Homo Spiritus

rorodator

Encore pour un concours de nouvelles.. Toujours sans succès !

Une salle de bains. J'y suis seul, torse nu, face au miroir. Le néon blafard éclaire mon visage anémié, les arêtes de mon crâne saillent sous la peau tendue. Si l'œil n'est pas encore éteint, il s'enfonce cruellement dans son orbite creusée. La bouche tombe, triste, vaincue. La source de mon intense fatigue porte enfin un nom. Cancer généralisé. Le médecin, délicat, n'a pas voulu prédire le temps qu'il me restait. Dites tout de même adieu à vos proches, monsieur. Je suis encore jeune, j'ai des projets plein la tête, et pourtant mon parcours terrestre va subitement s'achever, victime d'une guigne arbitraire. J'imagine la mort, cette ordure éternelle, dans son royaume funeste. Sa froide main osseuse tire mon nom d'un chapeau de malheur, avant de lancer la roue de l'infortune qui décidera du prétexte de mon élimination. Crise cardiaque ? Accident de la route ? Électrocution ? La charogne regarde défiler les sentences de ses prunelles sans vie, cafardeux bourreau de nos âmes suppliciées. Ce sera le cancer du poumon. La mégère applique l'anathème sans émotion, destinant à un trépas imminent et inique un type sobre et sportif. À sa roulette macabre, j'ai touché le jackpot.


Le lendemain, le réveil est difficile. La nuit a été courte, hantée d'effroyables cauchemars. Des vers grouillant sous la peau, guettant mon décès, impatients de satisfaire leur gourmandise morbide. Une solitude infinie peuplée de silences obscurs. Pourtant, une flamme inattendue me réchauffe et façonne une pensée fantasque : je vais taquiner cette faucheuse qui croit la victoire acquise. J'ai toujours aimé faire mentir les statistiques, contourner les certitudes, éviter les lieux communs. Moi, mourir d'un cancer ? Comme tout le monde ? La médecine a baissé pavillon et me dit condamné ? Rien de mieux qu'un remède improbable contre un mal incurable !


La flamme est devenue feu, elle se propage et forge une conviction farouche : je ne vais pas mourir. Détail grisant : je sais comment. Je vais réconcilier mon esprit, cette force âprement résolue à survivre, et mon corps déliquescent. D'une manière ou d'une autre, je vais reprendre la barre de ce navire en perdition et lui redonner un cap, regonfler ses voiles, lui réapprendre l'horizon. Cet enthousiasme, bien loin des heures sombres de la nuit, m'ébranle brièvement. Suis-je en train de perdre les pédales ? Comment puis-je être aussi exalté, alors que j'ai les deux pieds dans la tombe ? Inutile de philosopher, je dois réserver mon énergie pour la lutte.


L'objectif est clair : engager le combat au plus profond de mon être contre les cellules malignes qui gangrènent mon enveloppe. Et les éradiquer. Rien que ça. Dans la ferveur de cet entrain délirant, une pensée narquoise émerge : « tu espères vraiment plonger en toi et te soigner par la force de ton esprit, alors que tu ne sais même pas faire bouger tes oreilles ? ». C'est que ça déraille à plein tube sous mon crâne ! Pourtant, je considère l'idée, la tourne et la retourne en tous sens. Pas si bête, en vérité. Réussir ce minuscule exploit, faire bouger mes oreilles, serait la première étape du parcours initiatique vers la maîtrise nécessaire de mon organisme. Il faut bien commencer par quelque chose, apprendre à marcher avant que de courir. Je suis en quête d'un miracle, et un miracle, ça se mérite…


Après des heures d'effort, le miroir a donné son verdict : je suis capable d'affreuses singeries ridicules. J'ai ressenti tous ces muscles faciaux qui déforment mon visage à l'envi… Hélas, émouvoir mes organes auriculaires m'est inaccessible. Qu'à cela ne tienne, j'essaierai encore demain… Si je suis toujours de ce monde !


