Hoover

Catfish Tomei

Une histoire racontée par mon père, un soir, à Gand.

Mon père s’appelle Michael Hickins, il est né dans le Queens à New York et nous nous sommes connus quelques temps après qu’il ait fait l’amour avec ma mère. Quand j’étais encore petit garçon et pendant longtemps, il était un dieu lointain dont j’étais amoureux, et je lui ai demandé un jour au téléphone s’il avait un meilleur ami. Comme pour savoir si cela existait, ou non. Il m’a répondu : « Oui, c’est Michael Grandville, mon meilleur ami. Mais avant c’était Michael Hoover. C’était avant. » Je ne sais pas vraiment pourquoi, ces mots sont restés au chaud dans les coffres de ma mémoire durant des années entières, sans que j’en comprenne l’importance. Jusque récemment.

Durant l’été 2012, mon père et moi avons roulé une semaine ensemble, de Lille à Amsterdam. C’était notre rencontre annuelle, et elle venait après des temps qui avaient été troublés et orageux entre nous : car j’en avais voulu au dieu lointain, de n’être pas dieu mais seulement lointain. Mais unis par l’amour de la bonne chère et l’envie de nous voir, nous avons taillé notre part de chemin.

 Mon père est un écrivain et peu de personnes voient à quel point sa douceur est une force : c’est la cruauté de notre temps. En d’autres époques, il aurait été le poète qui parle le soir autour du feu, pour faire rire, rêver et sortir les démons cachés au fond du cœur des hommes. C’est de lui dont, sans le vouloir ni le comprendre, j’ai hérité l’amour et l’art des mots.

Un soir, mon père et moi nous sommes arrêtés à Gand, et nous avons été voir « Sur la Route » au cinéma. En sortant, on s’est assis à une terrasse située entre quatre grandes bâtisses religieuses, qui s’élevaient en flèches tirées vers le ciel, et on a bu des bières et on a fumé des cigarettes en parlant du film.  La discussion a fini par tourner autour du personnage de Dean Moriarty, un vagabond accompli. J’ai demandé à mon père, s’il avait déjà rencontré un individu de ce calibre, le genre de type en même temps très égoïste, attachant et destructeur, pour son entourage et pour lui-même. Le genre d’être qui vit toute sa vie à côté de l’humanité, dans une forme de passion et d’incompréhension mutuelle.

Mon père a rapidement prononcé le nom de « Michael Hoover ». Ce « Hoover » a fait écho comme s’il avait été toujours là, dans le décor, sans que je le remarque vraiment. « Hoover » a répété mon paternel, avec sa pointe d’accent américain, en levant son regard bleu et doux vers les étoiles, songeur. Ma curiosité a été attisée par l’importance que semblait porter ce nom. Alors j’ai demandé à mon sacré bonhomme de père, de me raconter qui était Michael Hoover. Cette nuit est passée entièrement dans son histoire et je regrette de n’avoir pas gravé ses mots avant, pour les retenir mieux. Mais il en est resté un essentiel bien plus consistant que ce que la plupart des personnages réels et imaginés auraient pu raconter de leur vie.  « La première chose à savoir sur Michael Hoover, a commencé mon père, c’est que tout le monde l’appelait Hoover. Juste Hoover. Même sa femme l’appelait Hoover ».

Mon père vivait en France depuis quelques années avec sa première femme lorsqu’il l’a rencontré, un après-midi, à la Poste. Il avait lu une adresse américaine sur le paquet d’un homme qui était devant lui dans la file. « Hoover était une vraie force de la nature. Il faisait ma taille, un peu plus peut-être. Mais ce qui était incroyable, c’est que son corps entier transpirait la force. Une force qui n’est sensée exister que dans les livres de mythologie » Bref, ils avaient été prendre un café en bons américains amoureux de la France, et ils étaient immédiatement devenus de très bons copains.

Hoover résidait dans une cours d’immeuble dans le XVème arrondissement de Paris. Il avait convaincu le propriétaire, on ne sait comment, de l’y laisser vivre gratuitement en échange de quoi, il réparerait la petite cahutte dans laquelle il comptait vivre. Il y avait empilé ses quelques vêtements, sa brosse à dent et un vieux matelas. Hoover passait ses journées à peindre et mon père me disait qu’il se nourrissait exclusivement de bière, sans pourtant jamais avoir l’air d’un ivrogne.

