Il nous arrive d'être poètes
La Louve Et Le Sphinx
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Il m'arrive d'être poète
À la lecture de scribouillards qui se prétendent poètes d'avoir couché deux rimes sur le papier et se croient inspirés par quatre alexandrins, je vous invite à réviser vos classiques et à réfléchir sur la qualité des vers de vrais auteurs, dont leurs pieds sont bien moins sales que les vôtres.
Une bonne ballade, c'est d'abord l'invitation au voyage. Je peux poser mes yeux fatigués et me laisser aller. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Chevauchant Morphée, je prends de la hauteur et je me pose sur l'albatros. Ces rois de l'azur, maladroits et honteux, ils laissent piteusement leurs grandes ailes blanches, comme des avirons traîner à côté d'eux.
Oui, me dis-je ! Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage. Au gré des stances, j'ai pu toucher un front de nuages, sous le vent qui chasse, sous le vent qui chante, le vent de la mer. Au clair de lune, je plane, tout en chantant sur le mode mineur l'amour vainqueur et la vie opportune. Quand, enfin, dans le ciel clair et, dans l'enchantement de ce rêve d'un rêve, au crépuscule du matin, Il y a le merveilleux refrain d'un timbre dur au dessin clair.
Quand j'émerge de mes hallucinations, je dédicace cette prose à ma femme endormie. Tu dors, pensé-je, en croyant que mes vers vont encombrer tout l'univers de désastres et d'incendies. Je m'inquiète quedemain sans moi, la prose sera molle comme un œuf sur le plat, comme un serment d'amour sans amoureux, et le poème ne voudra plus rien dire. Le spleen m'envahit, craignant ce jour où le beau valet de cœur et la dame de pique causent sinistrement de leurs amours défunts.
Je me verrai sonné, à défaut d'en produire. À la muse malade, je pleurerai : « Ma pauvre muse, hélas ! Qu'as-tu donc ce matin ? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes. ».Languir me fais sans t'avoir offensée. Et loin de toi humblement te requiers, que loin de moi, de moi ne sois fâchée. Où est passéel'amoureuse, debout sur mes paupières, ses cheveux dans les miens ? Souvenons-nous de notre commune extase, argentin brasier, braise creusée avec la musique de son intime force, braise évidée, délivrée, écorce.
Voilà que, déjà, j'ai touché les confins de mon âge. Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu. Quelle tristesse ! J'ai perdu ma force et ma vie, et mes amis et ma gaieté ; j'ai perdu jusqu'à la fierté qui faisait croire à mon génie. Ne me reste alors qu'une solitude infinie. La divine élégie s'est assise en pleurant. Elle compte les graviers du gravier, les plumes les brindilles les fétus de paille.
Je suis dès lors El Desdichado. Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, le prince d'Aquitaine à la tour abolie : ma seule étoile est morte, et mon luth constellé porte le Soleil noir de la Mélancolie. Je pense aussi à mon épitaphe que j'imagine ainsi : « II a vécu tantôt gai comme un sansonnet, tour à tour amoureux insoucieux et tendre. Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre, un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait. »
Je finirai donc par crever, seul. Certes, une telle mort, ignorée ou connue, n'importe pas au siècle, et rien n'en diminue.
Aux jeunes poètes, je dirai en reprenant Pierre-Albert Birot, que pour faire un poème, Pardonnez-moi ce pléonasme, Il suffit de ce promener, quelque fois sans bouger. Rien ne sert de s'exciter, vous seriez plumitifs. Tout vient à point à qui sait attendre pour délayer sa prose.
En conclusion, je ne suis pas poète pour deux sous. Mais, comme vous avez pu le noter, j'aime à pomper ce qu'il y a de meilleur pour en extraire la quintessence du jus littéraire.
PetiSaintLeu