Il cherchait une proie.
lolo-patchouli
« … De son bec, il a touché ma joue.
Dans ma main, il a glissé son cou... » Extrait de L'Aigle Noir, Barbara.
L'aigle noir de Barbara me titille lascivement l'organe de l'ouïe. Il m'a réveillée. J'en suis toute émoustillée. Des bas fonds de mon lit, je savoure cette mélodie jusqu'à la lie, j'en frémis aussi. Puis je me lève enfin. A pas feutrés je pénètre dans ma kitchenette. Ma petite chatte Molly me suit. Comme d'habitude, je gargarise mon haleine d'une gorgée de café froid de la veille. Puis je la recrache. Ça m'a donné envie de gerber. Je presse entre mes doigts un pamplemousse rose, je lèche sa pulpe et laisse s'écouler avec légèreté son nectar délicat le long de mon gosier encore ensommeillé. Ça m'a requinqué. Je commence à émerger, doucement. Puis je réalise. Il me reste à peine un quart d'heure pour prendre une douche, et me voilà repartie pour de nouvelles aventures. Ça devrait aller !
J'essaie de me hâter mais je n'ai pas fermé l'oeil droit de la nuit, le gauche non plus d'ailleurs, donc, je n'y parviens pas. Je me mets à trier des sapes, des pompes, des sapes, des bottes, des sapes, des bouquins, je lave des couverts. Je commence tout en même temps et je ne finis rien ! Molly se roule par terre, ronronne comme un sonneur, et elle aussi me déconcentre. Il faut se recentrer, c'est la rentrée.
J'imagine ces nouveaux visages que je ne connais pas, que je n'ai vu qu'une fois et qui me dévisagent de façon machinale. De grosses paires d'yeux curieux se posent partout autour de moi, et examinent sans pudeur la moindre parcelle de mon corps en émoi. Observant chacun de mes gestes, découpant même les mots de ma bouche, je me sens comme une biche traquée, tentant de fuir en pleine forêt, courant de tous côtés.
Vingt minutes plus tard, je finis par dévaler les escaliers et je débarque sur le trottoir.
Là, je décide de m'accorder une dernière trêve matinale. Juste pour quelques secondes. Juste histoire de prendre une respiration profonde avant d'affronter les nuisances rugissantes de la jungle urbaine où je crèche. Puis, sans que je m'en aperçoive je laisse mon esprit vagabonder, mon corps tout entier se libère. Je rêvasse, me délasse, je m'évade dans mes pensées. Je pars…
Je marche d'un pas nonchalant sans trop savoir encore où je vais, lentement. Je n'ai plus la notion du temps. Je sais juste qu'il est assez tôt le matin, parce que le square en bas de chez moi est presque vide. Les jardiniers, eux, sont déjà à l'œuvre. Ils ratissent, bêchent, gratouillent la terre fraîche, coupent des branches mortes, arrachent les herbes folles, plantent des citrouilles, débarrassent les cochonneries abandonnées par des promeneurs pourris, arrosent de leurs longs tuyaux les parterres encore endormis.
Puis ils s'arrêtent et se racontent leurs vies. Ils parlent et rient très fort. Ils réinventent des paroles de chansons populaires en sirotant leur petit jus, en plein air. A un moment ils se rassemblent et forment une ronde autour de leur avenir bucolique. Présentement, ils décident de la tournure que prendra la matinée. Les mains dans les poches, la casquette bien vissée sur le crâne, leur cul bien moulé dans le pantalon vert sapin qui va bien, ils se regardent droit dans les yeux, s'accordent quant à l'état des lieux, s'en tapent 5 dans la main et repartent du même pas courageux.
Je m'assieds sur un banc à côté d'un pigeon qui prend son petit déjeuner. Il a l'air de se taper un festin, il n'a pas bougé d'une plume. Il est noir et blanc tout tacheté de petits ronds marrons. Je n'en vois pas souvent de cette couleur. C'est assez rare. Puis, j'observe à nouveau les jardiniers. J'aime bien les regarder aller chercher un râteau oublié dans la remise, les voir conduire leur petit camion de paysagiste de la ville de Paris, on le reconnaît de loin le logo... J'ai l'impression qu'ils sont heureux, ils sourient, marchent gaiement le cœur sifflant, ils s'inclinent souvent pour honorer leurs belles plantes. J'aime tellement ce moment. Le petit matin fraîchement embué où quelques matinaux se baladent et s'embrassent juste avant de laisser la journée commencer. De rares coureurs taillent la route tout autour du square. Les arbres détendent leurs feuilles. Les fleurs multicolores et odorantes s'épanouissent et s'élèvent au grand jour. De jolis oiseaux chanteurs piaillent et boivent de l'eau à la fontaine. Ils accompagnent gaiement mes pensées.
