HOPEFUL

reckless

Hopeful

Tout était sombre autour, et Mark continuait de marcher. Il savait qu’il ne pouvait pas s’arrêter avant d’avoir délivré le message. C’était comme dans ce roman de Stephen King. Ou Grisham, il ne savait plus très bien à dire vrai. Il se souvenait juste du titre : «Marche ou crève ». Un livre qui lui avait fait l’effet d’une bombe à retardement. Le personnage principal s’était engagé pour Dieu sait quelle raison dans une compétition de marche fatale au cours de laquelle les participants se faisaient descendre d’une –ou plusieurs -balles dans la tête lorsqu’ils ralentissaient la cadence ou au contraire, l’accéléraient. Mark n’avait pas tenu le coup de cette violence spontanée et gratuite, il avait abandonné au bout de la trentième page. Pétronie Jacobs le lui avait reproché. Elle l’avait lu elle, et même relu plus d’une fois parce que la dernière page lui avait paru quelque peu incompréhensible.

-« j’ai rien compris à la fin » lui avait-elle confié, les yeux songeurs au dessus desquels se dessinaient deux sourcils froncés à l’exagération.

Et ce soir, mark marchait. Encore et toujours.

 Lorsqu’il avait pour la première fois entendu parler de l’holocauste, il devait avoir tous justes sept ans. Il n’avait absolument rien compris à ce mot, il avait juste retenu la frappante ressemblance avec le terme Low cost, et cela l’avait beaucoup fait rire. Plus maintenant. Plus jamais. D’ailleurs, il avait cessé de trouver l’holocauste marrant bien longtemps au paravent. Et ce n’étaient pas les mines et les visages sérieux de ses professeurs d’histoire lors des cours qui l’avaient fait parvenir à en saisir le sens. C’était juste une image, qui s’était imprimée dans son esprit, sa mémoire, une image qui savait prendre de la voix et devenir aussi raisonnante qu’un cri, peut être même plus affreux et désespéré que celui de Munch. Cette image, c’était celle du jeune homme, qui à dire vrai n’en était plus tout à fait un. Elle devait dater de 1944 ou 1945. Il avait plus l’air d’un sac d’os, à la peau abîmée et dans les tons jaunâtres, parcourue de cratères aussi profonds que le vide dans les yeux qui persistaient dans ses orbites. C’était un jeune juif, trop abîmé pour les travaux physiques dans le camp, et même trop abîmé pour l’infirmerie qui de toute façon devait se trouver déjà pleine de pâles copies de lui, parfois plus jeunes ou au contraires bien plus âgées, luttant entre la mort et …la mort. C’était la mort dans les deux cas. Simplement que l’une viendrait plus vite que l’autre. L’une serait plus subite, et qui sait, peut être pas aussi douloureuse qu’on le pensait. Leurre, leurre, rien qu’un leurre. Bref, ce jeune homme, Mark l’avait vu l’espace d’une seconde dans le documentaire que leur avait fait visionner la prof d’histoire, il y a quelques années de cela, pour illustrer la partie du cours consacrée au IIIe Reich en Allemagne. Une seconde, peut être même un peu moins, mais cela avait suffit pour que Mark lui donne un nom. Hopeless. C’était le seul mot qui lui était venu à l’esprit lorsqu’il avait repensé à ce docu, à toute l’histoire, qu’elle racontait, et celle de tous ces gens qui avaient perdu visage, identité, et espoir. Mark s’était juré de ne jamais devenir comme hopeless. De ne jamais être un hopeless number two. Et ça avait été facile pour lui jusque là.

-« Tu t’en tire toujours sans une égratignure », lui avait dit une fois son meilleur ami  en faisant allusion aux bagarres dans la cours du lycée.

 Mark, on le trouvait quand on le cherchait. Il chérissait l’image et le souvenir de hopeless au plus profond de lui-même, mais il le redoutait aussi. Un peu comme le poison qui abrège nos souffrances, qui nous finit  et nous tue, qui fait de nous un cadavre. Ce poison là qui, à la fois nous fascine et nous repousse. Mark avait toujours été fort. Jusqu’à ce qu’il surprenne quelques jours plus tôt, dans un bout de verre, le reflet de ses yeux, et le regard à l’intérieur, ce regard là qui aurait tant voulu dire mais qui se retrouvait réduit au silence, tant il craignait de ne jamais plus voir, d’être réduit à néant. Comme si ses yeux, de peur d’être crevés pour en avoir trop vu, ne cherchaient qu’à se fermer pour toujours. Il avait vu dans ses propres yeux, Hopeless. Il était lui aussi devenu Hopeless. Number two.

Et à présent il marchait dans la nuit, et il faisait froid. Il ne savait pas très bien ou il se trouvait, ou il se dirigeait, ni même d’où il venait exactement. Il marchait parce que son cœur était lourd, sa gorge serrée, l’air dans ses poumons comprimés. Il n’avait pas put leur tenir tête. D’ailleurs, qui aurait put ? Ils étaient armés et préparés dès leur plus tendre enfance. Nés avec un couteau dans les mains, aurait dit son meilleur ami. Nés pour tuer. Lui, il avait toujours cru que jamais il ne serait une victime. Il s’était toujours vu comme ces super héros qui dominent les grattes ciel, qui volent dans le ciel, au dessus des Nous, les mortels, les simples humains, les hopeless. Mais il avait vu de la haine dans leur regard. De la haine et du dédain comme jamais il n’aurait pensé qu’il puisse en exister. C’était encore très flou dans sa mémoire. C’était certain, mais flou. Il avait des flashes.