À peine échappé des brumes d'un sommeil agité, je suis au poste. Frénétique, je défie mes adversaires, leur ordonne vivement de se remuer. Comme affligées par l'inanité absolue de ma démarche, elles m'opposent un refus catégorique. Nous ne bougerons pas ! Cette insoumission renforce ma détermination. Je vais leur montrer qui est le patron ! À mesure que j'aligne les tentatives, ma technique s'affine. Je concentre mes efforts et taquine les muscles qui jouxtent mes proies. J'essaie de les identifier, de les connaître, de les dompter. Ouvre la bouche. Souris à t'en décrocher la mâchoire. Tire la langue. Ferme la bouche. Étire le front. Écarquille les yeux. Tends le cou. Mon reflet est celui d'un déséquilibré profond. Je persiste malgré tout. Petit à petit, je débusque des muscles cachés et les apprivoise. Je les soumets à de sauvages expériences, les bombarde d'ordres contradictoires, et évalue leurs réactions. Il est bien tard dans la nuit lorsque le prodige se produit : sous l'impulsion de ma volonté, mon oreille droite tressaille, imperceptiblement d'abord, puis plus franchement. J'éprouve alors toute la fatigue de cette journée d'exercices hors du commun. A-t-on déjà entendu parler d'un marathon de la grimace ? Suis-je le premier homme à souffrir de courbatures aux zygomatiques ? Je gagne ma couche, fier et heureux. C'est à peine croyable… Je sais faire bouger mes oreilles !


Mon corps a payé la note des acrobaties endiablées de la veille ; exténué, j'ai dormi comme un loir. La glace m'accueille en habitué. Mais… Horreur ! Mon visage a été ignoblement écorché durant la nuit ! Ma gueule est sortie d'un putain de manuel d'anatomie ! Affolé, je masque de mes mains ce portrait d'épouvante. Fébriles, elles ne rencontrent rien d'autre que les habituels courbes, creux et bosses qui constituent mon profil. Soulagés, mes doigts glissent sur mon front puis râpent sur ma barbe drue. Qu'est-ce donc que cette diablerie ? Balayant ma stupeur, une impression amusée éclôt : je sens que si ces muscles à vif savaient sourire, ils souriraient. Je les sais bouillants, incroyablement gais. Ils l'affirment : on va les faire bouger ces oreilles, elles vont se trémousser comme jamais ! Effectivement, le miracle se reproduit. Et cette fois-ci, sans effort. Visualiser précisément les fibres qui conduisent à mes pavillons me donne un avantage décisif. Sournois, j'en profite pour leur faire danser une gigue endiablée, à laquelle leurs cartilages inertes ne sont pas habitués. Ça leur apprendra d'avoir voulu me résister ! Une clameur assourdissante, enthousiaste, éclate alors dans ma tête : occipito-frontal, pyramidal et transversal du nez, orbiculaires de la bouche et de l'œil, zygomatiques et risorius, buccinateur et mentonnier, tous célèbrent avec moi cette formidable réussite collective. Un sentiment fabuleux nous habite : pour la première fois, ils me perçoivent par-delà la barrière de mes nerfs. Pour la première fois, j'identifie chacun des moteurs qui depuis tant d'années façonnent mes expressions. Nous nous fréquentions depuis toujours sans nous connaître. Cette découverte mutuelle est une révélation délicieuse, ivresse euphorique qui surpasse rapidement l'emballement amusé de la victoire contre nos ouïes.


Assis sur le canapé du salon, je savoure une mousse et fais le point. Trois jours à faire le guignol, et j'arrive à cartographier précisément les muscles de ma trogne, je les contrôle presque à la perfection. Mieux, maintenant que nous nous sommes dévoilés, ils anticipent mes désirs et agissent par eux-mêmes. Ce succès incroyable avive les braises de mes espoirs. Cette première marche gravie, il faut maintenant tracer la route qui mène à la rémission du mal infâme qui me ronge. J'ai bien quelques idées pour avancer, mais je dois d'abord reprendre des forces. Une autre bière s'impose.


