Hold-on, please! (extrait)

Olivier Ducray

Hold-on, please !

Yves est « le président directeur général »

Sybille est « la directrice générale »

Jean-Loup est « l’assistant du président directeur général »

André est « le directeur des ressources humaines générales »

Karine est « l’hôtesse d’accueil général »

Premier tableau

Le hall d’entrée d’une société avec, côté jardin, le comptoir de la standardiste, et, côté cour, la machine à café entourée de deux petits canapés, d’une plante verte ainsi que d’une table basse. Une horloge indique l’heure : 09h46 environ. Il y a un tableau accroché représentant un petit paysage de printemps : c’est le premier tableau. Chaque personnage entre côté jardin, l’un après l’autre, en saluant la standardiste déjà au téléphone ; ils sortent ensuite côté cour et re-rentrent presque immédiatement, une fois leurs affaires déposées ; ils s’agglutinent autour de la machine à café.

Scène 1

(Entre Sybille. Elle salue Karine d’un geste froid de la main, sans la regarder. Jean-Loup entre à son tour. Il salue Karine de petits gestes convulsifs de la main avec un petit rictus nerveux. Karine scotchée au téléphone ne réagit à aucune de ces entrées. Tous sont à présent revenus autour de la machine à café)

 

Sybille – Jean-Loup ?                                                                                                                                              

Jean-Loup – un « trois »…

André – (souriant tout seul) numéro complémentaire ?

(Un temps. Bruit exagéré et louche de machine à café; personne n'a prêté attention à André)

Sybille – hein ?

Jean-Loup – non « trois »… ou, non un « deux » plutôt… oh et puis non… rien, je ne vais rien prendre…

Sybille – comme tu le sens…

Entrée d’André. Il salue Karine d’un geste de la main en lui souriant et en inclinant la tête. Il jette sa sacoche énervé au pied de la machine à café.

 

André (regard irrité vers l’horloge) et voilà, 48 ! Pourquoi faut-il toujours que les dépressifs se jettent dans les roues des trains en pleine heure de pointe ?! Ils peuvent bien tenir une heure de plus, merde ! Egoïstes…

Sybille – (signe de tête vers la machine à café) André ?

André – ah, un « quatre » long sans sucre…

Sybille – Sucré ?

André – non, court…

Sybille – et bien t’as qu’à prendre le mien, je viens de faire le même… (elle rit toute seule) comme c’est amusant…

André – (atterré, il prend le gobelet) oui, merci Sybille (puis voyant que Karine n’a pas de café)

Karine tu n’en veux pas… (il lui apporte le café, timidement)

Karine – merci… (elle se brûle les doigts) aïe ! Pouh dis-donc il est…

Sybille – oui on sait Karine c’est chaud, c’est bien la seule vertu de ce café d’ailleurs… (un temps. Elle cherche de la monnaie dans sa poche) Donc Jean-Loup, tu es sûr, tu ne bois rien ?

Jean-Loup – non, je préfère attendre Yves ; il me reproche assez souvent de ne pas l’attendre ! Je peux avoir de temps en temps la délicatesse de le faire.

Sybille – s’il arrivait à l’heure, t’aurais pas à l’attendre…

Jean-Loup – il dort très mal, c’est à cause de son dos…

Sybille – moi aussi je dors très mal !

Karine – elle, c’est pas à cause de son dos !

Sybille – on l’a sonné derrière son comptoir ?

Karine – moi, je dis ça, je fais que répéter…

Sybille – ça, évidemment, tu ne sais pas faire grand chose d’autre…

Karine – si ! (un temps; regard intrigué des autres, elle réfléchit puis fièrement) Tiens, il paraît que j’imite à merveille le hululement de l’alouette !

(Cri insignifiant provenant de la bouche de Karine)

Sybille – le hululement de l’alouette donc ?

(Jean-Loup se sert finalement un café)

Jean-Loup – mieux vaut ça qu’un bras cassé…

André – parle pour toi !

Jean-Loup – pardon ?

(Un instant. André détourne le regard)

Sybille – (à Karine) mouais c’est bien ce que je dis, tu ne sais rien faire…

Karine – si Madame la Directrice Générale ! Mais moi j’attends mon heure ! Pas comme d’autres…

Sybille – (exaspérée) Oh ? Madame attend son heure ? Elle est mignonne…

Karine – tout le monde ne couche pas pour réussir !

Jean-Loup – (choqué) là Karine tu pousses un peu, qu’est-ce qu’il te prend ?

Sybille – tout le monde ne couche pas pour réussir… toi t’attends quoi, que ce soit le métier qui rentre ?

Jean-Loup – Sybille, arrête de cracher dessus !

André – (un peu nerveux) voilà oui, je pense que ce serait bien quand même...

Sybille – (à Jean-Loup) cracher dessus c’est moins risqué que dedans…

Karine – quoi ??

