Ils sont du soleil - Part II

Philippe Cuxac

Biographie et chroniques des albums du groupe YES (écrit en 2011)

Attention, âge d'or ! Même si le line-up du groupe subit quelques modifications entre 1971 et 1974, ne nous leurrons pas, tout le monde s'accord à dire que le rock progressif des Anglais atteindra pendant ces 4 années des sommets de créativité et de folie qui resteront à jamais gravés dans l'histoire de la musique rock.

Le quintet ne s'embarrasse plus de reprises, étire ses morceaux jusqu'à dépasser parfois les 20 minutes, entame des tournées marathon et met en place une scénographie qui restitue à merveille l'ambiance mystique des albums. Yes est au sommet de son art et joue dans la cour des grands, celles des Pink Floyd, Genesis et King Crimson. À eux 4, ils forment la tête de pont de la vague progressive anglaise qui déferle sur l'Europe et les USA. Et contrairement à d'autres, chacun de ces groupes a développé son propre univers, ne se copiant jamais, étant à vrai dire incomparable. 

The Yes Album (1971). 

Enregistré en octobre-novembre 1970 à Londres, sorti chez Atlantic le 19 février 1971.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Tony Kaye (claviers), Chris Squire (basse), Bill Bruford (batterie). 

Yes accouche de sa première grande œuvre, contenant 5 des grands classiques du groupe. C'est également l'album qui marque l'arrivée de Steve Howe à la guitare en remplacement de Peter Banks. Le quintet signe ici un opus totalement progressif, matrice de ses albums à venir. Plus de reprises, uniquement des compositions personnelles ou communautaires. Et le résultat est époustouflant. Avec l'arrivée de Howe, l'autre changement réside dans le choix du producteur. C'est Eddie Offord, préalablement ingé son, qui officie dans ce rôle de coordonnateur. Même si Anderson s'en défend et met en avant l'esprit communautaire qui régne lors de l'enregistrement, c'est aussi l'époque des premières tensions : Tony Kaye est fidèle à son Hammond B-3 et son piano alors que le chanteur à la voix perchée commence à s'intéresser aux Moogs. Wakeman n'est plus très loin. Mais fi de tout cela, il reste Yours is no Disgrace avec ses nappes de claviers et ses giclées de guitare qui s'entremêlent, The Clap, présentant un Steve Howe maître de sa guitare acoustique, Starship Trooper, contenu jusqu'à au décollage final qui vous laissera coller à votre siège, I've seen All Good People à l'ambiance folk annonciateur de titres comme And you and I. A Venture est un peu en retrait, probablement à cause de son rythme trop répétitif et de sa partie de clavier un poil trop jazzy. Cet album plein de virtuosité se clôt sur le labyrinthique Perpetual Changes et ses rythmes changeants. 

Fragile (1971). 

Enregistré en septembre 1971 à Londres, sorti en Angleterre chez Atlantic le 26 novembre.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Rick Wakeman (claviers), Chris Squire (basse), Bill Bruford (batterie). 

Exit Tony Kaye, poussé vers la sortie par la majorité de Yes qui souhaite développer son univers sonore en lui donnant encore plus d'emphase. Welcome Rick Wakeman (ex Strawbs) qui va pouvoir laisser libre cours à son penchant pour la démesure. Autre nouveauté, l'illustrateur Roger Dean inaugure ici sa longue collaboration avec le quintet. Le groupe foisonne alors d'idées et ça part dans tous les sens, l'équilibre de l'album est fragile et jamais un 33t n'aura aussi bien porté son nom. L'alternance bancale entre les compositions personnelles (de courts titres d'inspiration hétéroclites) et les écritures communes (de longs développements progressifs) surprend l'auditeur qui accroche pourtant à cet assemblage alambiqué. L'album cartonne aux USA et se paye même le luxe de placer un titre en 13è position du Bilboard Top Single, le fabuleux Roundabout dans une version raccourcie. Le groupe entame une tournée blietzkrieg outre-Atlantique, 56 concerts en 49 jours, les dollars s'amassent enfin ! Chaque musicien tutoie le sublime, Squire délivre des parties de basse qui feront école, la voix d'Anderson prend son envol, Steve Howe fait couler ses notes d'une façon tellement fluide, que ça en paraît presque trop simple, et pourtant, quels lyrisme et virtuosité ! Bruford pour sa part a déjà la tête ailleurs, il vient d'accepter de travailler avec Robert Fripp au sein d'un autre géant, King Crimson. Mais cela ne l'empêche pas de mettre le feu à ses fûts à chaque occasion. Quant à Wakeman, la différence avec Tony Kaye est nette, il emmène Yes vers un symphonisme qui, parfois,  engluera la musique du groupe. Parlons des titres qui composent ce LP. De courtes vignettes, souvent instrumentales, rythment l'album. Elles vous emmènent vers le classique (Cans and Brahms de Wakeman), le folk (le chantant We have Heaven d'Anderson), le jazz rock (Five Per Cent For Nothing de Bruford), la musique acoustique (Mood for a Day d'Howe), voire le grand n'importe quoi (The Fish de Squire sujet à une leçon de basse dantesque) ! Pour encadrer ces expérimentations, le tournoyant Roundabout, Long Distance Runaround puis la clôture avec le terrifiant Heart of the Sunrise. Avec cet album, Yes rentre dans la cour des grands. 