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Quelques semaines ont passé et j'ai extraordinairement progressé. Fort de mes premières réussites, j'ai étendu mes explorations tous azimuts, connectant mon corps et mes sensations. Sentir la fumée d'une cigarette se propager dans ma poitrine, écouter mes alvéoles pulmonaires s'étouffer, et me représenter le tracé sinueux du système respiratoire. M'entailler la main, suivre le processus de cicatrisation, et comprendre l'organisation complexe des maîtres d'ouvrage de mon vaisseau terrestre. Écouter les battements de mon cœur, prendre leur mesure, puis contrôler naturellement leur mélodie nécessaire. J'ai aujourd'hui tant repoussé les limites de mes perceptions, que ma conscience peut voyager au niveau cellulaire et établir le contact – je ne trouve pas d'autres mots – avec mes constituants essentiels. J'ai déjà accompli tant de choses que j'en suis viscéralement convaincu, aussi fou que cela puisse paraître, je vais survivre. Mes armes sont affûtées, mon plan de bataille échafaudé.


Mon état s'est stabilisé. Comme si la mort, cette abomination infecte, s'amusait de moi et éprouvait mon acharnement. Rictus carnassier, noires pensées sous le linceul, toute morgue dehors, elle laisse sa proie se débattre telle un rat de laboratoire, guettant l'instant jubilatoire d'écraser sa révolte d'une pichenette létale. Elle me connaît bien mal, la saleté, si elle pense avoir ma peau si facilement.

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Il est l'heure de partir en guerre. Je m'ouvre à l'allégresse de mes alvéoles pulmonaires, alliées de mes premières explorations, tandis qu'elles se gorgent d'air frais, et projette ma conscience au sein de cette joie stimulante. Je débarque dans un paysage fantastique, hollywoodien. La lumière ici palpite au rythme de ma respiration, rose doux puis blanc solaire. Un dense réseau de communication transmet d'incessants messages comme autant d'éclairs dans mon ciel intime : l'activité nerveuse bat son plein. Des rivières vermillon transportent le précieux oxygène, comme autant de torrents au vacarme assourdissant. Tout alentour bruisse d'une vie trépidante, foisonnante. Explorateur ébahi, je m'abreuve de l'indicible plaisir de ces virées extatiques !


Mais, je ne suis pas ici pour admirer ma beauté intérieure. Je me lance à la recherche de l'ennemi implacable qui veut ma peau. Sa prolifération le rend aisé à débusquer, me voici déjà dans une zone infestée. L'insouciante gaieté ressentie précédemment cède ici la place à une ambiance mortifère : l'obscurité a dissout la lumière, d'infects relents putrides empuantissent l'atmosphère. D'odieuses stalactites suintent un liquide répugnant, qui ajoute sa purulence à la corruption qui règne ici-bas. J'observe les immondes vampires dont les pulsions de mort ont pourri ma chair : piratant mon réseau sanguin, ils s'abreuvent à grandes lampées de mon fluide vital. L'un d'eux s'attaque sauvagement à la paroi qu'il parasite : il griffe, mord et déchire, tente d'ouvrir une voie vers la veine la plus proche. L'enflure veut se joindre au flux pour se répandre. La haine qui anime ces monstres est palpable, l'air est saturé d'une fièvre destructrice et malsaine. Toute fantomatique que soit ma présence en ce lieu, je suis pris d'une violente nausée. Patauger dans ces marais sordides, c'est regarder ma mort dans les yeux, la toucher du doigt. Ici, ma fin a une odeur, une couleur, presque tangibles. Ici, on sait ce qu'il y a de l'autre côté du mur. Ça n'a rien à voir avec un charmant paradis posé sur quelque nuage fleuri. C'est épouvantable et terrifiant, ténébreux et définitif. « Putain, ressaisis-toi. Reste fort. Tu as une révolte à sonner. ». Une bataille à mener.


J'approche de la frontière qui sépare la tumeur des cellules saines. Ces dernières frémissent encore des affrontements passés. Tant des leurs ont été abattues sans pitié. Elles tremblent à l'idée de leur disparition prochaine. L'ennemi dégueule de fiel et de fureur, il rugit sa rage conquérante et promet l'anéantissement. Qu'il profite tant qu'il le peut, je vais m'occuper de son cas.


