Hypnos

solisdesiderium

I



« Ça fait beaucoup d'humains. »

Jeanne observait la foule à travers la petite fenêtre rectangulaire de sa cuisine. Protégé par le double vitrage, elle ne percevait aucun bruit, mais l'effervescence de la rue parlait pour elle-même.

Trop d'humains, se disait la jeune femme.

La tasse bouillante qu'elle serrait entre ses paumes lui brûlait le bout des doigts. Le café en poudre dissous dans l'eau s'évaporait au-dessus de son front dans une fumée grasse et odorante. Jeanne engloutit une généreuse gorgée de sa boisson. Celle-ci, trop chaude, passa avec difficulté, mais lui était malgré tout d'un étrange réconfort.

Pas assez pour vaincre cette horrible impression de n'être personne, bien sûr. Dans cette marée humaine nauséabonde, Jeanne cherchait à s'attarder sur chaque visage, en vain. Cette succession d'existence individuelle, aussi unique l'une que l'autre et pourtant si similaire, lui donnait le vertige.

Tous ces gens, pensait-elle, tous ces gens devraient me regarder, n'est-ce pas ?

Jeanne avait la réponse à sa question, mais elle se la posait tout de même. Loin d'être spéciale, pourtant persuadé d'être la protagoniste du récit, le nombril de l'existence. Comment était-elle supposée pensée autrement quand tout le monde se croyait le centre du monde ?

« La population entière se sent délaissée dans une société qui avale la vie personnelle, restreint la liberté d'action et oblige à vivre. Alors que faire ? Di-ver-tir. Évidemment ! »

C'était là l'extrait d'un discours d'un représentant du Gouvernement Mondial, datant de plus de deux siècles. Pas n'importe quelle allocution, nous parlons de celle qui terminera son parcours dans les livres d'histoire, celle qui influencera l'avenir. Un discours débarrassé d'inhibitions et familier ; pas la mode à l'époque.

Ce représentant — dont personne ne se souvenait du nom, car il parlait avant tout au nom du GM avant le sien — avait pourtant visé juste. Avant ce discours, l'humanité était dévastée par le contrecoup de son échec à mettre en place une société stable, concrète. Dix milliards d'êtres humains, une masse colossale d'individus échouant à trouver leurs places dans un monde bondé, saturé. Des suicides partout dans le monde, constamment. Des salariés épuisés qui ne travaillent plus. Des patrons mécontents qui ne payent plus. Aucun mariage. Trop de natalité. Des guerres sans fin. Des sociétés qui s'écroulaient sous leurs propres poids. Un système qui ressent les conséquences de ce qu'il a délaissé. Cette crise inédite est ce que l'on désignera plus tard comme la Grande Dépression.

Le Gouvernement Mondial fut créé pour répondre à cette apocalypse existentielle qui frappait l'espèce humaine. Une catastrophe de grande envergure, jamais affrontée auparavant. Une simple solution n'était plus envisageable, pour le GM il était clair qu'il fallait reprendre à zéro ; rebâtir sur ce qui restait encore debout.

La surpopulation avait sa part de responsabilité dans cette crise mondiale, mais un nombre élevé d'individus était trop utile à l'avancement de la société moderne ; il était donc hors de question d'imposer un contrôle sur les naissances.

Alors, comme le représentant l'eut dit, c'est le divertissement qui sauvera l'humanité de l'extinction ; celle qui lui pendait au nez depuis longtemps et continuera à se suspendre jusqu'au chant des trompettes. Pour le moment, cela fait deux siècles que le plan du Gouvernement Mondial fonctionne de manière raisonnable. Non, c'est faux. À la perfection. La population avait totalement adhéré à La Routine. Ce programme obligatoire imposée par le GM qui inculquait une routine de vie à suivre par tous pour conserver une « existence paisible et banale ».

Si l'on s'épargnait du verbiage superflu, La Routine préconisait de suivre des habitudes obligatoires et journalières : se réveiller ; s'exercer trente minutes minimum ; prendre un petit déjeuner complet et les compléments alimentaires fournis par le GM ; partir travailler ; travailler pendant dix heures ; rentrer chez soi sans oublier la pilule de fin de journée, celle qui égaye les visages dans les transports en commun ; profiter de son temps libre avec l'Hypnos ; s'exercer à nouveau, trente minutes minimum ; s'endormir grâce à une autre de ces pilules. Recommencez.

