite Circassienne des Sables. Elle sera désormais à nous, la ravissante petite fille, qui gagnait sa croûte tous les jours sur la plage de Gokarna. Extraordinaire, elle était. Elle avait huit ans, en paraissait six car ne mangeait pas à sa faim. Elle marchait seule et pieds nus sur le sable brûlant. Elle travaillait de 7 heures du matin jusqu’à l’heure où les touristes quittent la plage, et ne prenait pas de pause à midi. Elle arpentait inlassablement les plages bondées, traînant un ballot qui renfermait ses accessoires de scène. Un tambourin, deux tréteaux, une corde raide. Elle marchait sur cette corde à 3 mètres du sol. Elle dansait dessus,et hop, une roue, et hop là, trois petits tours, tsoin tsoin, des pirouettes toujours sur l’atroce corde raide, elle y posait un gobelet argenté et se dressait en équilibre dessus, ses frêles chevilles s’agitant dans l’air pour faire sonner ses grelots. C’était l’artiste du plus petit cirque du monde, le sien, le cirque des sables, le cirque de la misère.
L’enfançonne mate était vêtue d’improbables costumes de scène à falbalas : un assemblable de couleurs différentes, de fleurs de tissu, de paillettes, de robes superposées, de volants et de voiles. Ses cheveux étaient une tignasse drue séparée en deux charmantes petite queues de cheval. Sa frimousse était marquée par la dureté, par l’appât du gain ; tannée par le soleil, brunie par la vie. Son regard était fixe. Son sourire mécanique, voire commercial. Douloureux, en d’autres mots. Surtout quand elle remballait pour la énième fois ses affaires, après avoir fait son petit spectacle devant de gras touristes affalés sur leurs transats de plage, dont Carine et moi faisions partie. Dont nous fîmes partie.
C’était notre deuxième voyage en Inde, sans compter la fois où nous nous étions rencontrées, pas franchement appréciées, dans cette boîte de nuit. Nous étions toutes les deux à Paradise beach, la musique techno résonnait au loin, la falaise déversait ses verts et ses bruns. L’enfant mercenaire oeuvrait en long et en large. Cette fois-là, je m’en souviens parfaitement, et toi aussi, son regard avait pris des teintes lumineuses au moment où je l’avais faite asseoir à nos côtés, dans le sable. Ses yeux étaient du miel clair. Je lui avais posé mille questions, par signes, puis grâce à des Indiens qui nous avaient servi d’interprètes. Sa courte histoire était tellement plus intéressante que la nôtre, plus intéressante que celle d’une bonne femme coincée dans un taxi fou, plus intéressante que celle d’une Black coincée du cul, tellement plus intéressante que je n’ose, ne saurais l’écrire. Je sais juste que la Petite provenait des montagnes du nord de l’Inde, vers Leh, où il n’y a que maigre agriculture et pauvreté. Qu’elle passait la saison chaude à travailler quotidiennement sur les plages de Goa et du Kerala. Qu’elle galérait, turbinait, bûchait seule en général, et ce dès l’âge de six ans, devant un public qui se fichait pas mal de son petit numéro de cirque. Que parfois une vieille femme sourde-muette l’accompagnait et l’aidait tant bien que mal à monter ses tréteaux infâmes. Que c’était la Petite qui la faisait vivre, elle, son mari paresseux et tous les autres. Que cette femme-là n’était pas sa mère, car de mère, elle n’en avait pas. Au gré des visites que nous faisions quotidiennement à la plage pour la revoir, rien que pour la revoir, nous en apprenions chaque jour davantage, et cependant jamais trop.
La petite circassienne avait peur de nous. Se sentait asphyxiée par notre gentillesse, notre intrusion, en vérité. J’avais beau lui faire des sourires ; la coiffer ; lui étaler avec tendresse de la crème solaire sur le visage en me prenant pour Angelina Jolie en moins jolie ; lui offrir des bracelets ; lui donner des billets de 500 roupies. La régaler de véritables fraises qu’elle mangeait goulûment. Nous avions beau faire des jeux et des photos avec elle ; lui décrire la beauté de Paris ; lui proposer de se reposer autant qu’elle voudrait à nos côtés ; lui faire boire du coca-cola bien frais. La supplier de ne pas retourner turbiner. Immanquablement, silencieusement, elle se levait sans terminer son soda, serrait ses affaires dans son balluchon gigantesque, tirait sur les extrémités du tissu avec ses petites dents et nous quittait. Elle repartait toujours travailler, travailler. Combien de fois avons-nous suivi des yeux ses petits pas qui s’éloignaient, à jamais, dans le sable chaud. Oui, nous la regardions s’en aller fasciner d’autres Européens 300 mètres plus loin, 600, 950, 2000, 7047 kilomètres exactement à l’autre bout de la planète bleue.
Et quatre années et de nombreux dossiers administratifs plus tard, nous l’avons eue, pour nous, pour nous deux, la Petite Circassienne revêche. Pour une histoire d’amour non commune.