Iceberg

george-w-brousse

Aligner comme ça pour rien des kilomètres de textes, il l'avait déjà fait. L'utilité de le faire ? La question ne lui était jamais venue à l'esprit. Qu'avait-il fait d'utile dans sa vie, de toute façon ? Pas grand-chose. Que faisait-on, que pouvait-on faire d'utile dans une vie ? Rien, probablement. Oh, tout cela devait bien dépendre du point de vue que l'on adoptait, peut-être même de la doctrine philosophique à laquelle on prêtait allégeance mais — était-ce une force ou une faiblesse ?— il n'en avait aucune. C'était bien entendu une faiblesse : c'eût été une force s'il avait pris le temps d'en étudier quelques-unes, d'en extraire quelque chose et de choisir, par la suite de s'en affranchir. Il ne connaissait rien de tout cela. Ça n'avait aucune importance. Pas besoin de savoir quand on a des convictions. Il en était donc persuadé : on ne faisait rien d'utile dans une vie. Ce n'était pas une déception, plutôt… Une libération : puisque rien n'était utile, on pouvait occuper le temps qui nous était imparti comme bon nous semblait. Et pour lui, régulièrement, cela consistait à revêtir sa vieille casquette de marin, à enfiler ses mocassins de navigation et à s'asseoir devant sa petite table de cuisine. Encadré d'une bougie aux essences de bois et d'un verre de rhum glacé allongé d'un trait d'Angostura, il débitait ses suites de mots qui, bien souvent, ne voyaient pas le lever du jour suivant, soit qu'il les ait effacées dans un éclair de lucidité soit qu'après des jours à ne pas enregistrer ses textes, il finissait par fermer le document sans y prêter attention. Dans le meilleur des cas, ceux-ci finissaient dans un dossier qu'il n'ouvrirait pas et venaient rejoindre la cohorte de textes commencés, jamais aboutis — ni même retouchés — qu'il trimballait avec lui depuis des années.
Certainement, il y avait de bonnes choses parmi eux. Pas beaucoup certes, mais quelques phrases, quelques paragraphes éparpillés dans des pages et des pages d'inepties qui mériteraient qu'il s'y attarde, qu'il y revienne, au moins une fois. Trier le grain de l'ivraie. Ce n'était jamais le moment pour ça. Non. Il y avait un moment pour écrire, un moment pour boire (et quant tout se passait bien, ces deux moments tombaient exactement en même temps), mais certainement pas de moment pour remettre l'ouvrage sur la table. Non. Cela impliquait trop de contraintes, trop de rigueur. Et si on considère que rien n'est utile, comment accepter de perdre son temps ?

On entendait parfois dire qu'à trop réfléchir, certaines personnes se rendaient la vie impossible. Il avait trouvé une parade à ce travers en décrétant que la futilité devait être le seul but de la vie de tout être sensé. Ce travail intellectuel accompli (le plus dur avait été de s'en convaincre, ce qui lui avait tout de même pris plusieurs mois), il avait pu se vautrer dans une indifférence générale à l'égard de tout ou presque et pouvait même le revendiquer comme une sorte de nouvelle philosophie. Et si quelqu'un venait à lui faire remarquer que cela avait déjà été théorisé par un tel (ce qui était à la fois très probable, car sa réflexion n'avait rien d'original, et très peu vraisemblable, puisqu'il sortait de moins en moins et ne fréquentait personne qui s'approche de près ou de loin de la définition d'un intellectuel), cela ne le gênerait en rien. Au contraire, cela lui fournirait l'occasion de démontrer ce qu'il soutenait : ne pas connaître ses maîtres à penser était le plus bel hommage qu'il pouvait leur faire.

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