Il colore dell'estate

Alain Kotsov

IL COLORE DELL’ESTATE

     Pietro Vantini fut le plus grand peintre de la renaissance italienne. C’est du moins l’avis unanime de ceux qui ont eu la chance de contempler ses toiles. Il serait audacieux d’affirmer que son talent éclipsait celui de ses célèbres contemporains : Leonardo da Vinci, Raphaël, Michel Ange… mais force est de constater que la comparaison entre son œuvre et celles des plus grands maîtres de l’époque tournait le plus souvent à son avantage.

     Alors pourquoi un artiste aussi talentueux n’a-t-il laissé aucune trace dans la mémoire des hommes ? Et pourquoi ses tableaux n’ornent-ils pas aujourd’hui les cimaises des plus grands musées ? Tout simplement parce qu’il n’en demeure aucun ! Tous ou presque, ont péri dans les flammes ; quant à sa dernière toile, « Coucher de soleil sur l’étang de la villa Campobasso », ce qu’il en reste repose dans un lit de vase noirâtre, à dix pieds sous la surface, au fond du plan d’eau qui lui a donné son nom.

     La cause en est que le génie de Vantini s’accompagnait, ainsi que c’est souvent le cas chez les artistes, d’une propension à l’extrême folie. Nous privant du bonheur d’admirer aujourd’hui des compositions qui seraient autant visitées que la Joconde ou le plafond de la Chapelle Sixtine si l’existence du maître n’avait été bouleversée par le dérangement de son esprit. Et si elle n’avait été si courte !

     Pietro Vantini naquit le premier mars de l’an 1500 dans un petit village de Toscane. A une date hautement symbolique puisqu’elle représentait, à cette époque où le calendrier julien était encore en vigueur, le juste milieu du millénaire. Fils d’un riche drapier, il eut l’occasion de fréquenter à Florence, à Sienne, à Pérouse, les ducs, les marquis et les princes, clients de son père, qui régnaient sur les vertes collines de la Toscane et de l’Ombrie. Les potentats, assoiffés de pouvoir, menaient entre eux des guerres cruelles faites d’alliances secrètes, de mariages arrangés, de trahisons subites, d’empoisonnements et de coups de poignard dans le dos. Mais leur ambition les incitait aussi à s’entourer, en dépensant pour cela des sommes faramineuses, de peintres, architectes et sculpteurs parmi les plus renommés. Chacun d’eux faisant tout pour que sa ville ou sa région recelât les plus belles œuvres.

     C’est ainsi que le jeune Pietro, dès l’âge de l’enfance, fut initié aux arts par Ercole Faccino, un maître érudit ayant fréquenté les écoles de toutes les cours, qui produisait très peu mais possédait un grand talent de pédagogue. Le précepteur décela chez son élève un don exceptionnel pour la peinture. Il excellait dans la composition, assimilait sans effort les lois esthétiques régissant la disposition des éléments d’un tableau ; mais ce qui impressionna surtout le professeur, c’était la maîtrise, apparemment innée, dont faisait preuve son élève dans le mélange et la création des couleurs. Répondant à l’insistance du maître, le père du jeune homme consentit à lui confier son fils afin qu’il étudiât toutes les techniques picturales en vue de devenir un des plus grands artistes de son temps. Le jeune peintre montrait une grande assiduité dans son apprentissage, mais il consacrait l’essentiel de son temps libre à se promener dans la campagne, observant les animaux, les plantes et les paysages.

     Lorsque ses parents et ses deux sœurs moururent par noyade après que leur barque eût chaviré lors d’une promenade sur un étang, le garçon reporta toute son affection sur l’homme qui l’avait recueilli, et qui devint pour lui un second père.

