Il avait cinq ans (début, extrait)

eukaryot

Il prenait le bus à la même heure que moi, en sortant du boulot, un boulot inintéressant et pénible, qui payait à peine les piles colossales de dettes. Je sortais de là vaincu et rincé, et pas nécessairement de bonne humeur.

Lui était toujours seul, toujours à la même place, toujours la tête tournée vers la vitre et la cambrousse banlieusarde à l'extérieur, qui donnait l'hiver l'impression d'un no man's land d'après une fin du monde depuis longtemps achevée .

Je savais qu'il travaillait dans un centre spécialisé pour déficients mentaux. Je voyais ses congénères assis eux également aux mêmes places à la même heure. Un groupe de quatre personnages étranges et comiques, auxquels j'avais donné des surnoms. 

Il y avait le prof, parce qu'il possédait un front immense, et pendant longtemps, les cheveux longs qui venaient friser jusqu'entre ses omoplates, ça lui donnait l'air d'un savant fou des années 30. Un autre était Nano, parce qu'il était minuscule, et que Nain était trop méprisant à mon goût. C'était lui le chef de la bande, il semblait être le plus normal d'extérieur, et il passait son temps au téléphone, charrié par ses amis parce que la personne au bout du fil était une hypothétique petite amie. Sa voix était fluette, mais lorsqu'il gueulait, et ça lui arrivait de temps en temps, il gueulait comme un stentor, ou un chien de berger rappellant à l'ordre un troupeau dissipé.

Il y avait également la seule nana du groupe, qui, pardonnez moi, ressemblait vraiment à un troll, les trolls des folklores celtiques. Trappue, les jambes puissantes et arquées, prognathe, le pif en patate purée et une bouche aux dents en pavés disjoints, et une ombre de moustache venant souligner l'épaisseur de la lèvre supérieure. Enfin, pour compléter, il y avait l'Ombre. Il était toujours entièrement vêtu de noir, les cheveux noirs, les yeux noirs, les dents noires. Il ne parlait jamais, restait bien souvent tête baissée tout le trajet, et semblait aspirer autour de lui toute la lumière. Le regarder était s'assurer un coup de déprime, comme la tristesse infuse qu'on ressent lorsqu'un nuage vient d'un coup grisailler le monde en passant devant le soleil d'aout.

Lui... lui était toujours assis donc, à la même place, aux mêmes heures. Il ressemblait à un enfant catapulté d'un coup à la cinquantaine, et il chantonnait en permanence, sifflotait plutôt, ou babillait je ne sais pas, toujours les trois mêmes notes, un orgue de barbarie cassé, un oiseau idiot, un gosse autiste. Il avait des yeux immenses très très verts au dessus desquels poussait un front bombé cerclé comme pour souligner le ridicule, une couronne de cheveux gris, très fine. Il portait toujours le même costume gris, un tantinet trop ample, il avait l'air du plus ahuri des clowns.

Assis près de la vitre, ses grands yeux trop grands ouverts, son air enfantin, son chantonnement incohérent lui donnaient l'air d'avoir atterri sur une planète trop petite pour contenir toutes ses couleurs, et s'il ne semblait pas être conscient de sa joie, la vie avait été clémente pour le doter d'un sourire pur, né du simple fait d'être ici, et maintenant.

Et il s'est retrouvé un jour à vivre avec moi.

(...)

Signaler ce texte