I. Les Larmes d'Océane. [CHAPITRE 2]

Léonardo Di Carpaccio

Une fois de plus, mon visage repose contre le torse d'Aimé. Mes mains agrippent sa chemise, y laissant de petites traînées de sang. L'odeur salée de celui-ci se mêle à celle de son parfum. J'ai la tête qui tourne, et pas seulement à causse des senteurs et de ma faiblesse. Toutes sortes d'émotions m'envahissent, alors qu'il y a encore quelques minutes, je ne savais même pas ce qu'était être humaine. J'ai du mal à pouvoir mettre un nom sur chacune : je ne sais plus où j'en suis ! De Là-Haut, je n'avais jamais compris à quel point les sentiments et les sensations sont puissants, omniprésents et impactent sur chaque choix et chaque action. Troublée, je relève le menton pour regarder Aimé, comme s'il était un phare dans la nuit, pour un Ange en perdition comme moi.

Des boucles si blondes qu'elles en sont presque blanches entourent son visage. Il a d'épais sourcils, mais leur blondeur fait qu'il semble ne pas en avoir. Il est pâle, et contrairement à moi, aucune teinte rosée ne vient contrecarrer cette pâleur et le rendre plus vif, comme s'il n'avait pas de sang dans les veines. Ses lèvres aussi semblent inexistantes tant elle sont blêmes. Il a de grands yeux bleus et un petit nez rond. Aucun bouton, aucune griffure, aucune imperfection ne vient gâcher sa beauté sans égale.

— Tu ressembles à un Ange, avec tes boucles d'or blanc...

Les mots m'ont échappé malgré moi. J'ai encore du mal à distinguer les moments où je parle et ceux où je pense. Depuis que je suis un Ange, j'ai toujours choisi quand ma pensée était accessible à quelqu'un d'autre ou non, et à qui. J'allais aussi de pensée en pensée quand quelqu'un m'autorisait à lire dans les siennes. En plus de ça, le visage de ce garçon me fascine. Ses cheveux me semblent si doux et soyeux. Il est à croquer... comme les nuages. Dire qu'il est à dessiner ne serait pas faire assez honneur à sa beauté !

Je vois une étincelle illuminer ses yeux, qui sont d'un bleu qui m'électrise : des frissons parcourent mon corps et je me retiens à grand peine de soupirer d'extase. Son regard accroche le mien. Alors que, de tous les Anges du Ciel, j'étais la seule à pouvoir véritablement me venter d'avoir un fabuleux teint de pêche, je sens le rouge me monter aux joues : je sais que je suis ridicule. Mais bon, il paraît que le ridicule ne tue pas... et de toute manière, je ne peux pas mourir, puisque je suis un Ange !

— Je suis vraiment désolée, les mots se sont bousculés en moi et...

— Ne t'en fais pas. Je ne suis pas un Ange, loin de là, même si je suis incroyablement beau, me souffle-t-il à l'oreille, d'une voix à la fois taquine, douce et enchanteresse.

Je peux sentir son haleine se déchaîner dans mes longs cheveux roux et bouclés alors que je suis toujours blottie contre son torse.

Une nouvelle quinte de toux me transperce la poitrine, et de nouveau, je crache du sang. Sans m'en rendre compte, je pose l'une de mes mains sur le torse d'Aimé, à côté de mon visage, et la seconde sur son avant bras. Une fois de plus, un tourbillon d'émotions que je ne comprends pas très bien me vrille la cervelle : douleur, peur, colère, désir... Je ne peux pas m'empêcher de gémir, sans trop savoir si c'est de douleur ou parce que, dans la panique qui l'anime, Aimé, à la fois puissant et doux, resserre son étreinte autour de moi pour me maintenir debout.

Avant de venir sur Terre, je ne comprenais pas non plus à quel point les Humains sont faibles et ont besoin d'être soutenus par quelqu'un de doux et de fort à la fois. « Comme Aimé avec moi. », ne peut s'empêcher d'ajouter mon esprit rendu confus par la tempête émotionnelle qui chamboule tout en moi. Je commence à comprendre ce qu'est véritablement être Humain. Avant, je ne faisais qu'imaginer, et j'étais bien loin de la réalité !