Il allait tous les jours à la piscine du quartier, pour se laver et garder intacte son incroyable forme physique. Il plongeait magnifiquement devant toutes les bourgeoises présentes au bord de l’eau et alignait des longueurs en papillon, comme un aigle aurait fondu dans le ciel. La terre entière semblait être taillée dans l’envergure de ses bras, de ses jambes, de ses muscles. Il était tel qu’on imagine les demi-dieux, et mon père a longtemps pensé que Hoover avait 35 ans à peine, quelque chose qui veut dire à la fois l’expérience, la maturité et la force vitale. Il n’à découvert que plus tard qu’il en avait en fait, une bonne quinzaine de plus. Bref, grâce à la piscine, Hoover ramenait des bourgeoises dans sa cour. Elles pensaient se faire attraper par lui contre un mur, et se faire saillir par cet américain herculéen. Mais lui, voulait juste leur montrer ses peintures et les faire acheter.

Parfois, elles l’invitaient à dîner avec leur famille, soit disant pour qu’il donne d’hypothétiques cours d’anglais aux gamins, ce qu’il n’a jamais vraiment fait d’après mon père. Lui se contentait de venir et de fasciner les assemblées par son exotisme charismatique d’américain cultivé. Il disait à chaque fois qu’il aimait beaucoup la France mais qu’il ne comprenait pas tout. Qu’il ne comprenait pas comment payer ses factures et ne trouvait pas de magasins où acheter des vêtements à sa taille. Il passait pour le génie, un géant trop vaste et trop ample pour être contenu dans un si petit pays. Alors ils le prenaient en bonne grâce et mon père m’a expliqué que Hoover a fini par vivre aux frais de toute la bourgeoisie du XVème, qui payait pour ses factures : mon père, en bon américain, exagère toujours un peu le trait, mais on ne devait pas être loin du compte.

La femme de mon père n’aimait pas du tout Hoover, et Hoover lui rendait bien. Elle pensait qu’il avait une mauvaise influence sur mon futur paternel. Un jour, Hoover s’est fait inviter en Italie par une riche femme mûre qu’il avait rencontrée et, comme il ne voulait pas être seul avec cette couguar, il avait invité mon père et sa femme à le suivre. Au bout de quelques jours là-bas, la femme de mon père s’est ennuyée et a voulu rentrer à Paris. Ce bon vieux Michael Hickins a du se résigner à suivre son épouse, contre l’opinion de Hoover. Mais le lendemain, au moment de partir, la voiture ne démarrait plus : mon père a appris plus tard que Hoover avait blindé le moteur de terre durant la nuit. L’homme ne supportait pas que l’on résiste à son bon plaisir et il aimait mon père, à sa manière.

Je crois cependant que c’est au moment où la femme de mon père a demandé le divorce, qu’ils sont vraiment devenus amis. « Je suis allé chez Hoover, et je me sentais vraiment très mal. Je venais de publier mon bouquin et je suis tombé de très haut quand elle m’a quitté. Hoover m’a dit que c’était mieux comme ça, que c’était pas une femme pour moi. Je lui ai dit que je ne savais pas trop, mais que j’étais vraiment triste. Hoover m’a dit que ça irait mieux. Et je lui ai répondu que certainement que oui, mais que là ça n’allait pas. Alors il m’a regardé un moment puis il a posé sa main sur mon épaule et a dit : « Cinq jours Hickins. Dans cinq jours, tu l’auras oubliée ». Et le pire, c’est que c’était vrai. Après cinq jours passés avec Hoover, je n’étais plus du tout triste ». Mon père ne m’a jamais raconté ce qu’ils avaient fait, et je veux bien m’imaginer qu’il veut sauver l’image qu’a de lui son fils, mais je sais bien qu’on ne panse pas les blessures du cœur avec des psaumes et de l’eau bénite.  

Ce qui compte au final, c’est que cette histoire a forgé  un truc entre eux. Et ils ont vécu de sacrées aventures ensemble, parait-il, dans des rues de Paris qui n’existent plus et dont je demande s’ils ne les ont pas inventées dans leur délire commun. Ce que j’ai retenu c’est que mon père et Hoover, ensemble, avaient cette sympathique capacité à attirer l’improbable vers eux. Les personnages et les lieux étranges ont été leur terrain de jeu.

