Hommage à Dimitri (2): ubiquité
blanche-dubois
Dimitri,
Je t'ai croisé des milliers de fois. Je n'ai rien vu.
Dans l'ascenseur étroit menant à ma minable chambre d'étudiante. Tu avais la transpiration moite et chargée d'urée. Je me détournais un peu écœurée par ton odeur. Il est vrai que j'avais un réel problème avec le corps en général.
Attablé aux terrasses des brasseries parisiennes, où tu sirotais ton café court. Ta tête était téléguidée dès l'approche d'une femme sexy, automatisme masculin déclenché par la possibilité du sexe en elle. Je trouvais la situation tellement prévisible. J'avais décidé de tout concentrer sur mon regard comme pourrait le faire une actrice en plein casting. Aussi, je revendiquais intérieurement la réinvention de la féminité. Trop lasse des images médiatiques d'une femme occidentale qui séduirait facilement. Aux hommes de les dépasser ces images.
Dimitri, je t'ai vu, lycéenne, dans les arrières boutiques du seul quincailler de Blois dérobant quelques pinceaux parce que tu souhaitais devenir artiste millionnaire ; caché dans les rayons de la Fnac où tu écoutais mes conversations téléphoniques avec mon amant de l'époque pour te les repasser seul chez toi en te masturbant ; ou dans un magasin bio car ta logique de vie était qualitative. Tu supposais que ta sueur exhalerait moins cette odeur âcre en ne mangeant plus de conventionnel chimique.
Tu m'as observé âge après âge sur toutes les plages d'Europe du Sud. Tu restais bêtement fixé sur ma poitrine qui scandait son rythme régulier de bas en haut quand je courais sur la plage. Jusqu'à ce que je sois une femme trop fatiguée passant mes journées immobilisée sur le tapis de plage, rentrant ses bourrelets dans le tankini, surveillant ses gosses comme une petite poule. "Nous sommes des poules aux yeux de l'univers", une logorrhée foireuse d'un apprenti philosophe mais architecte de réseaux. J'appris en vérité sur LinkedIn que cet homme exploitait des pauvres filles lituaniennes s'exténuant dans les centres d'appels externalisés.
Tu t'es caché aussi à Copenhague dans un ancien abattoir devenu dance floor branché. Il y avait encore les vieux carreaux au sol où on avait saigné la souffrance des porcs et sur lequel on s'éclatait. C'est ça l'humanité. Tu étais là dans l'obscure nuit de la banlieue danoise assis au fond de la salle sur une chaise d'écolier.
Tu m'as suivi partout, tu as suivi toutes mes obsessions. Et je n'ai rien vu.
Tu m'as donné une dizaine de fois ta carte et je l'ai jetée. Je n'avais pas envie de me sentir salope dans un pieu et surtout d'être plus accessible qu'une occidentale. Alors tu n'as pas osé m'insulter car tu trouvais que je n'avais pas l'air conne pour une fille de couleur. Heureusement, car j'aurais porté plainte pour harcèlement et non pas pour racisme. Tu m'aurais peut-être crue hystérique finalement.
Sur le catalogue La Redoute, à 11 ans, déjà pubère, je m'étais forgée une idée de l'homme m'étant prédestiné. Mon père s'étant lâchement destitué de son rôle. J'étais à peu prés sure de cette image car je suis une femme obsessionnelle. J'étais à peu près sure que cela ne me mènerait à rien à part couver une future dépression, ou alors ce que j'appelais "l'oiseau de malheur".