De douleur, je ferme les yeux et commence à haleter, serrant plus fort la chemise d'Aimé entre mes doigts. Subitement, c'est comme si trop d'air entrait dans mes poumons, dans une grande inspiration, et la douleur cesse aussi vite qu'elle était venue : mes poumons ont enfin fini de se former, Dieu soit loué !

Libérée de tant de douleur et rendue folle par toutes les émotions qui m'assaillent, je ris et je pleure en même temps, mon visage enfoui dans la chemise d'Aimé rendue immonde par mon sang. Seul ce fichu bout de tissu me sépare de sa peau qui, j'en mettrais ma main au feu, est bien plus douce que du velours.

J'ai eu beau lui cracher du sang dessus et rire comme une démente, je trouve l'instant magique et d'une extrême douceur : Aimé, alors qu'il ne me connaît pas, me murmure des paroles réconfortantes à l'oreille, son souffle chaud me donnant la chair de poule.

Lorsque je frissonne, en lui disant que je n'ai plus mal nulle part, il n'hésite pas une seule seconde : avec une infinie délicatesse, il desserre son étreinte et, me surveillant du coin de l'œil pour être sûr que je ne chancelle pas, enlève sa chemise et me la pose sur les épaules. Je m'apprête à ouvrir la bouche pour lui dire merci mais, comme une idiote, je dis sans réfléchir :

— J'ai faim...

Il pouffe de rire, une main devant sa bouche, et s'exclame, toujours d'une voix basse :

— Eh bah ça va beaucoup mieux, on dirait : et quand l'appétit va, tout va !

Sa voix est enjouée, mais son regard le trahit, il a perdu la petite étincelle que j'avais décelée plus tôt : il est... inquiet ? pour moi.

Il me détaille des pieds à la tête, son visage se décomposant au fur et à mesure. La vision que je lui offre est désolante : je tremble comme une feuille, serrant sa chemise bonne à finir aux ordures contre moi, autour de mes épaules. En tentant de m'essuyer le nez et la bouche du dos de la main, j'ai étalé mon sang sur mon visage plus que je ne l'ai fait partir.

Lentement, il se rapproche de moi et, avec douceur, de ses pouces, me nettoie les joues. Puis, à ma plus grande surprise, il me soulève de terre avec tendresse mais fermeté. Je me retrouve serrée contre lui, ma tête sur son épaule et mes jambes autour de ses hanches.

Après quelques secondes pour me remettre de mes émotions, alors qu'il a déjà commencé à marcher, je souffle à son oreille, d'une voix à la fois inquiète qui monte dans les aigus et vibrante du désir de rester dans ses bras pour l'éternité :

— Aimé, qu'est-ce que tu fais, bon Dieu ?

Je déteste vraiment ne pas savoir gérer mes émotions : je ne sais pas distinguer celles que je ressens vraiment des autres !

« He, ho, Adam, dis-moi ce que je ressens en vrai, au lieu de me compliquer l'existence ! Quitter le Ciel pour la Terre est déjà assez difficile comme ça : j'ai perdu mes Ailes, mes poumons m'ont fait un mal de chien en poussant, j'ai mis du sang partout... C'est quoi la prochaine étape ? », maudis-je intérieurement l'Ange Originel.

Aimé, extrêmement concentré, ne me répond pas et je peux maudire Adam à loisir. Pourtant, sans trop savoir pourquoi, je préfère en profiter pour regarder le dos du beau blond, désormais nu. Tout comme son visage, il est très pâle : je crois que c'est une particularité des blonds. Il est évident qu'il entretient son corps : il a de très beaux muscles. Une cicatrice, très marquée, va de son omoplate gauche à sa hanche droite.

Des larmes commencent à perler au coin de mes yeux : je croyais avoir souffert le martyr, avec mon nez et ma bouche en sang, mais ce doit n'être absolument rien à côté de ce qu'il a dû subir ! Mes pensées maudissant Adam me paraissent stupides et totalement infondées désormais.

