Ils sont du soleil - Part V

Philippe Cuxac

Biographie et chroniques des albums du groupe YES (écrit en 2011)

Que faire de tout ce fatras ? Comment réussir le pari de faire vivre ensemble ces musiciens virtuoses à l'égo boursouflé ? Mission impossible évidemment. La cohabitation entre les 2 batteurs (White et Bruford), entre les 2 claviers (Wakeman et Kaye) et entre les 2 guitaristes (Howe et Rabin) ne pouvait donner l'illusion qu'un temps. Bruford, reparti sur son projet jazz Earthworks s'est longuement répandu dans la presse spécialisée à l'issue de cette tournée pour se plaindre, non sans raison, que la musique de Yes ne s'accommodait pas de 2 batteurs, aussi doués soient-ils, qu'il n'était pas évident d'avoir une assise rythmique cohérente et que l'éloignement de plus de 10 mètres qui séparaient Bill d'Alan sur scène ne facilitait pas les choses. Quant aux guitaristes, Howe a royalement snobé Rabin et ce n'est pas le genre de la maison Yes d'headbanger à tour de rôle devant la scène le pied sur le retour. Quel tour de passe passe vont donc inventer les Anglais pour continuer l'aventure. Comme d'habitude, chacun part de son côté. Anderson, s'envole à la découverte d'un nouveau lieu, cette fois il jette ses valises du côté de Saint Clement, un petit village proche de San Diego en Californie. Il y développe son propre matériel et très vite, en novembre 1992, il convie Trevor Rabin à le rejoindre. C'est la première fois que les deux musiciens collaborent aussi étroitement. Le guitariste sud-africain n'arrive pas les mains vides, après la dernière tournée, il s'est enfermé chez lui et a commencé à écrire de son côté. La mayonnaise prend, Alan White, Tony Kaye et bien évidemment Squire et Anderson partent s'enfermer pas loin de Los Angeles, dans le studio au top de la technologie de Trevor Rabin. Et là une nouvelle ère commence pour le groupe. Rabin est féru de nouvelles technologies et son studio, The Jacaranda Room, en est rempli. Mais pour quel résultat, un album de classic-Yes, du sous 90125 ou bien un Union bis ? Et bien ça sera Talk, parlons-en ! 

Talk (1994). 

Enregistré à Los Angeles durant le second semestre 1993. Sorti chez Victory le 21 mars 1994.

Line-up : Jon Anderson (chant), Trevor Rabin (guitares), Chris Squire (basse), Tony Kaye (claviers), Alan White  (batterie). 

Tout l'album est conçu sur ordinateur avec un Direct to Disk et des ordinateurs Apple équipés de Sound Tools. Trevor Rabin s'occupe de la production et la quasi-majorité de l'album est signée Rabin et Anderson. Squire, pour une fois, restant en retrait et co signant juste deux titres. La couverture ne sera cette fois pas signée Roger Dean mais par Peter Max, peintre du mouvement Pop Art. Passés ces détails logistiques, attardons-nous un moment sur la musique. Jon Anderson a plusieurs fois dit que cet album était le meilleur de tous ! Tout d'abord une remarque, le son est énorme. Chaque instrument, chaque ligne de chant en lead ou en chœur est très clair dans le mix final, Rabin a fait un boulot énorme, laissant chaque instrument prendre sa place pour envahir l'espace sonore. L'album démarre avec le titre The Calling, hymne célébrant la joie que ressentent les gens du monde entier à se rejoindre pour célébrer le rock'n'roll. La guitare est presque hard, la rythmique pachydermique, Tony Kaye maîtrise toujours aussi bien son Hammond mais les vocaux et le refrain reflètent une joie comme rarement entendu chez Yes. I am Waiting, vision Andersonnienne de l'amour universel, est un morceau typiquement peace and love strié de guitares et de claviers planants. Real Love, avec sa structure rythmique qui peut rappeler du Bowie par moments parle du pouvoir de la musique et de la Terre Mère, concept cher à Jon. State of Play, qui évoque la vie comme un immense terrain de jeu toujours renouvelé, alterne passages électriques et moments acoustiques soutenus au chant par Anderson et les chœurs. Le titre suivant, Walls, est en fait un morceau datant de 1990 et composé à l'époque avec Roger Hodgson, ex Supertramp. Ce titre, sans aucun doute le plus pop de l'album, aurait pu faire un gros carton en radio, malheureusement ils ne rééditèrent pas l'exploit d'Owner of a Lonely Heart. Where will you Be, avec sa rythmique et ses arpèges se rapprochant de la World Music africaine traite du mystère de la vie et de la réincarnation, thématique toujours importante pour le chanteur. L'album se clôt sur la longue pièce Endless Dream qui s'étire sur 15 minutes et permet à Anderson de dérouler son bréviaire mystique sur la croyance et Dieu dans tout ça !  Au passage, ce morceau rappelle les riches heures du groupe en alternant moments chantés et longues errances instrumentales planantes. L'album est une vraie réussite, mêlant avec la plus grande habileté le prog' originel au meilleur de la production FM. Pourtant, à l'heure de la mise dans les bacs, le mouvement grunge a déjà tout emporté sur son passage et les kids ne jurent plus que par Nirvana et Cie. Mais comme en 1977, en pleine vague punk, Yes fait de la résistance et propose un opus intemporel de rock progressif à ranger précieusement aux côtés de leurs grands classiques. Chapeau messieurs ! 