Sybille – rien, tu ne peux pas comprendre…

André – oh… vous êtes fatigantes toutes les deux…

Karine – (bruit et geste de griffure de chat) Grrrr…

Sybille – (méprisante) c’est bien, tu sais donc aussi faire le chat…

André – (hurle) fermez-là ! Merde !

(Long silence. Tous se retournent vers André la bouche à demi-ouverte)

André – non, mais c’est vrai à la fin, j’en peux plus d’entendre vos injures du matin au soir ! Déchirez-vous la face une bonne fois pour toutes s’il y a que ça pour vous calmer… mettez-vous de grands coups de savates… je sais pas moi (il fait de grands gestes), lacérez-vous le ventre, tirez-vous les cheveux, broyez-vous les seins, défoncez-vous le…

Sybille – ça ne va pas André ?

André – je suis crevé, mes plombs ont sauté, j’ai plus d’eau chaude, un nain a mis un coup de clé à l’aile de ma voiture, j’ai explosé mon forfait de téléphone, j’ai explosé le téléphone lui-même, mon arrière grand-mère est morte, ma femme s’est barrée, et le PSG a encore…

Jean-Loup – avec qui ?

André – Marseille…

Sybille – non, ta femme André, elle s’est barrée avec… ?

André – (effondré) la voiture. (un temps) une Kangoo toute neuve.

(Court silence. Tout le monde se regarde)

Karine – (deux métros de retard, s’effondrant à moitié) ton... arrière grand-mère est morte ?

André – oui, ça fera vingt cinq ans dans dix ans… Mais chaque fois que j’y repense c’est la même chose ! (silence, il défie chacun du regard, un par un) Oh, je sais bien ce que vous allez penser… Mais de toutes façons, j’en pouvais plus… ça ne pouvait plus durer… Nous n’avions plus le moindre rapport sexuel… en tout cas plus le moindre avec mon sexe. (un temps)  Elle s’était mise à pratique l’échangisme… mais toute seule. Et puis soi-disant elle était enceinte…

Sybille – vous ne nous l’aviez pas dit André… depuis combien de temps ?

André – un an et demi !

(Jean-Loup crache son café ; Sybille tousse ; Karine hulule. Court silence)

Jean-Loup – il est infect ce café…

 

Karine – un an et demi…

Jean-Loup – (parlant du café) ah c’est pour ça…

André – alors forcément j’allais la quitter…

Karine – forcément…

André – et puis, j’ai pas reconnu l’enfant…

Karine – pas reconnu l’enfant…

André – oui… il avait tellement changé…

Karine – tellement changé…

André – (dépité) bon, je dois y aller !

Karine – je dois y aller…

Sybille – (agacée) tu vas répéter toutes les fins de phrases ?

Karine – fins de phrase…

Jean-Loup – (à Sybille) elle le fait exprès je crois…

André – (complètement abattu) je dois… je dois… me préparer… oui, pour la réunion… c’est ça…

(André sort, on l’entend encore répéter de manière hébétée « oui, pour la réunion »)

Scène 2

(Un instant de silence. Chacun retombe dans ses pensées et lit dans son café. Ou le contraire)

Karine – décidément c’est pas son jour !

Jean-Loup – qu’est-ce que tu veux dire Karine ?

Karine – (après un court silence, gênée) non, rien…

Jean-Loup – Karine… qu’est-ce que tu veux dire ?

Sybille – (un temps puis applaudissant) bravo, Karine ! Ah ! On peut dire que vous êtes fiable, tout à fait fiable… une vraie tombe ! 

Karine – (montrant son café du doigt avec un air ahuri) oh ! une bulle !

Jean-Loup – (à Sybille) qu’est-ce que Karine veut dire?

Karine – hein ? Ah non je n’ai rien voulu dire… J’ai voulu dire quelque-chose ?

Sybille – et bien, allez-y Karine!

Jean-Loup – et bien ?

Karine – et bien ??

Les deux autres – oui, et bien ?

Sybille – bon Karine allez-y, crachez le morceau ! Jean-Loup finira bien par le savoir aussi...

Karine – et bien je sais… enfin je crois savoir… enfin, j’ai entendu dire… enfin, il paraîtrait… enfin, il me semble…

Sybille – vous allez tous nous les faire ?

Karine – (sortant une liste de sa poche, tremblante) il me restait « j’ai cru comprendre »…

Jean-Loup – bon, alors ?

Karine – alors voilà, André ne va pas rester plus longtemps parmi nous…

Jean-Loup – quoi ?

Karine – (pensant que Jean-Loup n’a pas compris) André... il ne va pas rester plus longtemps parmi nous…

Jean-Loup – j’ai compris... mais pourquoi ?