Jeanne en était d'ailleurs à la fin de cette routine. La meilleure partie. Sa journée avait été réellement exténuante, il lui fallut deux pilules sur le chemin du retour pour ne pas fondre en larme dans le métro ; sans raison valable, sans tristesse aucune.

Une fois rentrée, elle avait l'habitude de scruter les troupeaux d'humains défilés sur le carrefour en face de chez elle. Elle aimait ce sentiment de puissance que l'on ressentait en toisant une marée de chair et d'os traversée un passage clouté lumineux ; cette impression d'être plus important que les autres. Pendant une heure, ou peut-être deux, elle observait silencieusement, jusqu'à ce que ses débats intérieurs deviennent assez pesants pour qu'elle soit enfin prête à se libérer de ses névroses dans un récit. Son récit. Se perdre dans une histoire qui contera la vie de Jeanne.

Pas la vraie ! Non. Quelle horreur ! Quel ennui !

La fausse vie de Jeanne, elle, était trépidante. Au bureau, pendant les pauses repas, chacun racontait ses propres anecdotes sur ses vies factices, mais jamais personne n'était parvenu à la cheville de Jeanne. Du moins, c'est ce qu'elle pensait. C'est ce qu'ils pensaient tous.

La jeune femme portait un pyjama en nylon vert pomme parsemé de motifs fleuris dont le rose commençait à tirer vers le blanc. D'épaisses chaussettes en fourrure avalaient ses maigres pieds.

Jeanne était une femme charmante, à la silhouette élancée et au visage angélique ; et cette tenue négligée, ode au confort, lui allait à merveille. Elle agrippa ses longs cheveux noir, lisse, et entrepris de se les attacher négligemment derrière la nuque en une vulgaire queue de cheval.

Elle prit ensuite place dans son Fauteuil Hypnos, celui que tout le monde possédait, celui qui était toujours placé en face d'un écran de télévision. C'était son fauteuil favori ; comme tout le monde.

D'un regard aussi gris que l'écran éteint, Jeanne fit jouer ses doigts sous l'accoudoir droit du fauteuil pour trouver l'interrupteur qui allumera l'écran de télévision. Une maigre plaque métallique de quelques centimètres, parsemée de boutons en relief, et fixée à même le fauteuil, faisait office de télécommande. Jeanne entreprit de chercher le bouton le plus imposant, à l'aveuglette. Ses ongles courts griffaient le similicuir et ses doigts manquaient, comme volontairement, le bouton d'allumage.

Bip !

Enfin, l'écran venait de prendre vie. Une interface blanche, composée d'icônes multicolores volatiles, venait soudainement d'apparaître. Sous l'accoudoir opposé à celui des commandes, Jeanne fit de nouveau jouer ses doigts jusqu'à tomber sur des embouts de câbles jaillissant du fauteuil. Elle tira sans hésiter. Les câbles se déroulèrent avec fluidité, et Jeanne les déposa sur ses cuisses.

Elle s'impatientait. Ses pieds rebondissaient sans cesse sur le parquet. Elle détestait cette mise en place. Trop longue. Trop ennuyeuse.

« Vivement la prochaine version du fauteuil, qu'ils disaient tous. »

Les câbles qu'elle venait d'extirper étaient équipés de capteurs et de senseurs pour certains ; de transmetteurs pour d'autres. Ils se présentaient tous sous forme de ventouse ; rouge pour les capteurs et jaune pour les transmetteurs. On venait ensuite déposer les capteurs rouges sur ses tempes et son front. Pareil pour les ventouses jaunes, qu'on apposait également sur les mains, les bras, la poitrine, le ventre, les jambes et parfois le haut des cuisses suivant le genre d'aventure qu'on voulait vivre.

Aujourd'hui, Jeanne ne voulait pas d'histoire d'amour ni de coup d'un soir avec un homme important du Gouvernement Mondial.

Ses doigts jouèrent de nouveau sous l'accoudoir de droite.

Aujourd'hui, Jeanne voulait de l'action, de l'excitation ; elle voulait rêver d'aventure et de danger.