     Un jour, au début de l’été, Pietro Vantini, alors âgé de dix-huit ans, présenta à son maître son devoir du jour : une toile qui était la copie d’une fresque de l’église d’un village des environs de Florence, œuvre d’un grand artiste de la fin du moyen-âge. Elle représentait la Vierge au pied de la croix à la descente du corps de Jésus. La voyant, Ercole Faccino en eut les larmes aux yeux ; tant d’émotion émanait du regard brillant de Marie, de celui des personnages groupés en bas du tableau, et même des yeux fermés du Christ, aussi expressifs que s’ils avaient été ouverts, que le maître s’agenouilla devant le tableau. Mais la fascination que ressentait le professeur fut surtout causée par la couleur de la robe de la Vierge ; un bleu turquoise qui tranchait admirablement sur la terre ocre du Golgotha et illuminait le paysage d’une clarté magique. Très différent de celui qui ornait la fresque originale, beaucoup plus terne.

     – Où as-tu trouvé ce bleu ? Je n’en ai jamais vu de pareil ! 

     Pour toute réponse, Pietro sortit d’une poche de son gilet une petite fleur, complètement fanée, et la tendit à son maître. Celui-ci s’en saisit, l’examina attentivement, et la compara avec la teinte du vêtement qu’on voyait sur la scène.

     Tu veux dire que c’est cette fleur qui t’a servi de modèle pour peindre la robe ?

     – Oui maître. Je l’ai trouvée dans un champ près de l’église. Mais dès que je l’ai cueillie, elle a perdu tout son éclat. Et j’en ai reconstitué la couleur de mémoire.

     – Pietro, je n’ai plus rien à t’apprendre ! Je n’attendais de toi qu’un essai, un brouillon ; et tu m’apportes une œuvre qui mériterait de figurer en première place dans la villa des Médicis ! 

     Une semaine plus tard, chevauchant un mulet bâté de baluchons contenant ses affaires et une bourse garnie de nombreuses pièces d’or, Pietro Vantini quittait son précepteur et le village où il venait de passer la majeure partie de son enfance. Il parcourut une année durant les routes de la verte Toscane, faisant étape chez les paysans, les bourgeois, payant de son sourire, et souvent d’un simple dessin représentant le chef de la maison, son hébergement. Mais il devait parfois passer la nuit au bord d’un champ de blé ou dans une oliveraie. Ce qui, jusqu’à la fin de l’automne, le contentait ; car, lorsqu’il ouvrait les yeux au sortir du sommeil, son regard embrassait un paysage, toujours merveilleux, que lui offrait la nature. Un épi vibrant sous le vent du matin, une fleur sauvage qu’une abeille venait butiner, les feuilles argentées d’un olivier éclairé par le soleil levant. Il peignait de temps en temps des toiles de petit format, mais passait le plus clair de son temps à observer. Il buvait avec ses yeux les couleurs de la création et les emmagasinait dans sa fantastique mémoire visuelle.

     Cette année-là l’hiver fut très rigoureux. Quand il se réveillait, les matins frileux de la saison morte où il n’avait pu obtenir l’hospitalité d’un foyer, grelottant de froid, les os meurtris par le contact de la terre gelée, sa vue n’englobait qu’un triste paysage dépourvu de couleurs. C’est au cours d’une de ces nuits glacées qu’il attrapa une maladie qui s’insinua dans tout son corps et déclencha dans son esprit une folie inguérissable. Et une langueur dont aucun médecin ou guérisseur ne purent jamais le débarrasser. Il avait remisé ses chevalets et ses pinceaux dès la venue des frimas et ne se remit à peindre qu’à l’ouverture des premiers bourgeons.

     Au début de l’été suivant, alors que son pécule s’amenuisait, Pietro franchit la grille d’une magnifique propriété, entourée de vignes. L’étang qui la bordait, lové entre deux monticules et surplombant un vaste paysage de collines, donnait à ce paysage toscan un aspect charmant. La réputation du peintre l’avait précédé et il n’eut aucun mal à obtenir l’hospitalité de la maîtresse des lieux, une jeune et riche veuve, la comtesse de Castelbano. Il était de bon ton chez les gens raffinés d’accueillir dans sa demeure un artiste en vue, et la comtesse, folle de peinture, rêvait de voir sur les murs de son manoir des portraits d’elle et des représentations de son domaine. Vantini travaillait très lentement. Le soin qu’il portait au choix de ses couleurs le rendait peu prolifique. Et plutôt que de peindre des sujets religieux ou des scènes d’intérieur, il préférait de loin installer son chevalet au bord de l’étang pour y capter les teintes subtiles prodiguées par la nature.