Convaincu d'avoir travaillé dur et, dans l'unité, d'avoir réalisé un grand album, le groupe tombe de haut face aux chiffres de vente qui sont désastreux. En 1994, la jeunesse regarde ailleurs, accaparée par le suicide de Kurt Cobain et les anciens préfèrent se bercer au son de leurs vieux Close to the Edge. À ce moment précis, le groupe aurait pu voler en éclat mais les historiques du groupe vont appliquer le vieil adage du « back to basics ». Une nouvelle tournée est rapidement mise sur pied, mais sans Tony Kaye, qui souhaite prendre du recul avec la musique et, surprise, sans l'homme autant providentiel que critiqué, j'ai nommé Trevor Rabin. Qu'à cela ne tienne, le line-up classique du groupe, Anderson, Howe, Wakeman, Squire et White, veulent imposer un nouvel album studio à leur maison de disques. Ils se heurtent à un refus de Victory Records, visiblement peu convaincu du potentiel brouzouf de la nouvelle affaire ! Mais une autre firme, Essential Records, semble intéressée par mettre en boîte les 3 concerts déjà bookés que le groupe doit donner au Fremont Theater à San Luis Opisbo en mars 1996. Jon est partant mais propose que par la même occasion il soit possible d'y intégrer quelques nouveaux titres. Le deal est finalement signé et le groupe part s'isoler en ville dans une vieille banque désaffectée afin de répéter cette cruciale série de concerts. C'est là, dans l'immensité de ce vieux building sans vie que les 5 musiciens vont graver pour la postérité 2 nouveaux morceaux. Les concerts sont un grand succès, le public est venu en masse et le groupe ne joue que les anciens titres, y compris des inédits n'ayant jamais encore subis l'épreuve du feu. C'est le succès, 2 albums live sortis coup sur coup témoigneront de ces grandioses soirées et ouvrent bien sûr un boulevard pour un nouvel album studio. 

Keys to Ascension (1996). 

Enregistré à San Luis Obispo, Californie, au printemps 1996. Sorti le 28 octobre 1996 chez Essential Records.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Chris Squire (basse), Rick Wakeman  (claviers), Alan White  (batterie). 