La jeune femme souleva son pyjama le temps d'apposer des capteurs jaunes sur ses bras et ses mains, ses jambes et ses pieds, sa poitrine, sa nuque et son ventre.

Après cinq minutes de pénibles installations, elle fut enfin bien ancrée dans le fauteuil, les capteurs fixés sur sa peau blanche, telles des tentes multicolores dans un désert blanc.

Sa main s'agita une énième fois sous l'accoudoir de droite.

L'interface sur l'écran défila.

La jeune femme voulait avoir des anecdotes rocambolesques à raconter le lendemain.

Elle sélectionna le menu Action. Une longue liste apparut.

Jeanne voulait arrêter de s'ennuyer.

Après avoir sillonné les nombreux choix disponibles, elle sélectionna finalement la ligne Mercenaire.

Les capteurs rouges envoyèrent quelques impulsions électriques ciblées à travers son crâne, puis les paupières de Jeanne se fermèrent à demi. Elle s'enfonça plus profondément dans le fauteuil, prit une grande inspiration par le nez, essaya de contenir son excitation enfantine puis plongea dans le film, son film, qui venait tout juste de commencer.



II



« Des tas de gens sont morts par ma faute, beaucoup trop. »

C'était là les premiers mots de l'histoire de Jeanne.

D'ailleurs, elle n'était plus Jeanne, mais Rose, une femme aux airs mystérieux, grande et à la musculature saillante.

Jeanne, elle, était restée affalée sur son canapé ; le regard aspiré par l'image, une légère goutte de salive ruisselante sur sa lèvre inférieure. Quant à Rose, elle avait dit ces mots à un barman, dans un bar miteux, perdu en plein milieu d'un désert inconnu.

Désormais, Rose reprenait la route désertique sur une moto noir mat vrombissante, laissant derrière elle l'ombre du bar qui se faisait engloutir dans l'horizon vaporeux. Une veste en cuir et de longs cheveux blonds bouclés au vent, elle se dirigeait vers la ville qui l'attendait là-bas, au loin, après le désert.

Jeanne était toujours enfouie dans son pyjama, toujours assise sur son fauteuil, les paupières presque closes. Les minuscules ventouses, qui parsemaient son front ruisselant de sueur, lui faisaient parvenir de douces impulsions électriques. Son cerveau était en pleine stimulation. Son corps lui aussi était actuellement bombardé de légères décharges ciblées qui lui faisaient ressentir les vibrations de la moto dans le bas de son dos, le vent qui frappait ses bras ou même le battement cardiaque factice de Rose.

Plus tard, Rose était enfin arrivée à sa destination. Sur le toit d'un haut immeuble. Elle devait protéger un riche chef de la mafia libanaise pendant une transaction évidemment illégale. Travail bénin en somme.

Actuellement, elle se grattait le genou avec le canon de son fusil d'assaut SCAR-H. Elle passait le temps en regardant le vide par-dessus les rambardes de sécurité. Jeanne fut prise de vertige.

Jusqu'à ce qu'un tir éveille sa curiosité.

Une fusillade venait d'éclater. Un bidon d'essence explosa peu de temps après. Rose courut puis se jeta en vitesse derrière une bouche d'aération. Dans la précipitation, elle avait lâché son fusil ; celui-ci gisait plus loin, près du vide. Tant pis, elle avait son meilleur ami caché près de la ceinture. Un imposant pistolet. Son travail était de défendre, mais la situation avait dégénéré en chaos. Elle tira à l'aveugle en passant le bras au-dessus de sa tête. Le recul de son arme était si puissant que chaque tir lui donnait l'impression de se luxer l'épaule. Jeanne, haletante d'excitation, ressentait son bras chatouillé agréablement.

Quelques secondes plus tard, une seconde explosion survint, plus puissante que la dernière.

Rose fut éjectée du toit et propulsée dans le vide. Elle attrapa au dernier moment un maigre rebord, à peine assez large pour y glisser le bout des doigts. Jeanne, prise d'une intense émotion, sentit ses poils de bras se dresser comme s'il voulait s'échapper de sa peau.

Rose, de son côté, gardait son calme. En cas de pépin, elle le savait, un hélicoptère devait venir la chercher…

Une agressive mélodie se fit entendre. Mais ce n'était pas dans la vie de Rose, ce n'était pas dans l'Hypnos. Malheureusement.