Je souris et m'échappe dans un champ de coquelicots. Je cours à perdre haleine, je ne voulais pourtant pas les écraser, j'adore ces fleurs des prés. Leur rouge éclatant me rappelle celui du rouge à lèvres de ma grand-mère. Le volatile saute du banc et m'arrache à ma rêverie. Il poursuit sa quête de miettes, à terre, cette fois-ci.
Quand soudain, mon regard est happé par une autre scène qui se joue là, en face de moi. Il soulève beaucoup de poussière parce qu'il va trop vite sur le chemin. Il tournoie, dérape, rajoute du vent au vent. Il se cache derrière des buissons, grimpe sur un banc, s'arrête et s'agrandit vers le ciel. Il crie de toute sa hauteur. Puis il repart et se pose au milieu du terre-plein, juste au-dessus de la fontaine. Il a réussi à effrayer tous les petits moineaux, qui, d'un bruyant claquement d'ailes s'envolent sans réclamer leur reste. Il semble s'en moquer royalement. Il a un meilleur point de vue d'ici, une vue plus générale.
Il plante ses griffes sur le rebord de la balustrade en pierres et m'observe du haut de son perchoir. Il se penche un peu, pour mieux me regarder. Il lève la tête et la tourne brusquement, à droite et à gauche. Il replie son cou, renifle les fleurs une à une et se redresse d'un seul coup. Ses membres se déploient pour montrer toute leur puissance. Il souffle sur les feuilles qui se courbent d'impuissance. Je le vois décortiquer et répéter chacun de mes mouvements, explorer chaque espace de ma peau, deviner chaque courbe de mon corps en alerte. Puis, d'un geste saccadé, il se retourne encore. Il continue à avancer très vite parce qu'il veut que je le remarque. Parfois, il change de direction, puis il s'enfuit et réapparaît.
J'essaie de suivre sa trajectoire mais à un moment je le perds de vue. Je le cherche, en vain. Je revêts discrètement mes lunettes de soleil pour cacher un peu mes yeux qui trahissent la peur, mais aussi, pour qu'il ne puisse pas voir où mon regard repose. J'inspecte partout autour de moi. Je ne vois plus rien, même plus l'ombre de cet oiseau de malheur. Je commence à paniquer. Des réflexions en cascade s'entrechoquent dans ma tête. La peur me fait cogner le cœur.
Ne plus le laisser poser son regard sur moi. Ne pas le laisser s'approcher trop près de moi. Ne pas le laisser tournoyer autour de moi. Ne pas l'autoriser à s'asseoir à côté de moi. Filer avant qu'il n'arrive à ma hauteur. Ne pas quitter ses gestes du coin d'un œil. Me sauver, partir, m'échapper, fuir, courir. Ne pas regarder derrière moi, m'enfuir très loin de là. Je ne le vois plus mais je sens qu'il n'est pas loin, qu'il me traque, qu'il me guette. Il prend son pied à m'épier. Je tourne la tête très vite et dans tous les sens, je respire très fort, je suffoque, j'étouffe. Je n'arrive plus à me lever du banc. Je suis clouée le cul au bois et je ne peux plus bouger.
Le temps s'occupera de me faire reprendre mes esprits. Peu à peu, ma tête s'arrête de tourner. D'un bond, je me redresse. Je déplie mes membres tout recroquevillés, et je commence à avancer, doucement. Et puis, je me mets à marcher très vite, plus vite que tout à l'heure. Pour me donner encore plus d'élan, j'écoute Wake me up before you go go des Wham et le morceau m'entraîne. Une, deux, une, deux, je ne veux plus y penser. Je ne veux plus l'entendre. Je ne veux plus le croiser, encore moins l'apercevoir ou le fixer. Obnubilée par cette présence, dépassée par ma propre cadence, je cours, je flanche, et je finis par tomber...
Quand je reviens à moi, mes premières pensées s'envolent avec lui. Je suis au pied d'une montagne géante, comme jetée là par d'immenses serres, celles qui m'ont attrapée. Il me secoue dans tous les sens. Je ne peux plus résister. Il me jette violemment à terre. Il déplie sur moi ces grosses pattes pleines de poussière, je ne vois plus rien. J'entends juste des voix me dire « Allez dépêche toi, nous t'attendons… » Et puis, RIEN.