Close to the Edge (1972). 

Enregistré entre avril et juin 1972, sorti chez Atlantic le 13 septembre

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Rick Wakeman (claviers), Chris Squire (basse), Bill Bruford (batterie). 

Le groupe est au paroxysme de sa créativité, les enregistrements se succèdent et la pression monte pour faire mieux que Fragile. Enregistré dans des conditions techniques dantesques, les 5 Anglais signent ici ni plus ni moins que le paroxysme du rock progressif, probablement un des plus grands albums de tous les temps. Quelques années plus tard, cet album de 3 pièces majeures en profitera pour être le LP honni des keupons. Voilà pour les 2 extrémités du « bidule ». Si on veut brosser le tableau de cet opus mythique laissons la pluie des premières secondes de Close to the Edge inaugurer une intro foutraque au possible, chacun ayant l'air de jouer sa partition dans son coin. Textes hermétiques inspirés du Siddhârta de Hermann Hesse, rythmiques complexes ciselées par Bruford et Squire, cette pièce épique de 18 :00 vous laminera de torrents en cascades pour enfin offrir à mi-parcours un moment de grâce et de beauté, un appel à la rêverie, la méditation, instant quasi divin relayé par les grandes orgues et les synthés emphatiques de Wakeman qui entame un tourbillon virtuose retombant on ne sait trop comment sur le thème principal. Cette pièce au lyrisme puissant sera la début d'une longue période ou le groupe explorera des territoires encore inconnus mais pas toujours avec le même bonheur. La seconde plage, And You and I commence comme une petite ballade folk bien agréable qui vire rapidement au voyage intersidéral grâce à la virtuosité des musiciens et la voix de Jon Anderson allant toujours plus haut. L'album se clôt sur l'entêtant Siberian Kathru parsemé de breaks mortels mais mon dieu quel groove, on n'imaginait pas les Yes Men capables de nous faire danser ainsi ! 

Yessongs (1973). 

Sorti chez Atlantic le 18 mai 1973. 

Enregistré en 1972, Yessongs est le premier et le meilleur testament live de Yes. Mis en boîte lors de deux tournées distinctes, c'est est un bon témoignage de la virtuosité du groupe à cette époque. À sa sortie en 1973, c'est un triple vinyle illustré une fois de plus par Roger Dean sur le thème de la science-fiction. Les deux tournées concernées sont celles de Fragile et de Close to the Edge. Seulement deux pistes date de la tournée de Fragile : Long Distance Runaround / The Fish et Perpetual Change. On retrouve sur ces deux titres le batteur Bill Bruford, alors que sur le reste de l'album c'est Alan White qui se trouve derrière les fûts. Cet opus est sorti après les trois albums majeurs du Yes de l'époque : The Yes Album, Fragile et Close to The Edge. On retrouve d'ailleurs ce dernier en intégralité dans des versions plus énergiques qu'en studio. La principale différence entre les versions studio et les versions live est évidemment l'énergie déployée par le groupe qui nous propose des versions survitaminées de leurs albums et semble avoir atteint la plénitude de son talent. L'album s'ouvre sur un passage de Firebird Suite  d'Igor Stravinsky. Anderson chantera par ailleurs un passage du Sacre du Printemps du même Stravinsky plus tard sur l'album. Tous les membres du groupe, à l'exception de White et Anderson, ont de la place pour nous offrir quelques solos. Steve Howe fait ici une éblouissante démonstration de son talent et d'ailleurs la dernière partie de Starship Trooper est l'un des meilleurs moments du disque. Chris Squire n'est pas en reste, sa version de The Fish est beaucoup plus longue qu'a l'habitude et il jamme avec Bruford au milieu du morceau. Ce même Bruford, qui je le rappelle n'apparaît que sur deux titres, nous gratifie d'un solo d'anthologie sur Perpetual Change. Sur le même morceau, Steve Howe fait une nouvelle fois montre de son talent. Quant à Rick Wakeman, le claviériste grandiloquent, il propose un medley d'extraits de son album solo The Six Wves of Henry VIII, malheureusement ce morceau est le point faible du disque où l'on retrouve tous les travers de sa musique. Ce claviériste de génie, en avance sur son temps, est souvent responsable d'une musique boursouflée. Le reste de l'album est très bon même si Alan White n'a pas le feeling de Bill Bruford. Ce disque est indispensable pour tout fan de Yes. C'est également un bon panorama pour les néophytes qui veulent découvrir l'âge d'or du groupe, mais il ne doit en aucun cas se substituer aux opus studios, ce live en étant le complément indispensable. Le seul reproche que l'on peut faire et qui ne concerne pas la musique est que nous n'avons pas là l'enregistrement d'un concert entier mais des petits bouts de show mis bout à bout. Un film titré également Yessongs est sorti la même année et reprend certains passages du disque comme Close to the Edge et la fin de Starship Trooper

Tales from Topographic Oceans (1973). 