Jeanne fut contrainte de sortir de sa séance d'Hypnos journalière. Elle retira avec animosité son équipement et les câbles déroulés revinrent automatiquement à leur place initiale, sous l'accoudoir de gauche.

Lasse et frustrée, elle se tourna vers l'origine du bruit qui l'avait injustement tiré de son agréable séance, un moment sacré.

Minuit.

Le réveil de Jeanne venait de sonner minuit, demain elle devait se lever à huit heures et il lui fallait ces huit heures de sommeil pour assumer une journée complète. C'était l'hygiène de vie qui allait avec sa routine, l'hygiène de vie imposée par La Routine ; tout le monde ici s'accrochait à cette même routine. Elle fut tentée de reprendre le cours de son épisode, mais décida de laisser ses rêves prendre le relais. C'était souvent moins bien et peu mémorable, mais une pilule devrait égayer tout cela. C'est ce que Jeanne se répétait chaque soir, sans trop d'espoir.

Les paupières enfin closes et le visage empourpré après avoir englouti la dernière pilule de la journée, elle s'enroula dans ses draps ; une jambe dehors une jambe dedans. La jeune femme sombra dans le sommeil, parti pour des rêves que la pilule ne lui laissera pas l'occasion de se remémorer.



III



Ce matin, Jeanne s'était levée du mauvais pied. Encore. Elle ne parvenait pas à se souvenir de ses songes de la nuit. Encore.

Mais alors, se demandait-elle, quel intérêt de rêver si ce n'est pas pour en profiter ?

Jeanne déambulait à travers son appartement tel un fantôme qui hante les lieux. Son corps agissait par automatisme. Mettre de l'eau dans la bouilloire et déposer celle-ci sur son socle chauffant. Déverser un sachet de café soluble dans une tasse aux motifs effacés ; elle y ajoutait également ses compléments alimentaires en poudre. Sortir le petit déjeuner de la cuisine automatisée. Consommer le repas tout en s'habillant. Partir prendre le métro jusqu'à son lieu de travail.

Le pilote automatique de la jeune femme s'arrêtait quand elle arrivait devant le bâtiment où elle travaillait. Là, il fallait se concentrer pour sourire.



Arrivée à son bureau, Jeanne s'assura d'être hors de vue de ses collègues, s'abaissa derrière son ordinateur, et ingéra d'un seul coup une pilule en même temps que son café. D'après le Code du Travail, il n'était pas autorisé de consommer des pilules sur son lieu de travail, mais son patron lui avait affirmé que c'était en fait très largement toléré.

« Je ne vais pas virer la moitié de l'entreprise tout de même, avait-il déclaré en s'amusant, une pilule coincée entre les dents. »

Jeanne ressentit une légère frustration de ne pas avoir eu cette information bien avant. Beaucoup de pilules auraient dû être consommées, tellement d'efforts auraient pu être évités.

Quel gâchis ! Elle comptait bien rattraper le temps perdu.

La poitrine serrée et les yeux gris perdus dans les chiffres et les lettres d'un écran d'ordinateur daté, Jeanne avait les rétines brûlantes, pelées à vif par les diodes agressifs. Elles pianotaient sur le clavier de la même façon qu'elle se versait du café au réveil, les mains comme dissociées de sa personne.

Jeanne essayait de se souvenir. De se rappeler combien de temps qu'elle exerçait ce travail, derrière ce même bureau ?

Six ans…

Peut-être dix.

Peu importe, décida-t-elle finalement.

Après tout, elle ne comprit jamais vraiment son labeur, ni même l'intérêt de son entreprise. On lui avait donné un processus de travail piloté, qu'elle respectait à la lettre et accomplissait avec efficacité. Elle décrocha pour son travail une prime assez élevée, bien qu'elle n'avait pas tellement besoin d'argent supplémentaire. Malgré tout, grâce à cette prime, sa journée se terminait désormais à dix-neuf heures au lieu de vingt heures ; ce qui n'était pas le cas de la plupart de ses collègues. Sans parler de l'augmentation de la dose mensuelle de pilules. Pour cela, cependant, la jeune femme était aux anges, elle avait des pilules à ne plus savoir quoi en faire. Et peut-être qu'elle ne savait tellement pas quoi en faire, qu'elle se sentait forcée d'en consommer plus encore. Plus encore que de conseiller. Plus encore que de nécessaire. Plus encore que la veille.