J'imagine des outils de sculpteur, marteau et ciseau, et m'attaque à détacher la masse nauséabonde des parois affaiblies. J'invoque le plâtre et le mortier du maçon, pour assécher son ravitaillement en énergie. Je brandis le sabre du guerrier, pour taillader et meurtrir l'agresseur. Je ne saurais traduire en termes médicaux, physiques ou biologiques, ce que je suis en train de faire. Cependant, je vois que mon ardeur paie, car la saloperie perd en vigueur. Tandis que je tranche et charcute, j'invective les cellules saines, les enjoins à surpasser leur immobilité craintive, à reproduire mon geste, à lutter. Je hèle les messagers de mes fibres nerveuses, qu'ils suspendent leur course effrénée, observent la bataille, et relaient la nouvelle aux quatre coins du royaume : nous avons les moyens d'abattre l'envahisseur, engagez le combat ! Mes alliées sorties de leur torpeur et lancées dans l'affrontement, je vole d'axones en dendrites pour galvaniser d'autres zones contaminées. Partout, des vivats déterminés m'accueillent. Souvent, j'arrive alors que la reconquête est déjà en cours. Je ne cantonne pas ma campagne aux seuls territoires infectés. Je coordonne l'insurrection en m'appuyant sur les relais principaux de mon enveloppe : cerveau reptilien, moelle épinière, cœur. J'exhorte la moelle osseuse, fière usine de soldats fidèles, à produire plus de globules blancs qui iront grossir nos rangs. Mon organisme tout entier vibre sous la clameur de l'assaut. Un cri unique composé d'une infinité de voix chante la fin de l'oppression. Je suis submergé par le flot intarissable d'émotions qui surgissent de toutes parts. J'ajoute ma fougue à l'ensemble dans un hurlement triomphant et vengeur et… épuisé, je perds connaissance.


Au lit, fatigué, harassé,… Mais heureux. Ma folle campagne est lancée, et l'issue de la bataille ne fait plus de doute : j'ai gagné, nous avons gagné. La vague de fond ne s'échouera pas avant que la victoire ne soit totale. Je souris. Le tumulte formidable qui bat en mon sein, pétillant d'enthousiasme et de vie, est une promesse d'avenir. Cette agitation inouïe, la violence des assauts, tranchent avec le calme écrasant de ma chambre tranquille.

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J'ai vu la mort, la vraie. Alors que je guérissais, j'ai entendu son cri de frustration. Pour la première fois en une éternité de tourments, elle a subi une défaite. J'ai senti son incrédulité. J'ai goûté sa peur. Depuis ma rémission totale, définitive, j'ai un objectif : la mettre au chômage.


La mort ne peut plus m'atteindre par voie médicale. Je suis seul maître à bord de mon navire organique. Revancharde et perfide, elle sème sur mon chemin de multiples pièges pour me rappeler à elle. Traverser la route s'avère dangereux. Passer sous une échelle, suicidaire. Mais, je m'amuse aujourd'hui de ses tentatives pathétiques. C'est que j'ai développé une autre faculté fabuleuse : je sens les choses qui m'entourent et peux, chaque jour un peu plus, leur commander. Elles me parlent même sans cesse ; étais-je sourd avant, incapable d'entendre leur brouhaha tapageur ? Fort de cette complicité, j'ai toujours un coup d'avance et évite avec aisance les peaux de bananes que la vieille rombière glisse sous mes pas.


Ma maladie devait signer ma fin ; ma rémission est un commencement. Entre la mort et moi, c'est une affaire personnelle. Je vais lever une armée faite d'hommes nouveaux, nous serons légion, et nous traquerons sans relâche sa carcasse décharnée, marcherons sur ses territoires désolés, débusquerons son cloaque misérable, ce sombre repaire de trop de meurtres impunis. Puis, nous la mettrons à genoux, et signerons l'éclosion d'une humanité libérée de cette monstruosité assassine. Je la veux inquiète et tremblotante, terrorisée à l'idée de notre prochaine rencontre, condamnée sans recours à expier ses crimes. Je veux qu'elle le ressente au plus profond de ses tripes putréfiées, nous arrivons. Homo Spiritus.

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