Toutefois, avec Michael Hoover, on ne pouvait être ami que d’une manière spéciale et déséquilibrée. Car il ne suivait que son courant intérieur, sauvage et parfois égoïste : « Ce qui était énervant avec Hoover, c’est que parfois, il disparaissait, il ne donnait plus de nouvelles, il te laissait en plan. Il était du genre à s’engager à t’aider pour un déménagement et à ne jamais venir. Il s’en foutait, on lui pardonnait. Mais pour les choses vraiment importantes, Hoover était là, en principe ».

C’est à partir de cette époque  que mon père a commencé à en savoir plus sur le passé de Michael Hoover, que ce dernier ne livrait qu’indirectement, par bribes et indices involontaires. Mon père a compris qu’il savait des choses qu’on ne lit pas dans les livres, ni dans les journaux. Des choses qui indiquaient que cet homme aux allures de bloc de marbre avait plus d’une cinquantaine d’années, au bas mot. Et c’est tout en finesse que Michael Hickins a intérieurement assemblé les fragments concédés par Hoover au fil de leurs longues discussions, et qu’il a pu en faire un récit clair et cohérent à son fils.

Il m’a dit qu’Hoover était né et avait grandi à Chicago, et que ses parents ne lui avaient jamais donné beaucoup d’amour. Son père était un flambeur et sa mère boxait à peu près dans la même catégorie : un mélange d’indifférence et d’égocentrisme, masqués par le sourire de la jouissance. Ils s’étaient séparés, pour peu qu’ils aient vraiment été ensemble, et ne s’occupaient pas de leur enfant, ni ne l’envoyaient à l’école. Le jeune Hoover a donc grandi seul, à parcourir Chicago avec son appareil photo et à acquérir, on ne sait trop comment, une culture incroyable que mon père sentait dans chacune de ses peintures. A huit ans, il a pris la photo d’un ouvrier qui tombait d’un immeuble, l’a vendu au journal local et a commencé à faire son business : oui oui, c’est que l’on peut appeler un autodidacte précoce.

Après la Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement américain a lancé un programme militaire expérimental visant à former des troupes d’élites. Hoover s’est engagé à 16 ans et a été retenu dans ce qui devait devenir les Navy Seals, le meilleur corps d’armée des Etats-Unis. Pendant des années, il a voyagé, s’est entraîné à sauter d’un sous-marin à l’autre en pleine mer, et à manier les armes comme une machine à tuer. Mon père pense que Hoover a fait plein de choses pas très chouettes, du nettoyage sanglant et des opérations secrètes, au Vietnam notamment. Certainement qu’il devait à cette partie de sa vie, son cynisme et son mépris des hommes politiques. Car il avait une expérience de leur action. C’est peut-être et sans doute tout cela qu’il avait fui, allant se terrer pour peindre entre 4 bouts de taules, au fond d’une cour d’immeuble parisienne.

Au cours de sa jeunesse, Hoover avait passé plusieurs années en Amérique du Sud pour s’entraîner comme sentinelle et pour participer aux activités étasuniennes dans la région. Depuis, tous les ans, il partait quelques mois au Venezuela. Il avait aidé des autochtones là-bas, à construire un hôpital dans un coin reculé et avait reçu la fille du chef du village en récompense. C’est ce qu’il racontait à mon père, et c’était sûrement la vérité, mais sûrement pas toute la vérité. Je me dis qu’il est possible que Hoover ait travaillé là-bas pour les renseignements américains : sans véritable attache ou famille, avec son expérience et tout ce qu’un soldat de chair peut rêver de force, c’était un client idéal. Mais au fond, ce n’est pas le plus important.

« Tous les jours, sans exception, Hoover se levait très tôt le matin et allait courir dans Paris. Il finissait toujours ses exercices physiques en montant à un arbre et en prenant la position d’un félin. Il m’a raconté qu’il faisait cela parce qu’il avait un jour tué une panthère dans la jungle et qu’à ce moment précis, l’âme de la bête était entrée en lui. » Cette mystique, c’est certainement ce qui faisait le pouvoir d’attraction de Hoover et ce qui l’isolait quelque peu du commun des mortels, des femmes qui l’aimèrent, notamment. Hoover ne méprisait absolument pas les femmes et prenait même plaisir à les voir. Mais ce qu’il préférait par-dessus tout, m’a dit mon père, c’était peindre, entretenir la puissance de son métabolisme et exercer son art de vivre. Tout cela prenait du temps et de l’espace. Les femmes ne comprenaient pas, lui en voulaient et tout cela finissait par l’agacer, l’ennuyer et il les quittait. Cela ne l’a pas empêché de se marier, d’une manière très hooverienne.