Au-delà de la jungle de bureaux individuelle, se tenait à l'écart un imposant dôme en verre, lustré et parfaitement transparent. À l'intérieur, une grande table ronde en bois vernis et deux larges distributeurs automatiques. Autour de la table était installée une dizaine d'employés ; véritable domino d'hommes et de femmes habillé en costume noir et chemise blanche. Une projection lumineuse tournoyait lentement autour de la surface cylindrique de l'édifice, celle-ci affichait : Salle de Pause.

Jeanne, installée entre deux de ses collègues, mangeait un bol de riz gluant accompagné de saumon cru et de graines de courges. Une nouveauté dans le distributeur de repas chaud. D'ailleurs, tout le monde avait choisi ce même plat aujourd'hui.

Ryan s'amusait, les pointes de sa fourchette détaillaient de longs cercles au-dessus de sa tête. Selon Jeanne, Ryan exultait même de manière un peu trop bruyante à son goût. On pouvait apercevoir la nourriture se désagréger à l'intérieur de sa bouche, mâcher par des dents jaunies par la cigarette.

Elle détestait ce type, il était le comble du mauvais goût.

Pourtant, n'en plaise à Jeanne, Ryan avait couché avec une chanteuse populaire hier soir. Il en parlait fièrement ; il riait ; il célébrait.

« Qu'est-ce qu'elle était douce et divinement jolie, répétait-il ! »

Mais jamais il ne voulut divulguer son nom.

« Son nom ? Vous êtes dingues, ma parole. Je préfère protéger son anonymat. »

Évidemment, il n'avait pas couché avec une célébrité hier soir ; Jeanne était d'ailleurs persuadée que ce pervers n'avait pratiqué aucune vraie relation sexuelle depuis des années.

Cette chanteuse, dont Ryan prétendait vouloir conserver l'anonymat, avait couché — de manière factice, bien sûr — avec des milliers d'hommes et de femmes autour du globe, le même soir, au même moment. Tout le monde le savait, mais c'était là très commun de considérer les histoires de l'Hypnos comme vécu réellement. Personne ne voulait être celui qui plombe l'ambiance, celui qui ne joue pas le jeu. Jeanne ne sera pas la rabat-joie de la journée, cela entacherait son image… Malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher d'être irritée quand c'est Ryan qui racontait.

« Je vous jure ! Elle sentait si bon, un mélange entre de la framboise et de la cannelle. »

Le public de Ryan n'écoutait pas, il faisait semblant de réagir avec humeur à ces banales péripéties sexuelles. Pour lui, aucune importance, il ne voulait pas être entendu, mais juste raconter.

« Évidemment que j'ai été à la hauteur ! »

Répugnant, se disait Jeanne.

Elle s'impatientait. Ryan prenait son temps à dégobiller son histoire vide d'intérêt et chacun autour de la table avait des choses à raconter.

Selon Jeanne, seul son récit valait le détour. Après tout, elle avait déjà entendu les aléas soporifiques de la vie d'astronaute de Kelly, la double identité de Pierre, puis subi les détails salaces de l'histoire de Ryan.

C'était à son tour, désormais. Plus question d'attendre qu'un autre prenne la parole…

Pourtant elle resta silencieuse, et laissa son tour à Michael. Le jeune homme avait gagné une énième course de moto avec brio.

D'habitude, elle était excitée de compter son récit, mais aujourd'hui… Aujourd'hui, c'était différent. Jeanne ne se sentait pas à son aise. Elle discernait ses collègues faire semblant. Non pas qu'elle ne l'avait pas remarqué avant, mais elle n'y prêtait jamais attention. Elle parvenait à faire l'impasse. Et Ryan ; Kelly ; Pierre ; Michael. Et tous les autres. Tous s'amusaient à croire des histoires qui, ils le savaient, étaient factices.

Jeanne réfléchissait trop, elle n'en pouvait plus. Sa poitrine se comprima et d'intolérables picotements se faisaient ressentir dans le creux de son estomac. Selon elle, c'était de la faute de ce maudit Ryan.