     Un soir, il ne rentra pas. Une heure après le coucher du soleil, la comtesse, inquiète, manda ses domestiques pour aller à sa recherche. On le trouva évanoui sur la rive au pied d’un tableau inachevé figurant l’astre du jour se reflétant sur la surface de l’eau. Il passa la semaine suivante à délirer, fiévreux, sur son lit, tenant des propos incohérents. Il prétendait que l’étang possédait un pouvoir magique et procurait des visions. Quand il fut rétabli, il délaissa de plus en plus ses travaux de commande et occupa ses journées à parcourir les environs à la recherche de couleurs nouvelles. Et chaque soir il se postait à la même place près de la berge orientale du plan d’eau. Jusqu’à ce que les fleurs disparurent et que les feuillages des arbres jaunirent. Alors il demeura cloîtré dans son atelier, parlant peu et retouchant méticuleusement ses œuvres commencées. Sa fenêtre donnant sur l’étang, il s’y accoudait pendant des heures en le contemplant avec mélancolie. 

     Un soir d’octobre, après le crépuscule, la comtesse, qui éprouvait une vive amitié pour son protégé, attristée de son humeur sombre, se décida à lui tirer des confidences au pied de la terrasse de sa villa où l’air n’était pas encore assez froid pour interdire une agréable promenade.

      Qu’avez-vous mon ami ? Depuis quelques semaines vous semblez si maussade !

      – Vous savez, chère comtesse, je ne vis que pour mon art. Il n’y a rien qui me réjouisse autant que la vision d’un champ de blé parsemé de fleurs sous un soleil d’été. Je suis triste parce que l’hiver arrive et que je serai privé de mon principal bonheur jusqu’aux premiers jours d’avril.

     – Comment peut-on être si sensible ? Rien d’autre ne vous intéresse-t-il donc? Les livres, la fortune, les gens… 

     – A part votre compagnie, ma bonne amie, et les lettres que je reçois parfois de mon maître, le seul plaisir que j’ai dans la vie est la contemplation des couleurs de la vie et la joie de les intégrer à ma peinture.

     – Je suis bien placée pour savoir qu’il n’existe pas en Toscane, même dans toute l’Italie, et sans doute dans le monde entier, un meilleur coloriste que vous, Pietro. Savez-vous ce que disent les gens qui ont pu admirer vos œuvres dans ma villa ? Que si on murait une de ses pièces en y remplaçant les fenêtres par vos toiles, elle n’en serait que plus lumineuse ! Où allez-vous chercher toutes ces couleurs, qui provoquent admiration et jalousie chez tous mes amis ?

     – Elles sont dans ma tête. Je les moissonne comme on moissonne le blé, en me promenant l’été sur les routes de notre belle Toscane, et je les restitue sur la toile.

     Pourquoi l’été ? Le printemps n’offre-t-il pas aussi de chatoyantes couleurs ?

     – Certes, au printemps, les arbres, les fleurs et les plantes se teintent de nuances magnifiques, mais c’est au plus fort de l’été qu’elles offrent cette plénitude comparable à l’abondance qui réjouit les hommes en cette saison. La Toscane en été est semblable à une femme dans le paroxysme de sa beauté.

     La comtesse, qui venait d’atteindre l’âge de trente deux ans, et qui se trouvait encore très jolie, ne sut comment interpréter cette comparaison. Etait-ce un compliment déguisé ? Une allusion perfide ? Ou tout simplement un hasard de la conversation ? Quoi qu’il en soit, elle en ressentit un regain d’intimité avec son interlocuteur et lui posa, sans crainte du ridicule, une question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps :

     – Monsieur Vantini, vous qui connaissez les couleurs mieux que personne, y en a-t-il une, selon vous, qui surpasse en beauté toutes les autres ? 

     Les yeux du jeune homme s’illuminèrent alors d’un éclat bizarre. Son visage s’éclaira et toute la tristesse qu’il portait depuis des semaines disparut d’un coup. Comme si cette question était la plus importante qui puisse être posée ; comme si c’était la clef de l’univers. 