Il fallait donc que cet x fois homme soit maqué au 21 eme siècle avec ces jeunes immigrées russes ou africaines revant d'une petite vie bourgeoise avec un vieux roi pourvu qu'elles leur pondent un ou des gosses. Il y a un moment où il faut sortir de la pauvreté en territoire non démocratique. Ce fut il y a vingt ans le plan de carrière de ma cousine, le grand potentiel physique de ma famille. Ce qui lui permit d'obtenir un statut social grâce à un homme blanc qui avait soudoyé ses atouts physiques et sexuels pour une Audi A4, pour des sacs Gucci. Elle est devenue la maîtresse de maison d'un ancien domaine colonial avec piscine privée. La vache, là où sans doute nos ascendants avaient sué comme des bêtes. En échange, Son toubab avait le droit de la traiter comme bon lui semblait. Ma grand-mère noire issue d'anciens marrons avait vu tout cela d'un mauvais œil. Toutefois, en territoire français depuis deux cents ans, comme pour lui prouver que j'étais au-dessus de cela, j'avais tout misé sur l'instruction républicaine. Mon objectif principal : décrocher des mentions partout où j'essaierai de me casser la tête et être conservateur de musée au musée des arts premiers. Une question d'émancipation cruciale des nouvelles générations. Le savoir m'apporta tout un tas de névroses supplémentaires. Tout ce que les féministes ont essayé de dépasser, ces femmes là sonnent le renouveau patriarcal tout puissant que souhaitent retrouver quelques hommes aux ressentiments houellebecquiens.
J'avais préféré me fondre dans une entreprise cosmopolite tournée vers l'international. Tu es apparu un jour en smoking à 9h30 AM à l'accueil de mon boulot. J'ai souri narquoisement. Et j'avais stupidement foncé comme pas mal de femmes dans la faille de l'homme ridicule afin de te déviriliser. Toutefois curieuse de toi, Bettie, la secrétaire d'accueil m'a raconté quelques détails : tu étais père de trois enfants; tu venais logiquement de Moscou prendre un document d'une grande importance et attraper un vol dans cinq heures pour Bahreïn afin de négocier un marché très serré. Tu étais grand et mal à l'aise dans cette tenue inappropriée avec ta petite valise d'affaire. Je m'étais alors fait tout un mystère de ta personne peut-être pour cela. Je ne savais pas que c'était toi. Qu'est-ce que tu foutais là ?
Il a fallu que tu envoies incognito trente sept roses rouges par coursier, à ma voisine de bureau, Nadia, une belle et grande fille de l'intelligentsia tunisienne. Grâce à ce trophée de la femme comblée arboré sur son bureau, elle accéda à un pouvoir de séduction hors du commun dans la boite et obtint un CDI auprès de notre patron. Elle l'avait son homme. Grâce à toi, toutes les employées de l'entreprise se mirent à la recherche de la signification du nombre 37. Mais tu t'étais trompé.
Tu m'as susurré « Tu es intimidante » au détour d'une allée d'un énième salon professionnel, porte de Versailles et c'est tout. J'ai pouffé de rire car ma façon d'être raide n'était pas trés séduisante, je l'avoue, mais je préférai cela à l'époque : cela me permettait de n'alimenter aucun ragot sur mes mœurs et d'être d'une réputation sans failles vis à vis de possibles détracteurs (voisins, collèges etc). Je préférai exprimer une sorte de virilité qui me coûterait très cher à tenir. Car la femme n'est pas faite pour adosser ce costume de raideur sinon elle flanche. Je suis passée à côté de toi rien que pour un code que je m'imposais avec la dureté que cela impliquait.
Tu avais toujours raison. Je flanchai triplement et en cachette dès que j'avais immensément besoin d'amour et d'affection. Tout simplement. Tu m'as laissé faire tout un tas de conneries avec tout un tas d'hommes. Choper mycoses vaginales, herpès labial, sensation d'humiliation ou vide sidéral et autres détails scabreux. Il fallait bien qu'une poignée d'hommes manipulateurs salissent tout pour remettre en cause les autres. Et surtout toi.
Pourquoi n'étais tu pas là ces jours là Dimitri ? J'essaye de sortir de ma condition et me dépêtrer de mes contradictions. Et quand je me retourne dans la rue, je crois entendre mon prénom mais rien. J'entends des vociférations masculines.