Hymne à l'amour

klivblack

"Certaines questions n'existent que pour le bienfait de se les poser. Et d'autres servent à dissimuler une vérité qu'on se refuse à accepter"

Le vêtement tomba sur elle comme un pétale enrobant une lys. Ses cheveux bruns s'échouèrent sur ses frêles épaules et se mêlèrent au tissu en dentelle de sa robe. Elle se croyait seule. Mais je ne pouvais empêcher mon regard de se poser sur chaque parcelle de sa peau qu'elle laissait, naïve, à découvert. Les formes de son visage m'apparaissaient floues, obscurcies. Le toit en pente projetait son ombre sur sa tête. Je me maudis intérieurement de succomber à cette curiosité malsaine. Mes yeux ne purent s'empêcher de s'arrêter sur le moindre détail qui s'offrait à mon imagination. Les plis innocents de ses atours devinrent les méandres imaginaires de sa peau. Son épiderme se mêlant dans les lubies de mon esprit aux tracés de son étoffe.

Je me forçai à me concentrer sur l'ouvrage posé devant moi. L'épingle à nourrice plantée dans la pelote de laine semblait me défier de m'y frotter à nouveau. Exaspérée par mon manque de diligence, je laissais tout choir et décidais de descendre à la caserne pour chaparder quelque chose dans la cuisine.

Je dévalais les escaliers sur la pointe des pieds et surpris une discussion très animée entre Mme. Yvonne et un homme en habit pourpre. Je m'accroupis un instant dans la cage d'escalier et tentais de saisir quelques bribes de leur conversation. Je jetais un coup d'œil et vit rapidement le conciliabule très intime que tenaient les deux protagonistes. Ils étaient penchés l'un vers l'autre, leurs nez se touchant presque, leurs mains posées sagement entre eux, comme pour retenir leurs corps de se fondre l'un dans l'autre. Mme. Yvonne était appuyée sur sa jambe droite et semblait à deux doigt de défaillir devant ce gringalet corpulent en habit d'oiseau. Elle avait posé sur ses épaules une étole en fausse soie agrémentée de plusieurs bijoux où chouettes côtoyaient attrape-rêves. Sa longue robe bouffante ne datait pas d'hier et je cru même remarquer, sous l'emplacement de sa fesse gauche, une tache d'huile qui avait triomphé de la lessive. Ce monsieur, quant à lui, semblait épris de ma tenancière d'une force et d'une férocité sans égale. Ses yeux brillaient comme des billes, il semblait à deux doigts de se prosterner devant ma maîtresse, prêt à se damner pour un seul de ses sourires. Je ne savais pas s'il était beau ou triste de voir ainsi l'expression d'un amour si passionnel dans les yeux d'un homme qui n'était pas plus haut que trois pommes. Mais pour moi, il ne faisait aucun doute que sa richesse devait peser bien plus lourd que son esprit ou son caractère dans la balance ô combien faussée de ma patronne. Il était de ceux dont je croisais avidement le regard, en espérant y trouver le secret d'une passion qui m'était encore inconnue. Si facilement épris, aimables et doux, ces hommes touchaient ma sensibilité de jeune femme prude et révoltaient mon esprit d'aventureuse en quête de sensations. Il était pour moi impensable de se mettre ainsi à nu devant autrui, sans aucun honneur, sans aucune gêne. Il clamait haut et fort et ce, à qui voulait l'entendre, qu'il aimait cette femme à en mourir.

La seule chose qui me vint à l'esprit, c'est que ce pauvre homme, aurait en effet une vie bien courte.

Leurs chuchotement me mirent la rage au cœur et le feu au sang. Je ne pouvais supporter une telle démonstration d'affection. Ils se mangeaient du regard, semblant s'apprivoiser comme pour la première fois, se rapprochant puis s'éloignant, étourdis par la soudaine proximité de l'autre. Leurs mimiques et leurs regards langoureux me donnaient la migraine. Je descendis les dernières marches et m'arrêtais devant le couple. Un signe de tête à Mme Yvonne, un bref regard au bonhomme et je me dirigeai d'un pas souverain vers le garde-manger.

