Je n'ai jamais été doué pour décrire précisément les couleurs. Combien de fois en regardant un film j'ai trouvé l'éclairage crade de vert quand on me soutenait qu'il était bleu/gris sale ? C'est comme ça, je ne sais pas faire. Je ressens les couleurs mais je ne sais pas les distinguer. Alors comment parler de ce ciel, devant moi et sa couleur peu banale ? Je le vois jaune, de ce jaune rose et rouge des aurores, contrastant avec le gris noir bleu de la nuit qui ronchonne à partir. Je le vois comme un halo de brume sans brume à travers les fenêtres de mon salon. Je traverse la représentation d'une lumière onirique en portant mon café rose consciencieusement. Porté par la musique d'une chorale d'enfants et les quelques gouttes de pluie, lourdes, musicales, qui s'écrasent de tout leur poids sur le feuillage encore indigo malgré la saison avancée. De mes lèvres entrouvertes s'échappe une fumée pâle, tirée des cigarettes que je m'allume sans discontinuer depuis que je me suis levé. Il y a de la douceur dans la routine qui constitue ma compagne dans la maison de campagne de mes parents, à Compiègne. Le vallon des champs saumâtres glisse et caresse le vent pour que les corbeaux et le milan dansent en croassent et piquent, tournoient, pleurent et brament, crient et brulent, se dispersent et se réunissent, discutent et fomentent, claquent les dominos et s'en retournent sur leurs cimes, laissant à l'univers le temps de reprendre son souffle pour annoncer le chant du coq. La nuit tombe et le soleil se cache sous un manteau couleur souris faisant resplendir les lumières des chaumières comme autant de comédons à la surface de cette terre. Le tracteur d'un rouge primaire étend ses rampes pour désherber -mais grand dieu quoi ?- tandis que les chasseurs promènent leurs vieux utilitaires dans les chemins. Au fond des bois en feu les cèpes poussent et les chevreuils bondissent au travers des cercles végétaux. Il est le point du jour et pourtant les promesses ont disparu. De mon garage sans fenêtre si ce n'est une grande meurtrière je ne vois rien et je sais tout je ne sais tout et je vois plein. De source sûre Madame Rousseau a sa copine qui a mal à la hanche, tant pis pour la promenade. Dans les méandres des petites routes ocres de bitume serpentant entre vignes et vergers, croisant là des ânes taciturnes, là des chiens qui ponctuent les pas de débats politiques sur les politiques migratoires mais à qui personne ne prête la moindre attention, on aperçoit parfois le son des tronçonneuses rompant le bois.
Alors le jour renait, mystérieux et placide, et les voitures des braves gens se conduisent vers la ville, pour y travailler. Les grues ici passent par centaines défiant le moindre papillon de nuit encrassé de poussière et bruni de plaisir. Jaloux sans doute des bolets noirauds des bois, les rosés éclatent et blanchissent les prés au son des trompettes à la vie à la mort dans les excréments de vaches. "la récolte sera bonne ?" "bondieu on est en octobre on a pas encore semé, si ce n'est le colza et encore pas partout" Au temps pour moi. Des chats, snobs, mais moins qu'ailleurs se font les pattes dans le bac à compost, au fond du jardin. Les portes coincent, l'air est humide. Un triton et une grenouille colloquent dans le bassin. Passeront-ils l'hiver ? Les enfants sont contents. Le vent d'ouest ne peut ramener le tintement des cloches du village mais je sais qu'il est là, suintant à chaque heure ou demie, sale comme un crachat, angélus médiéval, reliquat obstiné dans l'état laïc. Afif ne chasse pas, trop peur de l'accident bête. Confondu avec une chèvre, pour la couleur et l'odeur, avec un cochon, pour la blague. Il dessine. Je le regarde, à plusieurs kilomètres, dans la comptine d'un autre été quand je vivais là. Les couleurs reprennent leur droit et moi je ne sais toujours pas les distinguer malgré que les cigarettes s'entassent et les cafés s'empilent dans mon ventre chaud et sucré comme un bonbon. Sur ma chaise, seul, sur le congélateur et à côté du sèche-linge, mon horizon se compose de deux chaudières, de deux frigos, d'un punching-ball, d'un évier encombré, d'un meuble, d'oignons, de patates, de journaux, de lambris au mur, de coca, de schweppses, de poches jaunes, d'une poubelle, d'un transat vert et blanc, d'une lampe, de suie, de cendre, de fils, de carrelage, de conduits, de tables, de chaises, et caetera, de polystyrène, de cannes à pèche, de serviettes, de chaussettes, de bois, de marches, de bacs en tous genres.
Ma délicieuse routine érige des murs que même les murs englobent. La cécité fait loi. Trop de sucre dans le café.