       Oh oui ! Madame. Il existe une couleur qui est de loin la plus belle !

      – A quoi ressemble-t-elle ?

      – C’est un composé d’orange, de rose et de rouge. J’ai maintes fois tenté de la reproduire avec les flacons dont je me sers pour travailler, mais toujours sans succès. Le dosage de chaque teinte doit être tellement précis qu’il faudrait être un dieu pour l’obtenir. Pour vous en donner une idée, elle est proche de celle d’un abricot mûr. Seul un œil exercé comme le mien pourrait la discerner parmi les myriades de myriades qui existent. Mais si j’arrivais à la recréer, il ne fait aucun doute pour moi que le tableau où elle apparaîtrait serait le plus beau du monde !

     – Il est heureux, mon cher ami, que votre talent soit bien supérieur à votre modestie, répondit la comtesse en riant, mais ce sujet me passionne. Cette couleur dont vous parlez si bien, l’avez-vous déjà vue ? »

     Pietro se troubla ; il hésitait à poursuivre. Il lui semblait que la comtesse était parvenue à toucher le fond de son âme. Mais le doux regard qu’elle lui porta, empreint d’un sentiment qui dépassait l’amitié, suffit à vaincre ses réticences.

     Ne le répétez à personne, Madame ; oui ! Je l’ai vue ! Vous souvenez-vous de ce soir où on me ramassa au bord de l’étang. A vos yeux, ceux de vos amis et de vos domestiques, je paraissais malade et fiévreux ; pourtant, j’étais anéanti de bonheur. Le soleil qui se reflétait sur la surface de l’étang prit pendant quelques fractions de seconde cette teinte magique. Et je m’évanouis immédiatement, sans disposer du temps nécessaire pour l’analyser et l’emmagasiner dans ma mémoire. Vous ne pouvez imaginer ! Je voyais la couleur parfaite, celle que doit avoir le corps nu des anges du paradis. Je l’ai depuis cherchée partout ; dans la peau des fruits, sur la carapace des insectes, dans les pétales des fleurs… Et dans les reflets de l’onde où elle m’était apparue. Sans jamais la trouver ! J’ai accompli des milliers d’essais de mélanges avec toutes les gouaches et aquarelles possibles, des plus courantes, assemblées à partir de matériaux ordinaires, jusqu’à celles qu’on achète à prix d’or et qui sont faites en orient à base de poudre de pierres précieuses, sans oublier celles que je fabrique moi-même en broyant des fleurs, des racines, des insectes et les mêlant à l’huile, l’œuf, et aux essences de plantes. Jamais je ne suis parvenu à l’obtenir !

     – Je n’arrive pas à comprendre comment, parmi toutes les nuances que nous prodigue la nature, celle-là n’apparaît pas ici ou là !

     – Mais elle est là ! Partout ! Sur les abricots murs, les coccinelles, les pistils et toutes les choses qui portent des couleurs voisines ; mais on ne peut la voir, car elle est noyée par ses voisines, invisible dans le dégradé qui conduit d’un certain orange à un certain rose. Il ne suffit pas d’un ou quelques points minuscules pour la remarquer. Voyez la vigne là-bas, sur la colline, elle se trouve à une lieue d’ici. Les ceps ont pris la teinte ocre-jaune qu’ils ont à l’époque des vendanges. Imaginez qu’une dizaine de feuilles devinssent, disons, carrément rouges, ou bleu azur, le remarqueriez-vous ? Par contre, si cette métamorphose affectait tout un rang, elle vous semblerait très visible.

     – Ainsi j’ai eu déjà la couleur sous les yeux, mais je n’ai pu la voir ?

     – Exactement ! Comme tout le monde d’ailleurs. Mon œil est si exercé qu’il pourrait la capturer en observant une petite tache uniforme pendant une fraction de seconde. Pour qui ne possède pas mon don, il lui faudrait davantage de temps, et observer une plus vaste surface ; comme, par exemple, un soleil représenté sur un tableau… 

         

     La comtesse de Castelbano se tut ; et comme son protégé ne disait rien non plus, le silence devenait gênant. Elle eut un frisson exagéré et déclara d’un ton impératif :

     – Il commence à faire froid ! Rentrons cher ami. 