Ça faisait longtemps que le groupe n'avait pas aussi bien joué. Ces deux albums live sont, d'un bout à l'autre, une spirale infernale, d'une intensité digne d'un groupe de jeunes prêts à en découdre avec le monde entier. Exit les tubes et autres errances improbables, Yes ne jouera durant ces 3 soirs que les vieux morceaux, un salvateur retour aux sources. La délicieuse set-list se permet même de proposer aux Californiens ébahis quelques morceaux n'ayant jamais été enregistrés joués live, Onward du sous estimé Tomato et America, la reprise de leurs idoles Simon & Garfunkel. Pour donner du grain à moudre à ceux qui ne cessent de clamer que Yes c'est trop, trop tout, surfait, boursouflé et has-been, les Anglais déroulent les 20 minutes du Revealing Science of God, ouverture alambiquée de Tales from Topographic Oceans. Awaken tutoie les confins de la Voie Lactée tandis que Roundabout bénéficie d'un lifting qui faire rocker ce morceau puissance 10. Ne parlons même pas de Starship Trooper, probablement la meilleure version de ce morceau jamais captée. Le groupe est au sommet, Jon est particulièrement en voix, Steve joue hyper rapidement avec une grande maîtrise, Chris a ressorti son vieux mediator Herco de calibre heavy et martyrise sa basse comme si c'était la fin du monde. Quant à Alan, impérial derrière ses fûts, il démontre à nouveau qu'il est un immense batteur. Et puis pour clore ce 1e volume, les 2 morceaux studios gravés dans la banque désaffectée. Si Be the One ne restera pas dans les annales du combo, il faut écouter absolument That, That is, longue suite de 20 minutes qui démontre combien Yes sait encore composer des symphonies vertigineuses. 

Keys to Ascension 2 (1997). 

Enregistré à San Luis Obispo, Californie, au printemps 1996 et durant le dernier trimestre 1996 pour la partie studio. Sorti le 3 novembre 1997 chez Essential Records.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Chris Squire (basse), Rick Wakeman  (claviers), Alan White  (batterie). 

À peine un an après le succès de Keys to Ascension, le deuxième volume est mis en vente. Il comprend la suite des concerts de San Luis Obispo et continue, tel un rouleau compresseur, de dérouler le meilleur des rois du rock progressif anglais. I've seen All good People, Going for the One, Time and a Word, Close to the Edge, Turn of the Century puis le final avec And You and I. La messe est dite, le public est conquis, d'autant que ce second volume propose, comme prévu dans le deal initial, 5 nouveaux morceaux studios, dont l'immense Mind Drive, énorme composition commune et Bring me to the Power, écrit par Jon et Steve. Les 3 autres titres sont plutôt de bonne facture sans forcément être géniaux mais le plus important est que le groupe renoue avec le travail du studio et retrouve le plaisir de créer en bonne harmonie. Malgré les déclarations idylliques des uns et des autres, un rouage se grippe et très vite, Rick Wakeman, en désaccord sur la façon de traiter les nouveaux morceaux et sujet à des préoccupants problèmes personnels, tire sa révérence. 

Something's Coming : The BBC Recordings 1969 – 1970 (1997). 

Sorti en Angleterre le 14 octobre 1997, 6 mois plus tard aux USA sous le nom Beyond and Before.

Line-up : Jon Anderson (chant), Peter Banks (guitares), Tony Kaye (claviers), Chris Squire (basse), Bill Bruford (batterie). 

Compilation d'enregistrements réalisés dans les early years à la BBC, cette somme vaut surtout pour les notes du livret, rédigées par Peter Banks, guitariste originel du groupe. Pour les complétistes uniquement, on y découvre Yes exécutant, parfois avec une grande assurance, les morceaux de ses 2 premiers albums. 

Open your Eyes (1997). 

Enregistré durant l'été 1997 et sorti le 24 novembre 1997 chez Eagle Records.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Chris Squire (basse), Billy Sherwood  (claviers, guitares), Alan White  (batterie). 

Devant les atermoiements de Rick Wakeman, Jon Anderson plie bagage avec sa femme, direction l'île de Maui, où il compose son nouvel album solo Earth Mother Earth. Devant chambouler tous leurs plans suite au nouveau forfait du clavier, le groupe décide de rentrer en studio et d'utiliser une partie des idées que Chris Squire était en train de développer de son côté avec Billy Sherwood, multi instrumentiste qui avait déjà bossé sur les deux Keys to Ascension. Pour les parties de clavier, Sherwood sera assisté de Steve Porcaro (Toto) et d'un nouveau membre, un jeune russe du nom d'Igor Khoroshev, mis en relation avec le groupe par un ami de Jon. Au grand dam des fans qui attendaient un retour en force, comme pouvaient laisser l'espérer les titres studios de Keys, les compos d'Open your Eyes ne tiennent guère la route et aucun morceau digne de ce nom ne captera l'attention du public, à l'instar des exaspérants Man in the Moon ou Love Shine ; à ranger tout à côté d'Union, cet album est à oublier très vite. 