Quand ce fut enfin son tour de raconter les aventures mouvementées de Rose, elle inventa une excuse et s'éclipsa.

« Je dois aller aux toilettes, excusez-moi, déclara-t-elle, un sourire forcé entre les lèvres. »

Une fois aux toilettes, deux pilules furent avalées simultanément. Cinq minutes plus tard, assises sur une cuvette, Jeanne ressentait l'agréable relâchement de ses muscles ; son cœur s'était enfin allégé.

La pause terminée, elle retourna s'asseoir derrière son bureau.



IV



Dix-neuf heures, quatre minutes et cinquante-sept secondes…

Cinquante-huit…

Cinquante-neuf…

Dix-neuf heures…

Dix-neuf heures, cinq minutes…

Dix-neuf heures, cinq minutes et une seconde…

Non loin de la bouche d'une station de métro, Jeanne fixait du regard l'impressionnante horloge posée en haut de la grande arche du Gouvernement Mondial.

Chaque soir, elle ne pouvait s'empêcher de s'attarder sur la petite aiguille rouge qui indiquait les secondes.

Le monument lumineux se tenait devant le bâtiment où elle travaillait. La jeune femme se laissait toujours envoûter par ses innombrables guirlandes multicolores. De magnifiques lueurs rose, violette et orange imprégnaient les pierres taillées de couleur pâle ; cela faisait ressortir d'autant plus les craquelures en marbre, véritables scarifications, affublant l'arche de toute part. Jeanne s'imaginait une grande araignée d'or, cracher sa toile de marbre pour en asperger l'édifice.

Sur une longue plaque de métal gisante au-dessous de l'arche était écrit : Gloire au Gouvernement Mondial, le 2… ept… 224…

Une partie de l'inscription avait été effacée par le temps.

Jeanne plongea son menton dans son col et s'enfouit dans la bouche de métro. L'air du soir était glacé ; les silhouettes grelottaient, et leurs respirations laissaient derrière elles d'épaisses fumées furtives. À cette heure-ci, les rues et transports en commun étaient bondés, c'était une véritable épreuve que de se déplacer. On entendait parfois la même blague se démarquer du bruit de foule.

« Ah si j'avais les moyens de m'acheter une voiture. »

Ça avait le don de faire rire n'importe qui ; la détention de véhicule personnel était abolie depuis des siècles, le trafic routier des villes réservé aux véhicules de services et transports en commun.

Jeanne était désormais dans la ligne 13 du métro, celui qu'elle prenait chaque soir. Compressée entre un homme trop odorant à son goût et une femme opulente, elle avala la dernière pilule qu'elle possédait. Une épaule agressive avait bien failli faire tomber son précieux.

Pour être honnête, elle venait de retrouver cette pilule, oubliée, gisante au fond d'une de ses poches poussiéreuses. Et tant mieux, c'est exactement ce qui lui fallait.

Ses pupilles se dilatèrent enfin, mais Jeanne ne semblait pas tout à fait comblée. Les pilules n'avaient plus autant d'effet qu'avant, mais elle persistait à avorter l'information quand celle-ci prenait vie dans sa conscience.

Le métro venait de s'arrêter.

Deux portes métalliques s'ouvrirent dans un claquement. Une voix artificielle s'éleva, les haut-parleurs s'efforçant de contenir son grésillement : Arrêt — Darwin — Bonne soirée — et à demain.

C'était l'arrêt de Jeanne.

Elle s'empressa de se faufiler dans la foule compressée du wagon pour s'en extirper au plus vite. Jeanne, au fil du temps, avait acquis une petite technique : considérer la foule comme un océan. Brasser pour avancer. C'était en fait la technique de tout le monde, ce qui rendait la situation plus chaotique encore.

Bon sang, qu'elle avait envie de s'écrouler dans son fauteuil Hypnos et de se lancer dans une séance endiablée. Autour d'elle, pas un seul cerveau ne pensait pas la même chose. Et aucun n'avait attendu de rentrer chez soi pour prendre la pilule de fin de journée.



L'air frais. Enfin. Il valait mieux le froid pur du dehors que le chaud vicié du dessous.

Jeanne s'éloigna de la gare à grandes enjambées.

