I. Les Larmes d'Océane. [CHAPITRE 1]

Léonardo Di Carpaccio

Ça y est. C'est le jour J. Le jour de la Descente. Je dois me rendre sur Terre. J'appréhende : je ne me souviens pas de ma vie là-bas. Aucun Ange ne s'en souvient. Après la mort d'un Humain, lorsque son âme gagne le droit d'accéder au Ciel, elle va au Réfectoire.

Oh, ne vous réjouissez pas trop vite, je vous vois venir à des kilomètres : non, ce n'est pas une cantine ! J'avoue que l'on déguste, mais pas comme vous l'imaginez... Moi, je préfère appeler cet endroit là Salle aux Mille Visages. C'est plus poétique. Et ça ne me ramène pas sans arrêt à ma fichue boulimie, qui me cause bien assez de problèmes comme ça !

Dans cette salle, l'Âme, que l'on appelle une Opaque, doit choisir la couleur qu'elle revêtira, comme une seconde peau, pour pouvoir devenir véritablement un Ange. Les Anges Noirs sont généralement mesquins, rancuniers, opiniâtres et prompts à la bagarre, mais ils ont de l'humour. Les Anges Blancs sont plus doux, attentifs, patients, tolérants et optimistes, mais sont trop sensibles et prennent les choses trop à cœur. Pour l'aider à faire un choix, une Opaque a mille miroirs autour d'elle, qui montrent chacun une facette de sa personnalité et les répercutions qu'elle a eu sur ses actions sur Terre. L'Opaque revoit ainsi la totalité de son existence, de manière à être contrainte de réfléchir sur l'influence positive ou négative qu'elle a eue sur le Monde.

Moi, je privilégie le terme de Translucide, car il contient le mot « lucide ». Or, c'est le dernier moment, avant de devenir Ange, pendant lequel l'Âme se rappelle de son vécu terrestre. Quand elle a fait son choix, elle passe dans l'Occultoire : elle oublie tout de son passé et seuls demeurent son principal défaut, sa qualité première, son trait de caractère dominant et le cheminement de sa réflexion lorsqu'elle était dans la Salle aux Mille Visages, sans pour autant qu'elle puisse se souvenir de ce que les miroirs lui ont montré. Ainsi, il se trouve que je m'empiffre à longueur de temps, mais que je suis toujours souriante et attentionnée.

Ensuite, un Teinturier, Blanc ou Noir selon le choix de chaque Âme, vient colorer notre Anaya de la couleur de notre choix. Une fois de plus, notre vision de l'Univers change : elle est alternée par la couleur de notre Anaya. J'aime beaucoup observer les Teinturiers, même s'ils me rendent triste. Ce sont des Anges, eux-aussi, mais ils sont en marge de tout : tout le monde a peur de les approcher, de crainte de voir son âme changer soudainement de couleur. Parfois, je me demande ce que serait ma vie si j'avais fait un autre choix dans la Salle aux Mille Visages. D'autres fois, je me demande comment l'on passe du statut d'Ange tout à fait banal à celui de Teinturier. Certains disent que, à force de douter de la couleur de leur Anaya, ils sont devenus des Anges Gris, que j'aime appeler Indécis, puis que, comme si propager le doute les rassurait et justifiait leurs remises en question, ils se seraient transformés en Teinturiers, acquérant ainsi le pouvoir d'Alternance, qui change les Anayas de couleur. Les Blanchisseurs étaient des Anges Blancs avant de devenir des Indécis puis des Teinturiers. Ils respectent les autres Anges et n'alternent les Anayas des Anges Noirs pour les rendre Blanches qu'à leur demande ou lorsque leur doute est trop important, les grisant d'abord avant de les blanchir. Les Noircisseurs sont leurs équivalents. Ils grisent les Anayas avant de les Noircir. Si tout le monde évite les Teinturiers, c'est à cause des Détartreurs et des Gratteurs que l'on appelle aussi Griffeurs. Ils alternent les Anayas sans le consentement des Anges qu'ils ciblent, leur ôtant tout libre arbitre. Ils ne les grisent pas pour une transition plus douce. Le changement est radical et soudain, traumatisant l'Ange. Les Détartreurs blanchissent les Anayas et les Griffeurs les noircissent. Même si l'on est prévenus dès le départ, je n'ai compris que la couleur de notre Anaya n'indique pas si nous sommes bons ou mauvais que quand j'ai observé les Teinturiers.

Être un Ange Gris pour un Ange est pire que la mort pour les Humains. On est incapable de faire un choix. On n'est ni bon ni mauvais. On ne sait pas si l'on veut vivre au Sous-sol, où vivent généralement les Anges Noirs, ou dans le Petit Ciel, où l'on trouve principalement des Anges Blancs. Les autres Anges ne savent pas non plus sur quel pied danser, et si l'on est digne de confiance...