A ce moment là de sa vie, Hoover vivait entre New York et le Venezuela : il avait une femme aux Etats-Unis, une autre à Caracas et la fille du chef du village. Je ne sais plus vraiment comment tout cela fonctionnait, si ce n’est que la new-yorkaise ignorait l’existence des deux autres. Mais au fond, il est probable que chacune se doutait de la manière dont vivait Hoover : le fait est que sa liberté était une évidence tellement absolue que personne ne la remettait en question, de la même manière qu’on ne contredit pas le courant des rivières. En cela, on l’aimait même si cela faisait mal.

« La dernière fois que j’ai vu Hoover, c’était par hasard, dans un parc à New York. Je ne l’avais pas du depuis des années mais souvent, face à une situation complexe, je me disais « mais qu’aurait fait Hoover ?». Bref, il était là, sur un banc, vêtu de haillons. Je me suis assis à côté de lui et il m’a expliqué qu’il observait les clochards et leur mode de vie. On ne s’est trop rien dit d’important ce jour là mais ce qui m’a frappé, c’est à quel point il avait perdu en vigueur : son corps et son visage n’était plus les mêmes. Il y avait aussi son attitude. Autrefois, quand je rentrais dans sa cour, il disait sans se retourner « Salut Michael, prends-toi une bière, j’arrive ». Cette fois là, je suis parti et j’ai voulu revenir. Mais il n’a pas remarqué mon retour, il était déjà ailleurs, là où se trouvait l’étincelle disparue de ses yeux. J’ai compris ce jour, à quel point la vie le rendait seul. » Mon père avait le regard triste en me disant tout cela. Sa lèvre inférieure tremblait un peu et il m’a fait un sourire plein d’affection. Un truc touchant à la Michael Hickins.

« Quand la femme américaine de Hoover m’a appelé pour me dire qu’il était mort, j’ai vraiment pleuré. J’étais inconsolable. Je n’arrêtais pas de dire à Molly, « Hoover est mort, mais putain Hoover est mort ».  Et j’imagine mon père sangloter ces mots comme on s’étouffe de tristesse.

 Hoover n’était plus tout jeune et n’avait plus toute sa forme lorsque c’est arrivé. Un soir, il est rentré dans sa cabane au fond du Venezuela et l’a trouvée occupée par un gang de narcotrafiquants. Il aurait essayé de les chasser, en vain. Ils l’ont tabassé et ont laissé son corps d’homme vieillissant pour mort. Il se serait certainement remis de ses blessures s’il n’avait pas eu cette cirrhose du foie, cumul de tous ses excès, remède à toutes ses blessures. Il s’est éteint comme tout ce qui ne plie jamais : en se rompant brutalement.

« Sa femme et moi, on a continué à s’écrire et à s’appeler, parfois. Quelques années après, elle m’a passé un coup de fil. Elle était dans un mélange d’angoisse et d’euphorie. Elle m’a demandé si je pensais que Hoover était un extra-terrestre. Surpris, je lui ai répondu que non et elle ne m’a plus jamais adressé la parole. » Mon père, a levé le menton pour dire quelque chose d’important mais s’est arrêté dans son mouvement et a rabaissé ses yeux tristes. Il a repris son souffle avec ce petit balancement de tête qu’il fait lorsque l’émotion le traverse trop fortement. Reprenant son équilibre intérieur, il a dit calmement : « Hoover est mort depuis un moment maintenant. Je lui en voulais d’être parti, de ne pas me donner à la hauteur de que je voulais lui donner. Il avait parfois cette indifférence et cette insensibilité à l’égard de nous, de ses amis, de ses femmes. On a tous souffert de Hoover, quand on l’a aimé. Mais souvent, il me manque et je me dis que quelque part, c’est parce qu’il avait sa manière à lui de donner aux autres. Une manière monstrueuse, et magnifique, quand on y pense… »

Voilà comment, le temps d’une nuit, Michael Hickins a offert à son ami Michael Hoover, une seconde vie. Avant d’aller brûler des djocos avec moi à Amsterdam.

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