Malgré les mauvaises critiques et les ventes décevantes d'Open your Eyes, Yes retourne en studio en février 1999 afin d'y mettre en boîte un nouvel opus qu'ils espèrent mieux ficelé. Igor Khoroshev est à présent intégré officiellement au groupe et son background classique laisse espérer qu'à l'avenir il sera un digne successeur de Rick Wakeman, l'histoire malheureusement se terminera d'une façon plutôt glauque pour le jeune prodige russe durant la tournée à venir. Pour couronner le tout, dès la fin de l'enregistrement, le producteur de l'album, le Canadien Bruce Fairbairn, décède et sa mort plombe évidemment la sortie de l'album. C'est le dernier album du millénaire pour Yes qui fête ses 30 ans de carrière discographique. 

The Ladder (1999). 

Enregistré entre février et mai 1999 à Vancouver et sorti le 20 septembre 1999 chez Eagle Records.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Chris Squire (basse), Billy Sherwood  (claviers, guitares), Alan White  (batterie) et une section de cuivres, les Marguerita Horns. 

Les tensions renaissent au sein du groupe, si le précédent album avait vu Chris Squire largement contribuer aux compositions avec le peu de succès que l'on sait, Jon Anderson se positionne cette fois en leader et il y a de l'électricité dans l'air à nouveau avec Steve Howe qui apprécie toujours moyennement qu'un autre guitariste lui vole la vedette. Sherwood est donc cantonné à un rôle subalterne, Howe et Anderson craignant que ce dernier rejoue la prise de pouvoir de Trevor Rabin. Quant à Koroshev, le jeune russe ressent énormément de frustration, lui qui se rêvait déjà en successeur de Wakeman avec cape dorée et solos fumeux de 20 minutes, il se voit contraint de jouer les utilités, son travail se bornant à soutenir des titres relativement courts où, bien sûr, il ne peut exprimer sa virtuosité. Là encore, le nouvel album déçoit. Le public, revigoré par les albums Keys to Ascension, attend le groupe au tournant et ne lui pardonne pas le moindre écart. Mais l'inspiration et la magie n'opèrent plus que sporadiquement. Si Jon Anderson est toujours habité par ses aspirations spirituelles et sa vision cosmique de l'être humain, il a perdu sa vision musicale et ne peut plus se permettre de composer les longues fresques d'antan. Pire, le groupe n'hésite pas à graver deux titres exotiques mais bancals, pendants fin de siècle de leur incursion dans la World Music avec le surprenant Teakbois qui figurait sur l'album ABHW. Yes survivra-t-il au millénaire ? 

House of Yes : Live from House of Blues (2000). 

Enregistré durant la nuit d'Halloween 1999 au House of Blues de Las Vegas et sorti chez chez Eagle Records le 25 septembre 2000.

Line-up : Jon Anderson (chant), Steve Howe (guitares), Chris Squire (basse), Billy Sherwood  (claviers, guitares), Alan White  (batterie). 

Le groupe attaque la tournée le moral en berne, les ventes de The Ladder sont à nouveau mauvaises et le groupe est massivement éreinté par la critique et le public. Pour redorer l'image ternie, ils décident de capter le concert donné à Las Vegas le 31 octobre 1999 puis de le sortir en CD et DVD. Autant dire que ce live n'arrive pas à la cheville de ses illustres prédécesseurs Yessongs, Yesshows ou Keys to Ascension. Le son n'est pas très bon, les musiciens ne semblent pas convaincus de ce qu'ils jouent et Jon Anderson est à la peine sur de nombreux titres. Histoire de dire qu'ils sont au Nevada et dans le mythique House of Blues, un harmonica donne une étonnante couleur Western à And You and I. Pour le reste, la set-list déroule mécaniquement anciens et nouveaux titres mais la folie et la magie manquent cruellement à ce nouveau témoignage live.

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