Dans la rue habituelle qu'elle prenait habituellement pour rentrer chez elle, un attroupement s'était formé au plein milieu d'une intersection. Jeanne était, comme tous les humains, trop sensible à sa curiosité enfantine et ne put s'empêcher de faire un détour pour voir ce qu'il se déroulait au loin.

Elle emboîta donc le pas deux fois plus vite pour ne pas louper l'événement. Les anecdotes de la vraie vie avaient, évidemment, plus de valeur que celle de l'Hypnos, car elles étaient plus rares. Bien plus rare.

Quand Jeanne arriva, une marée humaine assez dense semblait encercler une scène et observer en silence. Au centre de cette foule, sujet de toutes les attentions, ne s'élevaient que deux voix : une voix masculine, visiblement en colère, et une voix féminine, riante à gorge déployée.

Jeanne entreprit de se faufiler dans la foule pour en comprendre davantage. La curiosité la tenaillait.

Après avoir franchi une forêt de tibia, elle arriva enfin, en première loge, accroupie entre deux paires de genoux.

La scène qui se déroulait devant ses yeux était lunaire.

Un homme menaça la gorge d'une femme enjouée à l'aide d'un imposant couteau. Les derniers rayons de soleil venaient se refléter sur le bout de la lame pour s'échouer sur les visages impassibles de la foule silencieuse ; ainsi que celui de Jeanne, toujours accroupie, tétanisée par l'incompréhension.

La femme riait, l'homme beuglait. Autour de la scène, aucun bruit. Un véritable public d'opéra. Au-dessus de Jeanne, des visages sans émotion frissonnaient de manière spasmodique, des yeux lugubres se fermaient à demi. Devant elle, l'homme vociféra des menaces inaudibles tout en secouant son couteau de la main droite.

L'homme portait une grande barbe rousse, grasse et emmêlée, et des cheveux courts si sombres que l'on ne pouvait discerner la crasse des réels poils. Ses vêtements en polyester semblaient fondre sur sa peau tant ils étaient usés et salent.

La femme s'était subitement laissé tomber au sol, tandis que l'homme énervé lui agrippait le col, et pointait de temps à autre la pointe de son couteau vers son nez. L'otage ne réagissait pas, son corps transformé en véritable poupée. Elle s'amusait et riait avec sincérité.

Le misérable hurla encore, mais cette fois-ci, de manière plus articulée.

« Je vais l'égorger ! Devant vous tous, vous m'entendez, bande de tarés. Est-ce que vous m'entendez ? »

L'otage joyeux riait et l'agresseur désespéré vociférait. Personne ne semblait les entendre, mais tout le monde écoutait.

La jeune femme que l'homme retenait en otage était une jolie blonde trentenaire qui ressemblait à Rosa, mais avec les cheveux plus courts et une taille moins fine. Elle n'avait cessé de s'esclaffer et Jeanne, qui s'était retrouvée happée par la scène, comme les autres, se demandait ce qui se déroulait réellement sous ses yeux.

Une pièce de théâtre, peut-être ?

C'était inhabituel, et pour cause, il n'y avait pas eu d'autre divertissement que l'Hypnos depuis des siècles. Et le spectacle de rue était sévèrement réprimandé.

Un mouvement de foule désordonné se déclencha. Une vague de main commença subitement à fouiller des poches. Ce fut le premier geste de la foule depuis l'arrivée de Jeanne et elle en fut décontenancée. Chacun sortit une pilule qui fut avalée dans l'immédiat. Il ne leur manquait que leurs fauteuils et quelques capteurs pour qu'il soit aux anges. Jeanne aurait tant voulu une pilule elle aussi ; elle aurait tué pour ça…

« Donnez-moi une pilule aussi, donnez-la-moi, je vais la charcuter sinon, bande d'enflures ! Vous vous moquez de moi, c'est ça ? beugla l'homme qui commençait à s'impatienter. »

Jeanne voulut oublier sa précédente pensée. Elle voulait rentrer désormais.

Oui. Rentrons, se disait-elle.

Cette anecdote ne sera pas intéressante de toute manière. La police finira par venir pour séparer l'attroupement et punir ces artistes, voilà tout.

Jeanne s'empressa de faire demi-tour, toujours accroupie, s'immisçant à nouveau dans la jungle de genoux et de tibia.

« Eh vous, attendez ! »

Jeanne se retourna par réflexe. Non sans regret.