J'ai mal pour lui, et pourtant, je n'arrive pas à détourner mon regard de la cicatrice, et je dois me retenir à grand peine de l'effleurer du bout des doigts. Pour ne pas pleurer véritablement, je me concentre sur la chaleur qui émane de sa peau, sur la sueur qui perle sur son corps et sur son souffle rythmé par l'effort, qui fait voler les petites mèches rousses à la naissance de ma nuque.

Je ferme les yeux, à la fois épuisée et ravie d'être dans les bras d'Aimé. Malgré moi, je passe des bras d'Aimé aux bras de Morphée, ma tête à présent totalement collée contre le cou du beau blond.

Je me réveille dans un grand lit. Je prends plusieurs minutes avant de bouger, cherchant à me rappeler comment je suis arrivée là, sans succès. Je décide alors de me lever pour explorer la chambre. Celle-ci est décorée de meubles anciens, magnifiquement sculptés dans l'ébène. Sur la table de chevet, à droite du lit, se trouve une photo, soigneusement encadrée. Sur celle-ci, on peut voir un jeune homme aux cheveux si blonds qu'ils en sont presque blancs assis devant en piano, un grand sourire un peu déformé par la concentration, les doigts sur les touches. De chaque côté de l'instrument, un homme et une femme, resplendissants de bonheur, regardent droit devant eux.

Peu à peu, je me souviens d'Aimé et des moments passés dans ses bras, décidant d'occulter le reste. Cependant, je ne peux pas m'empêcher de regarder mes épaules : je remarque immédiatement que sa chemise n'y est plus et que je ne porte plus la chemise de nuit que j'avais lors de la Descente. Je suis vêtue d'un pyjama bleu nuit en soie, bien trop grand pour moi.

A pas de loup, je me dirige vers la porte. Je l'entreouvre pour me retrouver nez à nez avec Aimé, le poing en l'air car il s'apprêtait à toquer, l'autre main tenant un plateau repas.

— Bonjour, heu... Claudine. Je pensais qu'un bon petit déjeuner te ferait du bien.

— Merci, Jean-Louis ! m'exclamé-je en riant, ouvrant la porte en grand pour lui permettre d'entrer.

Avec lenteur, il pose le plateau sur le lit.

— Oh, et je m'appelle Melba ! C'est pas juste : tu as un nom d'Ange et moi un nom de dessert... ajouté-je, faussement boudeuse.

C'est à son tour d'éclater de rire, l'œil pétillant. Et cette fois, son regard ne contredit pas ses paroles : aucune marque d'inquiétude ne vient gâcher ce moment de bonne humeur et d'amusement.

— Allez, mange, marmotte ! s'exclame-t-il avec euphorie. Mes toasts bacon-miel sont les meilleurs de l'Univers !

— Marmotte ? Pourquoi marmotte ? demandé-je en croquant dans l'un des toasts, de nouveau assise sur le lit.

— Tu as dormi pendant trois jours : impossible de te réveiller... Même quand je t'ai lavée et déshabillée, tu n'as pas réagi !

— C'est pas normal de dormir trois jour ? Le week-end est pas fait pour ça ? Le questionné-je, curieuse d'apprendre les habitudes des Humains.

Il m'observe longuement, surpris, puis s'assoit à côté de moi, me volant un morceau de toast au passage. Je lui frappe le dos de la main et lui lance un regard noir : personne ne touche à ma nourriture sans subir mon courroux !

— Tu es plutôt étrange comme fille, tu sais ? constate-il.

— Merci !

— C'est pas un compliment.

— Ah...

— Bon, tu dois venir des pommiers de la lune pour ne pas savoir des choses comme ça, mais je vais t'expliquer comment agir normalement, souffle-t-il, plongeant ses yeux bleus dans les miens, verts.

— Merci...

J'espère vraiment avoir mis de la... reconnaissance ? dans ce mot. Je reconnais de mieux en mieux les émotions que je ressens, mais je ne sais pas encore comment on les exprime : et si je montrais de la frustration au lieu de la gratitude ? J'attends patiemment un signe pour me rassurer : un sourire, un regard, un hochement de tête, ou n'importe quoi d'autre...

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