Imbolc

Loxias

Il a trouvé sa source. Sous la forme d'un petit cours d'eau, asséché presque toute l'année, qui file se perdre dans les sous-bois. D'ailleurs à l'endroit précis où l'eau pénètre sous le roncier, il est une porte, c'est certain. Celle d'un temple fermé aux hommes et Armand respecte ces choses-là. Il reste donc à sa place, dans cet endroit refuge pour l'heure, se contentant de savoir qu'il y a ici comme partout, un envers.


Un tout petit pont, formé de deux poutres fatiguées, enjambe le ruisseau, si bien qu'assis dessus, on a les pieds dans l'eau. C'est presque parfait. Un détail seulement à vérifier. D'ici, Orion est-elle visible ? Ce n'est pas indispensable au rite, mais c'est mieux. Les pieds dans l'eau, le nez en l'air, Armand scrute, se repère. Où est-elle cette ceinture céleste ? Et, presque trop vite, il aperçoit les trois étoiles, comme une réponse. Il peut commencer serein. Sans protocole ni recueillement, il se frotte vigoureusement les pieds, puis les mains et enfin le visage, avec cette eau qui reflétait Orion il y a encore un instant. Sans ambage toujours, ce nouvel homme s'empare de sa serviette rouge, s'essuie, respire une nouvelle première fois et s'en retourne. Imbolc est achevée.


Il faut rentrer. Pourtant la nuit le retient, elle murmure « Reste ». Et Armand n'obéit qu'à la nuit. Ne pas rentrer, très bien, mais que faire ? Où aller ? Mais oui, c'est l'occasion, il n'est pas très loin ce petit chemin, un petit sentier aperçut la veille, menant probablement à la chapelle de Bétélian (rebaptisée à tort chapelle de Bethléem) et la nuit est douce. « Allons saluer la chapelle, je rentrerai par la route. » Demi-tour, «Bonsoir le sous-bois, je ne fais que passer. ». Arrivé au sentier, des ronces accrochent son pantalon. Pour s'en débarrasser, Armand effectue un demi-tour sur lui-même, si bien que c'est à reculons qu'il pénètre l'antique chemin, clef magique pour pénétrer ici dans l'envers des choses. Car oui, ce sentier est une porte secrète.


Apeiron était adossé contre la façade Ouest de la chapelle. Il sifflotait, mais d'une façon si surfaite qu'on devinait tout de suite avoir affaire à un authentique nigaud. Apeiron le faisait exprès. Après tout, il n'avait pas de princesse à séduire cette nuit-là, juste un jeune homme à esseuler. Dès qu'il l'aperçut (car il l'entendait depuis un moment déjà) Armand eut la terrible confirmation de son fol raisonnement. Cet homme était là pour lui, il l'attendait. Si déraisonnable que cela puisse paraître, c'était positivement un fait réel, taillé dans une vérité qui impose à la raison elle-même de s'agenouiller. Fier de réussir à conserver toute ton assurance dans cette glissade vers le monstrueux, Armand interpella l'homme de la nuit en premier :


« 

Le bonsoir, vous attendez quelqu'un ?

Qui vous envoie ?


Décidément, ce n'était plus la commune réalité. Mais Armand sait très bien s'en accorder.


La Nuit, et vous ? »


Pas de réponse cette fois, mais un air ahuri, suivit d'une réaction équivoque, une ruade, sur Armand. Le temps infime que mit le sang d'Armand à bouillir dans ses veines, l'homme mystère s'arrêta net. Il venait de croiser le regard perdu du jeune garçon. En effet, Armand avait développé depuis longtemps déjà la capacité de produire ce regard fou, signalant à qui sait le voir que l'homme est prêt à tout. Un regard qu'il tenait indirectement de son père et de sa théorie de l'agresseur agressé. L'idée étant de briser la justification inconsciente que se crée l'agresseur pour nuire à sa victime, la violence devant impérativement trouver des raisons, mêmes inconscientes, de justifier son action (sans quoi la culpabilité psychique l'emporterait). « Et si quelqu'un t'agresse mon petit, attrape son regard et pénètre-le du tien. Renvoie lui toute la détresse, la rage et la colère tapis au fond de toi. Réveille les injustices, toutes les injustices qui ont rongé ton âme. Ouvre-lui une porte sur la facette la plus sombre de ton âme, la plus noire. S'il croise ce regard, quel que soit ton agresseur, il ne pourra rien tenter contre toi. ». Jusqu'ici, les rares fois où il avait eu besoin de s'en servir, cette curieuse technique avait toujours particulièrement bien fonctionné.


« 

Comment t'appelles-tu petit ?

Armand, et toi l'ancien (l'homme semblait n'avoir que quelques années de plus que lui) ?