Notre cuisinier, Monsieur Faille était occupé aux fourneaux. C'était l'heure du déjeuner sur la capitale et l'auberge allait bientôt ouvrir ses portes. Je subtilisais un petit pain dans un des paniers et me faufilais vers la buanderie dont la porte donnait sur la rue.

L'axe principal était arpenté en long, en large et en travers par toutes sortes d'énergumènes. Lourds volets côtoyaient redingotes et petits gilets. Vers le pont Neuf, un garçon en bottes courait derrière une dinde, au niveau du marchand de tapis, une fournée de personnages hauts en couleurs se pressaient contre les différents tissus, en hurlant des offres toutes plus exorbitantes les unes que les autres. Assis sur un tabouret, un bohémien jetait ses osselets sur les dalles graisseuses de la capitale. Le son des cloches de la cathédrale côtoyait les apostrophes des marchands, le fracas des fiacres arpentant la chaussée et le cliquetis des osselets qui heurtaient le revêtement. La ville palpitait, comme le cœur d'un géant en train de jouer à la marelle.

Époustouflée par l'allure des uns, repoussée par la dégaine des autres, je me plaisais à couler le voile de mon jugement sur les habitants de Paris. Je dévisageais sans pudeur, croisais les regards indignés, agacés, galants des hommes et échangeais des yeux tantôt jaloux, tantôt tendres avec les femmes. Hésitante, poussée par un désir de curiosité, je creusais au plus profond de moi même pour y déceler une trace d'intérêt, j'observais mes yeux dans les hautes fenêtres de la taverne, y guettant cette flamme qui consumait ce monsieur en habit pourpre. Mais je n'y trouvais que l'expression d'un espoir retenu.

Je soufflais, l'air blasé, puis sautant de l'appui de fenêtre, je me dirigeais vers un grand homme bien habillé, aux traits harmonieux. Je me campais en face de lui. Il me dévisagea. Je me penchais très fort vers lui, rapprochant nos nez, collant nos fronts et attendis. Rien ne me vint. Aucune sensation. Juste la gêne de m'être ainsi ridiculisée pour rien. Je revins à ma place initiale, les joues rougies, salua le monsieur stupéfait et couru me mettre à l'abri de son regard.

Je couru me dissimuler derrière le pan d'un mur et tentais vainement de calmer ma respiration erratique. J'éclatais de rire en repensant à la mine perdue du gentleman de tout à l'heure. Il devait m'avoir prise pour une folle. Une mélodie funèbre atteint le seuil de mes oreilles. Des notes graves, chantées par une voix d'enfant qui gravissaient les marches de mon âme. Je suivis la musique, curieuse et surpris soudain une scène des plus étranges. Un jeune garçon, aux boucles lourdes et aux joues rebondies, se tenait à genoux devant le cadavre d'un scarabée. La bestiole était couchée sur le dos, les pattes en l'air, tandis qu'un de ses congénères trottinait gaiement autour de lui. Le garçonnet entama un second refrain. Sa voix qui se voulait grave, sans parvenir à se départir des tons aigus de la jeunesse s'éleva dans les airs. Il semblait vouloir lui rendre hommage

Il murmura quelques mots à l'intention du silence, s'empara d'une énorme pierre qui devait faire la taille de sa tête, et l'abattit violemment sur le scarabée encore en vie. Il tapa plusieurs fois. Puis le silence revint. Le visage grave, il s'empara d'une petite pelle et creusa dans la terre meuble deux minuscules tombes jumelles.

Je détournais le regard, perturbée et rejoignis la rue. Je sentis une main agripper mon épaule. Un vif agacement s'empara de moi. Je ne supportais pas le contact. Je me retournais et croisais le regard de Dévery. Son sourire était toujours aussi éclatant. Le sourire d'un homme persuadé que sa vue enchante les doux agneaux qui se prennent dans ses pièges. Il y avait dans sa posture, une effroyable conscience de son apparente supériorité. Je plongeais mes yeux bruns dans ses iris olive et retournais la surface de son être en pensée, le déshabillant du regard, semblant vouloir l'atteindre jusqu'à l'os. Une pensée claire me fulgura et me laissa pantoise. J'aurais tant voulu parvenir à l'aimer. Dévery était un homme séduisant. Une haute stature, de larges épaules, un visage bien portant et un esprit vif quoique autocentré et égoïste. Il faisait grande impression auprès de la gente féminine. Et pourtant sa vue ne m'inspirait qu'une profonde et incompréhensible indifférence. Il pourrait lui arriver le meilleur, comme le pire, que mes nuits en seraient préservées. Son absence avait à mes yeux, le même impact que sa présence. Invisible aux yeux de mon âme il n'était qu'une brise sur laquelle j'avais naguère mis un prénom.