Enregistré entre août et octobre 1973 à Londres, sorti en Angleterre chez Atlantic le 14 décembre.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Rick Wakeman (claviers), Chris Squire (basse), Alan White (batterie). 

Juste après l'enregistrement de Close to the Edge, Bill Bruford quitte le groupe pour rejoindre Fripp et sa bande au sein de King Crimson. Pour la tournée qui suite, c'est Alan White, ancien batteur de Lennon et de Joe Cocker, qui se joint au groupe. Chris Squire lui ayant fait cette offre qu'on ne peut refuser : « Écoute, soit tu nous rejoins, soit je te balance par cette fenêtre ». Quand vous êtes au 3è étage ça fait réfléchir ! Il semble qu'Alan n'a jamais regretté sa décision. Musicien plus rock et peut-être moins technique que son prédécesseur, il ancrera le son de Yes dans une rythmique plus binaire. Mais revenons à l'album… De l'avis même de Jon Anderson, cet album est raté. Ils avaient au départ dans l'idée de faire quelque chose d'encore plus grand que Close to the Edge mais finalement accouchent d'un album trop long, mal produit, qui se révèle au final plutôt ennuyeux. Autant dire que ce double LP se fera laminer par la critique et aura beaucoup de mal à séduire l'auditeur avec ses 4 (trop) longues plages d'une 20aine de minutes. Trop de mysticisme, trop de technique, des dissensions entre les musiciens finiront par tuer le disque qui aurait mérité de bénéficier de nombreux mois supplémentaires d'enregistrement et de production. 

Relayer (1974). 

Réalisé entre août et octobre 1974, sorti chez Atlantic le 13 décembre.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Patrick Moraz (claviers), Chris Squire (basse), Alan White (batterie). 

Yes se doit de frapper un grand coup. Après le très symphonique mais controversé Tales from Topographic Ocean, le groupe repart en studio pour y enregistrer son successeur sans Rick Wakeman qui signe le premier de ses nombreux départs. Il est remplacé par le claviériste suisse Patrick Moraz aux influences jazz plus marquées. Mais si les auteurs de Close to the Edge se doivent de faire toujours plus fort, c'est aussi parce que leurs deux principaux concurrents, King Crimson et Genesis, s'apprêtent à sortir deux albums, Red et The Lamb Lies Down on Broadway qui feront date dans l'histoire du rock progressif. Comme c'est maintenant l'habitude Roger Dean signe la pochette qui représente des cavaliers avançant dans un ensemble de rochers. Le LP s'ouvre sur le titre The Gates of Delirium, l'un des meilleurs morceaux de rock progressif jamais enregistré. Cette longue pièce, inspirée par le roman de Leon Tolstoi, Guerre et paix, raconte l'histoire d'une révolution. Ce qui frappe en premier c'est la différence de style entre Moraz et Wakeman. Sa présence n'enlève rien à la virtuosité du groupe et le son est moins « pompeux », moins envahi de mellotron qu'auparavant. Le groupe n'a jamais été aussi bon que sur ce morceau et il faut noter en particulier le numéro de slide guitar auquel se livre Steve Howe. Il enchaîne les soli à une vitesse folle. Le morceau se calme vers le milieu et contraste avec les envolées musicales précédentes. Les percussions de cette partie sont réalisées « maison » avec des pièces détachées de voiture récupérées par White et Anderson dans une casse. Elles ont été fixées sur un support afin de pouvoir taper dessus. Mais le batteur a malencontreusement fait tomber le matériel pendant l'enregistrement et le groupe a décidé de ne pas refaire de prise, laissant l'enregistrement tel quel. Arrive ensuite Soon, la fin du morceau qui sortira en single, en face B de Sound Chaser où Anderson donne de la voix. Tous les musiciens sont au diapason et au sommet de leur art sur ce titre, même si Alan White à moins le profil que son prédécesseur Bill Bruford pour jouer sur un morceau de la sorte. Mais ne faisons pas la fine bouche, Chris Squire et sa bande nous livre ici l'une de leurs meilleures compositions qui occupe toute la face A du LP. La face B démarre avec le titre Sound Chaser qui sortira en single dans une version raccourcie de 3 minutes. Si ce morceau n'atteint pas la flamboyance de The Gates… il reste hyper rythmé, probablement une des pièces les plus rythmées de la production du groupe. Avec To Be Over, qui conclut le disque, c'est le calme plat par rapport au reste de l'album, même si Steve Howe nous y démontre une fois de plus qu'il fut l'un des guitaristes majeurs des années 70 avec une partie de pedal steel guitar très bien sentie et Moraz se mettant au diapason, ce qui permet de tirer le meilleur de ce titre. Yes a frappé très fort avec ce LP et plus jamais le groupe ne sonnera comme sur cette galette.

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