     Quand ils se séparèrent pour rejoindre leurs chambres respectives, elle le retint par le bras et lui dit d’une voix douce :

     Je devine, Pietro, que tu aimerais passer ici l’été prochain. Et je sais pourquoi. N’aies aucune crainte, tu resteras avec moi autant de temps que tu le voudras. Et si tu termines avant ce très beau portrait que je t’ai commandé sur fond de collines, je t’en commanderai un autre, puis un autre encore. 

     Elle le tutoyait pour la première fois. A partir de ce jour, le peintre taciturne se sentit la proie d’une autre passion, qui grandit de semaine en semaine, jusqu’à atteindre l’intensité de la première, celle qui occupait ses jours et ses nuits depuis un certain soir d’été : la découverte de la plus belle couleur du monde, « il colore dell’estate » ainsi qu’il l’avait baptisée dans sa langue. Chez un être aussi bouillonnant et tourmenté que Pietro Vantini, l’amour pouvait provoquer des effets imprévisibles, voire dangereux. Mais son caractère lunatique et fantasque trouvait son exact opposé dans celui de sa généreuse mécène. Elle tempérait ses sautes d’humeur et ses frasques par une sagesse et une patience hors du commun.

     Ils devinrent amants aux alentours de la noël et l’artiste se consola du deuil que portait la nature, faiblement éclairée d’un pâle soleil jaunâtre, par la présence à ses côtés d’un astre bien plus lumineux, Bianca Caterina de Castelbano, celle qui deviendrait, au mépris des conventions, son épouse.

     Quand le printemps revint, la joie de Pietro atteignit son comble. Enfin les fleurs bordaient les sentiers, les insectes bourdonnaient dans la tiède atmosphère, les arbres faisaient éclater leurs bourgeons. Et il n’était pas seul à contempler ce spectacle, Bianca l’accompagnait dans toutes ses sorties. Mais il bouillonnait d’impatience, persuadé que le miracle, la vision d’un soleil arborant une couleur fantastique en se reflétant dans l’eau de l’étang, devait attendre le solstice pour se manifester. Son sens très pointu de l’observation, son talent de coloriste, et sa connaissance aiguë des caprices de la lumière l’avaient convaincu que le phénomène ne pouvait se reproduire qu’en plein cœur de l’été ; quand la brume s’exhale de la terre chaude, que le bleu du ciel est d’une pureté virginale et que le miroir liquide dans lequel se reflète l’astre du soir n’est marqué d’aucune ride causée par le vent. Avec de la chance, le miracle pourrait se produire cet été. Sinon, il attendrait encore un an ; ou deux, ou davantage…

     A partir de la fin du mois de juin, les promenades se terminèrent immanquablement au bord de l’étang, à l’est, où  deux chaises avaient été installées. Les amants regardaient sans rien dire le soleil se coucher. Pietro espérant que le disque daignerait prendre, avant de disparaître à l’horizon, la teinte abricot qui marquait sa mémoire. Et Bianca, qui ne croyait qu’à moitié à la réalité du phénomène, priant pour qu’il ait lieu, afin de voir son amant comblé de joie.

     Pourquoi n’amènes-tu pas ici tes pinceaux et tes peintures ?  lui demanda-t-elle. Si la couleur apparaît, tu ne pourras la reproduire.

     – Ce serait totalement inutile, répondit le peintre en prenant le ton qu’on adresse à un enfant attardé. Si cela se produit et que je parviens à restituer sur ma palette la couleur que je vois, et qu’elle possède le même éclat que celle que je vis il y a un an, elle aura perdu toute sa magie demain, sous l’éclairage du soleil de midi.    

     – Mais pourquoi donc ?

     – Mais tout simplement parce que la clarté qui illuminerait alors ma toile serait faite de cette couleur magique, dispensée par le soleil, qui éclaire l’ensemble du paysage. A ce moment, c’est une toile totalement blanche, captant tous les rayons, qui prendrait la teinte que je recherche ; et le lendemain, sous la lumière neutre de l’astre au zénith, elle serait parfaitement incolore. C’est pour la même raison que je ne peux effectuer ce travail à la lueur d’une chandelle ou d’un feu, il nécessite le grand jour. Me comprenez-vous ?