Il soutint mon regard, impassible puis il ouvrit la bouche et se mit à parler. Ses mots m'effleuraient, sans parvenir à m'atteindre. Pourquoi diable cet homme m'était-il parfaitement indifférent ? Il claqua sa langue contre son palais, l'air agacé. Il m'avait posé une question. Étais-je folle de me désintéresser ainsi d'un homme tel que lui ? Il roula des yeux. Plongée dans mes pensées, je me détournais de lui et le laissais planté là, les bras ballants, comme un idiot. Je sondais mon être à la recherche d'un soupçon de remord. Mais n'y trouvais pas satisfaction.

Pour une brise qu'on avait nommée, Dévery avait vraiment le chic de parler dans le vent. Je pouffais, étouffais mon rire dans ma paume droite, et continuais à déambuler sans but sur le dallage parisien.

Mes pas effleuraient le sol comme de légères plumes ployant sous le vent. Mes petits souliers dissimilés sous ma robe grise caressaient les pavés, comme s'ils avaient peur de les blesser. Je me sentais incroyablement légère. Au dessus de ma tête, des draps blancs accrochés à de longs fils séchaient au soleil. Les moineaux pépiaient gaiement et leurs gazouillements sonnaient à mes oreilles comme de jolis carillons. Les arbres, indulgents, laissaient les traces éphémères de l'astre moucheter la voie publique. La quiétude de ce tableau s'imposa à moi. Rien ne semblait avoir de réelle importance. Ces petits détails dont mes yeux avides se repaissaient dégageaient une formidable impression de liberté.

Alors que le soleil se pressait derrière la ligne d'horizon, les habitants se dirigèrent vers leurs logis. Bras dessus bras dessous, flânant sous le musc des cerisiers de printemps, les amoureux flirtaient, les vieux amants se souriaient tendrement. Les femmes posaient délicatement leur main sur les bras forts et vigoureux de leurs conjoints. Dans ce regard qu'ils échangeaient alors, passaient toutes sortes d'émotions. Une connivence qui cherchait approbation dans les yeux de l'autre, une flamme, à la fois douce et sauvage, un regard empreint d'une fièvre dangereuse et envoûtante qui me faisait crever de jalousie. Je me complaisais alors dans la mauvaise foi, me réfugiais dans l'aigreur et la mauvaise langue, tentant vainement d'oublier que j'étais incapable d'aimer dans une ville que le monde entier appelait, la ville de l'amour.

Triste comme les pierres, je remontais la rue. Le regard fixé sur le sol, refusant de voir ce spectacle qui se déroulait devant mes yeux. Mes pas me menèrent à l'entrée du port. L'eau rougeoyait sous l'éclat des nuages rosés. L'onde mouvementée se faisait et se défaisait sous mes yeux attentifs, crevant la surface pour venir s'échouer sur la coque avant d'une petite barque à la peinture écaillée. De fines ombres glissaient sous l'étendue transparente. Je me penchais pour mieux les apercevoir, me mis à genoux, comme à l'heure de la prière et approchais ma tête de l'onde frétillante. Des éclats nacrés époussetaient le fond marin, semblable à de petits flocons d'âmes qu'on aurait jeté à la mer. Le sable sombre, posé au fond se parait de lumière sous mes yeux émerveillés. Un monde endormi, qui ne semblait prendre vie que sous mon regard. Frétillant d'insouciance, caché aux yeux du malheur et de la tragédie.

Mon corps se redressa sous mon impulsion et se remit sur ses deux pieds. Je passais ma main sur mon sein droit et le palpais à la recherche des battements effrénés de mon cœur. Mon organe vital s'emballait plus à la vue des poissons que devant saint Dévery lui-même.