De longues minutes vont s'écouler avant que je ne perçoive à nouveau des cris, des hurlements, des criaillements, des moqueries. La peur me gagne encore mais je dois tenir le coup. L'impulsion de la dernière chance m'aide à me hisser contre les parois rocheuses de la montagne que je finis par escalader. Quand j'entends ma musique, je sens que je ne suis plus très loin. Et puis, je n'entends plus qu'un brouhaha de sons distordus. Puis à nouveau, je n'entends plus rien. Dans un dernier élan, je gravis le sommet de la montagne, je ne sais pas comment, mais j'y suis arrivée.
Je quitte le square à toute vitesse mais j'ai oublié pourquoi. Je réfléchis. Un instant. Ça y est j'y suis ! Je me cache dans l'entrée du cinéma d'art et d'essai de mon quartier. J'en profite pour respirer, et consulter la programmation. Je me sens vraiment trop con. Puis, lucidité fait son apparition : « tu vas vraiment être en retard, hâte toi ».
Je reprends mon chemin. Je sens une présence dans mon dos, malsaine. Je me retourne d'un coup sec et je le vois. Il est là, à cent mètres de moi, planté. Il me rit au nez. J'avance à grandes enjambées. Mes jambes tricotent de travers. Mes bras se meuvent de tous côtés. Mon cœur heurte mes tempes à deux mille pulsations à l'heure. Mon souffle coupé provoque de mauvais sons saccadés, inaudibles. Des gouttes de sueur perlent sur mon front dégoulinant. Mes yeux pleurent de rage. Mes nerfs éclatent comme des éclairs et provoquent en moi un véritable orage de colère.
Lui, continue à me harceler, me poursuivant toujours avec insistance. Il est content de lui, fier de son coup. Il rit, il crie, et puis il gonfle le thorax. C'est lui le plus fort ne cesse-t-il de me faire remarquer. Comment ne me suis-je pas doutée qu'il me suivrait ? J'étais pourtant persuadée de l'avoir bien semé, l'enfoiré ! Je le vois avancer vers moi, il a accéléré. Il se met à parader et finit par faire la roue. Je n'en crois pas mes yeux. Je transpire de plus en plus. Je voudrais m'échapper, je veux me réveiller. Je le revois me lancer à terre comme un joujou cassé. Il jouait au chat et à la souris et m'assenait des grands coups de pattes à chaque fois que je tentais de m'échapper.
Un bus arrive. Je ne sais pas où il va mais je me faufile à l'intérieur.
Me sentant enfin à l'abri, j'ai le courage de l'affronter et d'appuyer son regard d'abruti. Il est là, à quelques centimètres de moi. Il s'est posé derrière le bus et me lance un sourire de vainqueur. Il éclate de rire en rejetant la tête en arrière. Puis, il me pointe du doigt en exécutant mon pas de danse préféré. Comment a-t-il su ? Il fait mine de me lancer des coups de griffes mais c'est trop tard, il ne pourra plus m'avoir.
Il n'était pas très grand de près. Il ressemblait à un homme presque ordinaire. De carrure assez trapue, il avait des jambes assez minces et de gros bras, ce qui lui donnait une silhouette assez disproportionnée. Il portait un tee-shirt bleu électrique sur un ventre énorme. Sous ses manches courtes, on pouvait apercevoir ses muscles saillants. Des cheveux poivre et sel avaient envahi les côtés de son crâne d'œuf. Sur le dessus de sa tête d'enfoiré, plus un cheveu. Son regard pénétrant ne me lâchait pas, me glaçait jusqu'au sang. Les mots inaudibles qu'il prononça quand je le croisai, m'empêchèrent de comprendre. Il marchait d'un pas très convaincant. Il avait les traits grossiers. Des cernes creuses sous ses yeux mal plissés accentuaient l'intensité de son regard de pervers. Sinon, il paraissait normal.
Le bus partit, et moi aussi.
Il était là. A deux pas. Juste derrière moi. Il cherchait une proie.
Ce n'était pas un aigle noir et je n'aime pas les corbeaux…
Lorsque l'on connaît le sens de la chanson de Barbara, la suite ne nous étonne guère ... mais un aigle c'est quand même plus beau qu'un corbeau. Très beau texte, malau-j, qui tient en haleine !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Merci Martine, vos petits mots me font toujours plaisir. A bientôt, Malau
· Il y a presque 9 ans ·lolo-patchouli