     – Je te comprends, Pietro. Tu ne viens donc ici que pour guetter l’apparition de la couleur d’été.

     – Oui. Si les conditions sont remplies et que le soleil et l’onde me fassent de nouveau ce merveilleux cadeau, j’y serai préparé et je saurai dominer mon émotion. J’observerai attentivement, et je me fais fort d’établir la composition de cette teinte à l’atome près et de la reconstituer dans mon atelier. Et je deviendrai, si je ne le suis déjà, le plus grand peintre de tous les temps. 

     C’est au beau milieu du mois d’août que les espérances de Pietro Vantini se concrétisèrent, alors qu’il commençait à désespérer. Aucun souffle ne venait troubler la surface lisse de l’étang, l’astre rougeoyant, semblant planer au-dessus de la ligne d’horizon, s’assombrissait progressivement. Soudain, il s’écria :

     – Ça y est ! Je la vois ! 

     Sa compagne, pour ne pas perturber sa concentration, se mura dans un profond mutisme. Son regard balançait entre celui du jeune artiste, brillant d’exaltation, fixé sur le reflet, et la boule incandescente qui paraissait monter des profondeurs. Certes, la couleur était magnifique ; on eut dit un immense abricot, de forme parfaite, arborant la teinte qu’a ce fruit quand il atteint sa parfaite maturité. Il en émanait quelque chose de sucré. Cependant, si belle qu’elle fut, cette vision n’avait pour elle rien de magique. Le jeune homme, quant à lui, ressentait différemment le phénomène. Il tremblait de tous ses membres et le sang qui lui injectait les yeux, pulsé par un cœur battant au rythme du galop d’un cheval, semblait bouillir dans ses veines. La comtesse fut soulagée après un temps qui ne dura que quelques secondes, de le voir se calmer, petit à petit. Et quand le soleil entra en contact avec son image inversée, seul l’éclat de ses yeux témoignait encore de l’intensité de son expérience. D’un ton étrangement calme et empreint d’une apparente sagesse, il murmura pour lui même :

     « Un soupçon de terre de Sienne, une goutte de jaune citron, et quelques atomes de bleu outremer. Voilà ce qui manquait à mon dernier mélange. Dès demain, à la première lueur de l’aube, je me mets au travail ! » Puis il lança à son amie :

     Vos yeux ont-ils vu la même chose que les miens ?

     – Jamais nul ne le saura. Mais cette vision fut une des plus belles choses que j’ai pu admirer de toute ma vie, dit-elle pour le rassurer.

     – Si vous faites montre d’aussi peu d’enthousiasme, c’est la preuve que son enchantement n’a pu illuminer vos rétines. Vous auriez dû dire qu’une porte venait de s’ouvrir sur le paradis céleste. Ne m’en veuillez pas de ce jugement sévère, votre regard est loin d’être aussi affûté que le mien, il a besoin de davantage de temps pour capturer sa magie. Mais quand la scène dont nous venons d’être témoins sera fixée sur la toile, vous pourrez à loisir contempler la couleur de l’été, et son charme ne manquera pas de vous sauter aux yeux ! 

     Pietro ne dormit pas de toute la nuit ; et les jours suivants, il employa tout son temps à mettre au point la couleur magique. Pesant méticuleusement, sur des trébuchets ou de minuscules balances d’orfèvre, des échantillons de peinture, remplissant de ses mélanges des fioles de toutes tailles, et annotant ses résultats sur des centaines de pages, il en venait à délaisser sa compagne. Mais elle ne s’en offusquait pas exagérément, sachant que l’unique but de ses travaux était de lui faire le plus merveilleux cadeau qu’un peintre pût offrir à l’objet de son amour, et au monde entier.

     Avant la fin de l’été, elle tomba malade. D’une espèce de fièvre aussi rare que féroce en cette saison. Pour ne pas alerter son amant et perturber son activité, elle dissimula autant qu’elle le put sa douleur ; et lui, tout absorbé qu’il était par son travail, ne prit pas immédiatement conscience de la gravité de l’état de la comtesse. Quand on appela enfin un médecin, alors que les recherches du peintre semblaient sur le point d’aboutir, il était trop tard ! Elle s’éteignit doucement le premier jour de l’automne et fut inhumée, sur les ordres de Vantini, à l’endroit même où les deux chaises se dressaient, sur la berge orientale de l’étang.