Ah ah ah, Armand, à vrai dire je t'attendais !

Sans déconner...je le vois bien que vous m'attendiez. Alors dites-moi surtout, s'il vous plaît Monsieur, ce que je peux faire pour vous ?

Rien heureusement, ah ah, mais dis-moi, et toi, qu'est-ce que tu peux faire pour toi ?

Fausse question !

Hé hé, oui j'arrête. Comment as-tu pénétré l'Envers ?

Tu ne devrais pas être ici, bravo ! J'ai dû oublier de fermer la porte du sentier des charmes. Depuis qu'il n'y en a plus, j'ai tendance à oublier. Et qu'est-ce-que c'est que ces ormes qu'ils ont mis à la place ? Bon, bienvenue si tu es là. En réalité, je ne t'attendais pas le moins de l'autre monde. On va essayer de te faire sortir d'ici, ne t'inquiète pas.

Mais je suis bien moi ici !

Ah ah ah, viens.

Je n'obéis qu'à la nuit Monsieur.

Ne viens surtout pas alors, ah ah.

Je préfère. Par là, vous êtes sûres ? »


Et Armand suivit Apeiron, même quand il se baissa pour ramper sous les ronciers, jusqu'à un authentique Nemeton :


« 

Une clairière sacrée quoi...précisa l'homme mystère.

Qu'entendez-vous par « sacré » s'il vous plaît ?

Mais enfin, qu'est-ce-que j'en sais moi ? Je répète ce que mon père m'a dit. Je suppose que « sacré », dans sa bouche ça voulait dire...je ne sais pas moi, Tabou, un truc qui ne se laisse pas définir par des mots, dont on ne peut justement pas parler, ou un truc comme ça. »

Je comprends. Et que venons-nous faire ici ?

Tu viens ici pour te mettre à l'abri, car en Envers tu ne l'es pas. Tu ne pourras rester ici bien longtemps, alors écoute-moi bien. Tu es là pour écouter. Les anonymes vont parler à travers moi. Ils vont te parler à toi. Et tu écouteras. Ils vont te raconter une histoire. N'essaye pas de la comprendre. Imprègne-toi d'elle. Et peut-être tu trouveras comment sortir d'ici. Tu reviendras chez toi.

Ici comme ailleurs, l' illusion est la même. Les gens ne savent pas de quoi ils parlent et ils vous demandent d'écouter.

Tais-toi malheureux et écoute oui (ce n'était alors plus du tout la même voix) :



« 

Il était une fois un caillou, insignifiante pierre au bord d'un chemin, foulée par les hommes et les bêtes. Mais il était une autre fois, bien avant les hommes et les bêtes, où cette pierre était déjà là, incrustée dans une montagne alors démiurge, une partie d'elle en somme. Et il sera une fois où on ne la verra plus du tout. Dispersée en fines particules, elle sera encore là. Et viendra une autre fois, un autre temps qui verra ces particules se reformer, se recombiner pour faire à nouveau partie d'un caillou, d'une roche, d'une montagne, qui à nouveau s'érodera...Mais tu n'es pas de pierre, humain. Toi tu disparaîtras un jour pour de bon.

Et c'est tant mieux. Au diable les temps cycliques, passons tous dès à présent au Linéaire ! »


Qu'avait-il dit cet imprudent, en un lieu si magique ! En Envers, les mots ont encore un sens, leur pouvoir premier. Ainsi un humain, un simple humain, bien malgré lui, venait de briser un équilibre sans âge, forçant maintenant toutes les créatures de l'autre monde à prendre une décision radicale. Disparaître définitivement cette nuit-même, ou passer de l'autre côté et vivre dorénavant dans la réalité, en Endroit.


«

 Il y a encore une chance ! »



Pour la première fois, le visage de l'homme mystère était parfaitement distinct, et il criait comme un humain :


«


Venez, sautez sur mon dos...Ah oui c'est vrai...Ne sautez surtout pas sur mon dos. Si nous arrivons à sortir avant l'aube, votre parole perdra sa valeur à temps.

Ca suffit !

Mais ce n'est pas pour vous que je dis ça, enfin ! Enfin, si en fait, aussi. Je n'ose imaginer le châtiment infligé au responsable d'une tragédie comme celle que vous venez de provoquer.

Hum...vous savez trouver les mots justes quand il le faut. »


Et voilà Armand sur le dos d'Apeiron qui fonce et bondit dans la nuit. Retour au sentier, retour au sous-bois, retour à la source. Orion n'est plus visible. Orion n'est pas indispensable au rite mais ce n'est pas pareil s'il n'est pas là. Après tout, Imbolc s'étale sur une période de quelques jours et pendant ce temps, le rite est encore opérationnel.


Armand reviendra demain.

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