 Il voyait Honoré et Arthur, se faisant torturer, il revoyait le sang gicler du moignon d’Arthur qui gardait ses yeux fixés sur ceux de Jaurès, les gouttes rouges qui parsemaient son teeshirt blanc, ces gouttes de sang qui s’élargissaient, se rejoignaient, formaient des tâches plus grandes. Mark avait pensé, depuis la cage dans laquelle il avait été retenu prisonnier, que le corps humain contenait tellement de sang, qu’il y avait de fortes chances que cela ne finisse jamais. Que jamais ce liquide rouge et poisseux ne s’arrêterait de couler, de gicler, et de couvrir le sol. Il revoyait à présent par flashes le visage impassible du gourou qui, couteau en main, passait entre les rangées d’hommes qui se tortillaient à terre, cachant tant bien que mal leur sexe d’une main, et se protégeant les yeux de l’autre. La lumière était aveuglante, propulsée par les projecteurs au plafond. Il faisait aussi noir qu’on pouvait imaginer en enfer maintenant, et pourtant au souvenir de la puissance de cette lumière froide et violeuse de tout, mark ferma prestement les yeux. Hopeless. C’était exactement ce qu’ils étaient tous. Tous ces hommes nus à terre, à qui leur fierté, leur identité, et leur espoir avaient été enlevés, arrachés, sans même un peu d’égard. Et là, on s’attaquait à leur sexe. Avec un couteau. Ou à leurs mains. Les doigts aussi étaient chose précieuse, d’après ce qu’on pouvait voir de l’attitude du gourou et de ses idiots d’adorateurs. Mark se souvint avoir pensé que c’était comme l’holocauste pas vrai ? On est innocents, mais on nous tue quand même. Ok. On ne se contente pas de nous tuer d’une balle dans la tête, ça serait trop gentil, trop soft et pas assez hard. Puisque Nous sommes sensés aimer ça, Nous, le hard. Il faut nous en donner.

 Flashe qui vient. Jaurès qui rampe vers un autre hopeless, et qui se fait marcher sur la main par la chaussure du gourou.  Cette main qu’il perdra quelques instants plus tard. Mais il ne le sait pas encore, même s’il s’en doute. Notre plus grande faiblesse, nous les humains, c’est qu’on à tendance à ne pas le voir, même quand une situation est radicale, irrémédiable. C’est ce qu’avait pensé mark en voyant le docu. « Bercés d’illusions, rassurés aujourd’hui, puis massacrés demain. » de Gérard Klein, et à présent de « moi » pensa mark. On leur avait fait croire qu’on les guérirait de cette anomalie, ils n’avaient même pas eu le choix. Docteur, suis-je seulement malade ? Docteur, suis-je contraint de suivre ce traitement ? Le docteur avait forcé la main, mis la camisole de force parce que, apparemment, il s’agissait d’un cas de force majeure.

 Flashe qui vient. Le gourou qui lance sa meute sur le troupeau de Nous, apeurés, effrayés, et plus vraiment humains. Non, si nous étions humains ils nous auraient faits ça dis ? Hein, dis ?

Mark savait très bien ce qu’il devait faire. Se faire accepter, au prix de tout ce que ça pouvait couter, parce qu’à présent, il n’était  plus hopeless du tout. Il avait eu de la chance, le verrou de sa cage dans le coin de la pièce avait sauté. Il ne ferait pas partie de la prochaine « épuration » comme l’avait appelé le gourou. Il était en 2011, et il lui avait tout d’abord été impossible de croire ce qu’il voyait, ce à quoi il assistait, ce de quoi il était victime, bovin sans défense, sans réelle envie de se défendre, tant les faits lui paraissent irréels. Il était en 2011, et peinait à comprendre comment une chose aussi simple et vieille, qui avait fait débat pendant des centaines d’année pouvait déclencher aujourd’hui encore autant de haine et d’incompréhension. Mark avait sut en s’échappant de cet endroit, qu’il avait un rôle à jouer.

 Il presse le pas. Dans la nuit il ne voit pas les tâches brunes laissées par le sang qui s’échappe de son moignon gauche serré dans les tissus de son teeshirt. Il ne voit  pas non plus très bien le chemin devant lui. D’ailleurs il n’entend plus très bien la respiration des arbres autour, et le bruit de ses pas sur le sol. Bientôt, il en aura fini de se soucier de hopeless, et du gourou. Il n’a pas délivré le message mais il est serein. Pour la première fois depuis huit jours, mark sourit. Très faiblement, mais il sourit. Il a les captures vidéo dans son téléphone portable, qui cogne contre sa cuisse droite dans sa poche, au rythme de ses pas. Ils verront, eux, ce qu’il n’aura pas eu le temps de leur dire. Ils sauront que certains, pas beaucoup mais certains ont souffert pour n’être plus jamais être réduits à ça : un gay. Une tarlouze. Ils sauront que chaque baiser qu’ils échangeront aux yeux de tous, chaque main qu’ils prendront dans la leur, devant le curé ou le marchand du coin, chaque geste autrefois bannis et à présent banal, aura été le résultat de tous ces sacrifices, au profit de tous ces hopeless. 

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