     Le jeune artiste plongea d’abord dans une hébétude hallucinée. Il abandonna son atelier et employa ses journées à parcourir inlassablement les bords de l’étang, entouré de vignes jaunissantes, sur un tapis de feuilles qui devenait de plus en plus épais de jour en jour. L’hiver de cette année fut encore plus froid que le précédent. La neige tomba abondamment sur toute la Toscane en étendant son linceul aussi bien sur les vallées que sur les plus hauts sommets. La villa Campobasso, que le peintre avait hérité de son amante, se nichait au milieu d’un paysage dépourvu de couleur. La vue de l’étang gelé, semblable à une toile blanche avant le premier coup de pinceau, provoquait chez lui un malaise bizarre qui le sortit de son apathie. Il prit alors la ferme décision de poursuivre son œuvre interrompue. Après quelques jours de travail acharné, il vit enfin une de ses fioles de verre s’illuminer d’un éclat magique. Il posa le récipient sur la plus haute étagère de son atelier, en ferma les volets, et obtura au moyen de chiffons tous les interstices qui laissaient pénétrer la faible lumière du dehors. Dans la pièce claquemurée, on pouvait lire comme en plein jour. En plein cœur de l’hiver, l’été habitait la pièce !

     Il rassembla alors toutes ses forces et son talent pour les consacrer à la conception de son œuvre majeure. Il peignit en deux jours, en s’inspirant des nombreuses toiles réalisées l’été précédent, une vue de l’étang, admirablement composée à laquelle il ne manquait que le reflet du soleil dans l’onde bleue. Puis il décrocha tous les tableaux qui ornaient sa demeure, y compris les portraits de la comtesse, les entassa devant la porte, et y mit le feu. Quand il n’en demeura qu’un tas de cendres, il les répandit autour de la tombe de sa bien-aimée. Et il mit la touche finale à son chef-d’œuvre : un simple disque au milieu de l’étendue liquide, mais constitué de la plus belle couleur du monde, il colore dell’estate.

La toile fut enchâssée dans un cadre de bronze doré, récupéré sur le portrait d’un ancêtre de la famille et soulignée d’un cartouche en cuivre portant le titre de l’œuvre : « Coucher de soleil sur l’étang de la villa Campobasso ».

     Pietro Vantini, tenant le tableau dans ses bras, se dirigea vers l’étang. La neige crissait sous ses pas. En atteignant la berge, il ne s’arrêta pas, et poursuivit sa marche. A dix pas du bord la fine couche de glace céda sous son poids. Immergé jusqu’à la taille dans l’eau glacée, il avança encore, péniblement, en raclant le fond de ses pieds gelés. Quand la pellicule de glace atteignit sa poitrine, le sang qui parcourait ses veines se figea, et son cœur cessa de battre. Il employa ses dernières forces à jeter, dans un effort ultime, le tableau vers le milieu de l’étang. Ce geste de désespoir priva le monde de la plus belle et la plus aboutie des œuvres picturales. Bien sûr, le rêve de Pietro Vantini de recréer la plus belle couleur du monde n’était que la conséquence d’une folie. Pourtant…

     Au cours des siècles suivants, quand il ne restait plus de la villa Campobasso qu’un tas de ruines d’où n’émergeaient que quelques pans de murs à moitié écroulés et que l’étang était devenu un lieu de promenade, il arrivait parfois aux occupants d’une barque, alors que le soleil d’été dardait ses rayons sur la surface, parvenant à rendre visibles les algues et les poissons, de déceler sur le fond une tache de lumière semblable à une grosse pièce d’or ou de bronze. Mais cette vision, qu’on prenait le plus souvent pour le reflet d’un rayon sur une écaille, un bout de métal ou un vieux miroir oublié, était toujours trop fugitive pour qu’on y prêtât attention.

Signaler ce texte