Sybille – (solennelle) écoutez, je peux bien vous le dire puisque Yves va sans-doute officialiser ce secret de Polichinelle lors de la réunion, André va être licencié, licencié pour faute grave.

Karine – (dubitative) c’est qui ce Polichinelle ?

Jean-Loup – une faute grave ? Mais laquelle ?

Sybille – une faute très grave. Un accord.

Karine – un accord ?

Sybille – oui, une faute très grave.

Jean-Loup – un accord ?

Sybille – une très grave faute en effet.

Karine – quel accord ?

Jean-Loup – (à part) j’ai l’impression qu’on tourne en rond…

Sybille – non, Jean-Loup, elle a raison ! Il s’agit bien d’un accord… Une faute grotesque. L’accord du participe passé avec le sujet lorsque le complément d’objet direct est placé avant le verbe avoir. Une faute inexcusable.

Karine – han la la…

Jean-Loup – oh, c’est la boulette… vous êtes certaine Sybille ?

Karine – (air vague, bouche à demi ouverte) le complément d’objet direct ?

Sybille – ne faites pas la maligne Karine, ça vous pend au nez !

Karine – ah ? (elle se mouche) Merci…

Sybille – (bas) sombre conne…

Jean-Loup – il est au courant ?

Sybille – une lettre l’attend sur son bureau…

Jean-Loup – mais c’est honteux !

Karine – (répète en acquiesçant) tonteux !

Sybille – Yves a deux mois d’arriéré sur les salaires, ça ne vous a pas échappé ?

Jean-Loup – et alors... on doit se serrer les coudes ?

Sybille – se serrer les fesses surtout car Yves ne pourra jamais payer tout le monde ! André est le dernier arrivé, c’est le premier parti ! C’est dur, mais c’est normal…

Jean-Loup – mais c'est horrifiant !

Karine – (répète en acquiesçant) torrifiant !

Sybille – je ne vous connaissais pas aussi altruiste Karine ! Que voulez-vous que je vous dise, c’est la jungle ! (bruit de singe – facultatif)

Jean-Loup – c’est pathétique. Il suit les pas de son père. L’histoire se répète. Il ne vous a jamais raconté ?

Sybille – quoi ?

Karine – qui ?

Jean-Loup – (un temps) le père d’André… Notre André ! André… Le pauvre homme allait de CDD en CDD en CDD en CDD en CDD… il est décédé ! (un instant) Il s’est suicidé…

Karine – oh mon dieu, il est mort ?

(Silence)

Jean-Loup – oui… il s’est donné la mort !

Karine – oh mon dieu ! Comment est-ce possible ?

Jean-Loup – oh, vous avez tout un tas de possibilités Karine… couteau, saut, gaz, indigestion, sodomie, noyade…

Karine – (inquiète) on peut mourir d'une sodomie ?

Sybille – non sois tranquille Karine, c'était une boutade de Jean-Loup ! (Karine est soulagée; à Jean-Loup) Sois gentil de nous épargner tes réflexions scabreuses Jean-Loup ! (sourire un brin pervers de Jean-Loup, très furtif) Et puis on se fout de savoir comment il est mort après tout ! C’est vrai, on ne va pas épiloguer là-dessus cent sept ans ! Est-ce que ça intéresse quelqu’un de savoir comment il est mort ?  

(un temps, personne ne répond)

Jean-Loup – c’est à dire…

Sybille – Est-ce qu’on est payé pour boire des litres de café et se raconter comment les gens sont morts ? (à Karine) Hein ?

Karine – ben…

Sybille – et ben, non… Je me fous de savoir comment vos parents, vos grands-parents, vos voisins sont morts ! Je m’en fous, vous m’entendez ! (silence) Bien… (silence) Bon… Qu’a révélé l’autopsie, Jean-Loup ?

Jean-Loup – qu’il avait succombé…

Sybille – succombé, mais à quoi ?

Jean-Loup – je ne sais pas. A un arrêt cardiaque je crois…

Karine – du cœur ?

Jean-Loup – oui du cœur, c’est l’arrêt cardiaque le plus courant. (Un instant) Lui qui n’avait jamais rien su faire, il aura au moins succombé…

Karine – succombé…

Sybille – pas sûr qu’on n'en dise pas autant de son fils.

Karine – qu’est-ce que tu veux dire ?

Sybille – tu sais très bien…

Jean-Loup – (vexé) parfait, une fois de plus, je suis le dernier au courant...

Sybille – je veux dire qu’on n’est sans doute pas au bout de nos surprises… Dois-je te rappeler que nous avons une réunion dans moins d’une heure ? (regard sombre de Jean-Loup) Tu comprends mieux là Jean-Loup ?

(Regards étonnés vers Sybille qui sort ; soudain, la lumière s’éteint, on ne voit plus rien)

(...)

Pièce en 4 tableaux (16 scènes), 55 pages environ.

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