L'homme trapu jeta la femme qu'il tenait prisonnière. Celle-ci se heurta violemment contre le béton. Elle ne riait plus.

« Vous, dit l'homme en avançant vers Jeanne. Arrêtez-vous. »

Progressivement, la foule se déplaça, mais pas comme des humains. Non. Plus subtile. Plutôt comme du sable. Du sable mouvant.

Jeanne, sans qu'elle comprît comment, venait de se retrouver en son centre, accompagnée de l'agresseur armé. La femme qui riait s'était fait piétiner par la foule. Jeanne voulut qu'elle reprenne sa place. Immédiatement, car désormais, c'était elle qui était le centre de l'attention.

Le misérable souleva subitement son couteau vers Jeanne, la pointe était alignée pile entre ses deux yeux.

« Toi. Tu t'en moques de moi, c'est ça ? Tu tournes le dos, tu t'enfuis, tu fermes les yeux. Où est-ce que t'allais, hein ? Rentrer chez toi pour t'enfoncer dans ton putain de fauteuil Hypnos. Si tu savais à quel point je vous hais. »

Jeanne se décomposa. Elle était agenouillée, les bras ballants, tétanisée. Le couteau décrivait des aller-retour menaçant de plus en plus près de son visage.

Un rayon de soleil frappa soudain l'acier du couteau et ricocha dans les pupilles de la jeune femme apeurée. Jeanne fut aveuglée, et elle crut s'évanouir. Ensuite, ce ne fut que flash lumineux et bourdonnement incessant. Elle se croyait en train de mourir.

Ou de renaître.

Puis elle s'éveilla, toujours au centre de ce cercle lumineux créé par cet océan sombre d'habit de travail. Jeanne mit du temps à retrouver tous ces sens. Progressivement, il revenait un à un.

La vue en premier, sans que la vision soit tout à fait nette : la foule semblait agitée, mais satisfaite. Certains pleuraient pourtant, et cela était rare de voir quelqu'un s'effondrer en public.

L'ouïe venait maintenant de réapparaître : Applaudissement. Sifflement. Crie. Brouhaha constant et inaudible.

Jeanne ressentit sa bouche désagréablement pâteuse, le goût devait être de retour lui aussi.

Puis l'odorat suivi : Odeur de transpiration. Odeur de fer. Odeur de sang.

Jeanne se figea. Odeur de sang ?

Le toucher était revenu, elle sentait un objet imposant dans sa main droite. Un manche, on dirait, s'était-elle dit. Un manche de quoi ?

Quand elle osa regarder, elle s'aperçut que c'était le manche d'un couteau qu'elle tenait fermement. Une imposante lame. Sur sa main gauche, du liquide chaud suintait. Du sang.

Jeanne était assise à califourchon sur le cadavre de l'homme menaçant, qui gisait maintenant dans une marre de sang causé par plus d'une dizaine de coups de couteau.

Jeanne fut horrifiée, traumatisée à jamais. Elle prit donc la décision de fuir, le plus loin possible.

Rose prit la relève. Elle se leva, le corps recouvert du sang de sa victime, jeta le couteau sur le visage du cadavre, et leva les deux bras en signe de victoire, un pied posé sur le misérable.

Une foule en délire l'acclamait pour ce qu'elle venait d'accomplir.

La police était arrivée plus tard sur les lieux pour amener Rose et la questionner.



Des mois s'étaient écoulés depuis l'acte de bravoure de Rose. Elle avait été récompensée par le Gouvernement Mondial, et elle prenait actuellement une retraite prématurée bien méritée.

Où était-elle ? Au bord d'une plage martiniquaise ou dans un marché en Asie, sûrement. Qui sait ?

Quant à Jeanne, elle fut insérée en centre de réhabilitation. La vie y était simple, on lui donnait autant de pilules qu'elle désirait. Voir plus encore.

Jeanne dormait donc beaucoup. Non. Elle dormait constamment. Plongé dans des rêves rassurants. Jamais elle n'aura manqué de regarder les plages ensoleillées des îles françaises, jamais elle n'aura refusé de se promener dans un de ses marchés en Asie.

Jeanne mourra quelques années plus tard, dans le centre, persuadé d'avoir fini son existence en Jamaïque.


Signaler ce texte