J'avais pour habitude de vivre avec rage, avec passion. Dans chaque pas que j'esquissais, dans chaque mot, dans chaque inspiration, je vivais avec la force d'un animal prit au piège, savourant ses derniers instants. Et, frustrée d'être privée ainsi de cette passion qui animait tant de cœurs, faisait vibrer tant d'âmes, je désespérais. J'avais beau me persuader que le poids que j'avais donné à ce sentiment n'était que le fruit de mon envie, je n'en avais cure. Je rêvais d'aimer. Parfois, dans l'obscurité de mes nuits, je m'imaginais apprendre les bienfaits de l'amour. Je donnais tant d'importance, tant d'intérêt à ce qui me manquait, persuadée que son acquisition changerait ma vie, que le sentiment en lui-même perdait petit à petit de son panache. C'était devenu une émotion dérisoire et éphémère. Un songe que je caressais mais qui restait hors de toute atteinte. Chaque jour, je palpais ma poitrine, imaginant presque le changement imperceptible que je sentirai sous mes doigts. L'illusionnant, le désirant de toute mes forces, plus que n'importe quel corps, plus que n'importe quel discours. Je finissais toujours par soupirer, lâchant mon mamelon, abandonnant l'idée de tomber pour quelqu'un. Jusqu'au jour prochain.

Je me plaisais parfois à penser que j'étais insensible. Hors de toute atteinte, de tous maux. Que mon indifférence n'était que l'expression de mon serment de rester vierge et pure, et ce jusqu'à la fin de mes jours. Que mon immobilité sentimentale était mon choix et ma volonté. Et non, la décision puérile et égoïste de mon cœur en perdition. Que je charmais à distance, sur le long terme mais que mon venin était le plus mortel. Je me consolais en me disant que j'avais le pouvoir d'influer sur les corps et les cœurs, de séduire, par ma beauté et par mon esprit, de les faire tomber pour moi, alors même que j'étais incapable de leur rendre la pareille.

Il commençait à se faire tard. Le soir tombait sur la ville. Mes pensées m'avaient emmenée sur un chemin escarpé et je m'y étais égarée. Effrayée par moi-même, à défaut d'avoir quelqu'un d'autre à craindre, je brûlais sous ma carapace de me fondre dans les flammes de l'inconnu, alors même que je me dissimulais derrière une couverture ignifuge.

Je me dirigeais alors vers l'auberge de Mme Yvonne, épuisée par ma marche et par mes réflexions. Arrivée devant la porte de ma suite, je poussais négligemment le battant et me plantais l'air las devant ma fenêtre encore ouverte. Je m'emparais de la poignée et m'apprêtais à la tirer vers moi pour refermer le battant lorsque je me figeais dans mon geste.

Mon regard intercepta la vitre dégagée de la résidence d'en face. Derrière l'épais vitrage, se découpait dans la lueur du soir une silhouette inconnue, drapée d'un châle vaporeux et d'une longue robe. Droite, fière, elle me tournait le dos. Sa beauté me fascinait, autant que je la jalousais. Je m'apprêtais à tirer les rideaux, coupant court à mon voyeurisme, m'insultant à voix basse de tous les noms quand soudain, la silhouette se retourna. L'ombre du toit en pointe, ne vint pas souiller les traits de son visage et ils m'apparurent donc, parfaitement distincts, baignant dans la lumière crépusculaire. Une peau de lait, tachetée de points de rousseur, un nez délicat, légèrement pointu et autoritaire, une bouche aux proportions exquises et de grands yeux verts qui se plantèrent dans mes iris.

Honteuse, je me pressais de tirer les volets, le souffle court.

D'un geste tremblant, je portais ma main à mon sein droit. Sous la chair brûlante, palpitait comme au premier jour, ce cœur qui me faisait vivre depuis à présent dix-sept années et qui n'avait, à ce jour, jamais battu aussi fort contre ma cage thoracique. Un battement irrégulier, légitime, improbable, incompréhensible, criminel, qui rompit toute idéologie, toute idée reçue, tout préjugé. Un battement interdit qui rythmait à présent mon âme et cadençait ma vie. Comme une évidence dissimulée.

Un mensonge enfin dévoilé.



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