Je déglutis. Ce sujet me déprime. A l'origine, j'essayais de détourner mes pensées du fait que c'est le jour de la Descente... La vérité, c'est que je n'ai aucune idée de ce que je vais vivre sur Terre, et j'ai oublié avec quelle force les émotions peuvent envahir un Humain, la sensation d'avoir un corps qui emprisonne son âme... Bon, cela n'est pas très grave, j'aime les découvertes, mais j'appréhende vraiment ! Enfin, peut-être que la réalité est bien moins sombre que ce que j'imagine, qui sait ?! Toutes sortes de questions me hantent tout de même : est-ce que la Chute est douloureuse ? où vont disparaître mes Ailes auxquelles je tiens tant ? est-ce que je vais perdre mon Aura et mon Odorat, qui me permettent d'être reconnue des autres Anges et de les reconnaître ? comment vais-je faire pour ramener les déchus à tort par ma faute ? et comment les différencier des vrais Déchus ? combien de temps vais-je devoir rester sur Terre ? est-ce qu'Adam va me forcer à rester éternellement sur Terre pour me punir ? et si j'échoue dans ma Quête, que se passera-t-il ?

Soudain, je sens que l'on me pousse dans le dos. Ma chute commence subitement, interrompant le fil de mes pensées. Je ne sais pas si Adam a choisi ce moment pour que je n'aie pas trop le temps de douter et d'appréhender ou si c'est un coup bas. Je suis tétanisée et silencieuse, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés. Mes Ailes sont repliées dans mon dos et ne me servent à rien : elles sont paralysées. L'air entre avec force dans ma bouche. Je ne peux plus respirer. Une douleur atroce me tord les entrailles. Personne ne m'a dit que ça faisait aussi mal. Je crois que ce sont mes poumons qui sont en train de pousser. Le Anges n'ont pas de poumons... Une autre douleur, tout aussi forte, se mêle à celle-ci. Je suis en train de perdre mes Ailes... Je retiens mes larmes. J'ai si mal que je ne pense même pas à l'atterrissage.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, je touche le sol avec une extrême douceur. Pour la première fois, mon corps touche le sable. La sensation est désagréable. Je regrette les doux nuages laiteux et cotonneux. Je suis allongée, face contre terre. J'ai les yeux injectés de sang, je suffoque et je saigne du nez. Mon corps sait instinctivement comment respirer, Dieu merci. Par contre, je peine à me remettre debout : je ne sais pas sur quels membres m'appuyer pour me relever.

 — Pff, ça commence bien !

J'ai un hoquet de surprise. Je n'avais jamais entendu ma voix. Les Anges ne parlent pas, ils communiquent par la pensée. J'ai émis une sorte de grondement rauque très peu attirant. J'espère que c'est dû au choc de la Descente et que je n'aurais pas tout le temps cette voix...

Alors que j'essaye laborieusement de me relever, pas encore habituée à avoir un corps, un jeune homme vient à mon secours. J'espère qu'il n'a rien vu de ma Chute !

— Attends, je vais t'aider ! s'exclame-t-il à voix basse, apparemment ravi de pouvoir donner une main secourable à quelqu'un.

Avant que je ne puisse protester, des bras puissants me soulèvent du sol et mon visage se retrouve soudainement contre une chemise de satin blanche qui sent merveilleusement bon.

— Merci, heu... Jean-Louis ? murmuré-je en m'éloignant lentement du torse du garçon, un sourire joueur sur le visage malgré la douleur et la fatigue, tout en m'époussetant. Réalisant que je n'ai pas de manches, je m'essuie le nez du dos de la main, tout en maudissant intérieurement Adam et ses farces idiotes. Selon lui, elles peuvent être utiles pour gagner en expérience et en sagesse. En plus, je crois qu'il a voulu que je découvre en premier des sensations désagréables, pour que je ne m'attache pas trop à la Terre et à ses habitants et que je n'oublie pas que je suis ici pour mener à bien une mission et réparer mes erreurs passées.

« Putain d'enfoiré d'Ange Originel, je vais le buter : il m'a foutu une chemise de nuit de dentelle blanche, qui m'arrive juste sous les fesses, comme s'il n'avait pas le pouvoir de me mettre de vrais vêtements ! », pensé-je, horrifiée. Pour la première fois depuis que je suis un Ange, je découvre des sensations et des émotions qui sont propres aux Humains. J'ai mal partout, j'ai froid et je suis gênée.

— Aimé. 

J'allais répondre que c'est un magnifique prénom et qu'il lui va très bien, même s'il a une tête de Jean-Louis ou de René-Charles, mais une affreuse quinte de toux me plie en deux. Mes poumons ne doivent pas être totalement formés. Je crache du sang au creux de ma main. Toute trace de sourire disparaît du visage du beau blond, qui s'est davantage approché de moi et adopte désormais une mine soucieuse et effrayée.

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