Le vivant nous atteint

leeman

La force de ce monde repose sur son dynamisme. Il est constamment mû par ces élans humains, naturels, animaux, qui incarnent sans cesse la vivacité que nous connaissons toujours. Même dans certains moments de tranquillité, la nature est parfois si riche que les simples cris d'oiseaux, mouvements d'arbres et sons de feuilles nous apaisent et nous rassurent quant au fait que le monde n'est pas muet, mais vivant. Car, je crois sincèrement que si le monde était muet, nous serions plongés dans une angoisse véritable, qui consisterait à nous faire penser que le monde est figé : cette prise de conscience mènerait à un effondrement incontrôlé. Nous n'aurions plus rien à faire là, car serions seuls à vivre. Cette vie relève d'un tout, et c'est ce qui fait que nous trouvons notre place dans ce tout. Chacun de nous fait partie de cette nature, et, par la même, contribue à son dynamisme. Le vivant nous rend vivant ; le fixe nous rend fixe. Du moins, il serait bien vain à nos yeux de nous mouvoir ou de nous élancer dans une étendue si insignifiante s'il n'y avait rien pour recevoir cette mouvance qui nous est propre. Le réel est toujours là pour nous accepter ; je ne dis pas que c'est son rôle premier, mais il est là dans le sens ou son mouvement reçoit le nôtre, donc, que notre mouvement vital prolonge la dynamique existentielle du monde. Cette étendue nous est, dès les premiers pas, adaptée. Chaque être est fait pour être plongé dans le réel, parce que c'est là toute la puissance résultante de la "venue au monde". La dimension métaphysique de la naissance n'est pas à mettre de côté. Les grands philosophes et métaphysiciens ont usé de formules pour qualifier la dimension ontologique de notre être en tant que pure présence au monde : être-là, pour Heidegger¹, être-pour-soi², pour Sartre, et bien d'autres encore chez d'autres auteurs. Certes, la conscience de soi et du monde n'émerge pas encore dès la naissance, car nous n'avons pas suffisamment de capacités psychologiques pour y parvenir. Néanmoins, je pense prudemment que c'est à notre naissance que toute la vie du monde nous entoure, avant que nous puissions nous imposer en elle. Pour être plus clair, j'illustrerai la chose de cette manière : qu'il y a, dès notre naissance, un rapport au monde qui se fait entre nous et ce monde. Mais, et c'est là toute la nuance de ce rapport, que le sujet, qui n'est que nourrisson, n'est pas encore en mesure de s'élancer dans ce monde. Tout lui est encore étranger, différent, mystérieux. C'est avec le temps, et en grandissant, que le rapport se façonne et se modèle selon les volontés de l'enfant. Peu à peu, et voilà là toute la beauté de l'existence, le sujet se forme, et il n'est plus seulement qu'un noyau enseveli dans ce monde, perdu. Il parvient enfin à se construire, donner forme à ses horizons, à son quotidien, à ses pensées et à ses sentiments. En définitive, il faut concevoir la naissance comme la tombée instantanée d'une goutte d'eau. Progressivement, elle s'approche et entre en contact avec la masse qui la recevra jusqu'à la mort : le monde. Cette goutte, lorsqu'elle entre en contact avec un bocal rempli d'eau, ne se dissout pas totalement dans le reste. Bien au contraire, elle se divise pour se dissoudre : c'est précisément ce qui nous arrive à mesure que nous grandissons. Plus on se dissout, plus on se montre vivant, parce que le monde est vivant. Cette vivacité qui est la nôtre prolonge la vivacité du monde ; c'est lorsqu'on se rend compte que le monde nous est familier qu'on se sent à l'aise à son égard. Nous avons trouvé notre place, celle qui nous est continûment propre. C'est à partir de cette situation que toute la relation sujet-monde est fondée. D'une part, si nous nous sentons à l'aise, nous n'aurons aucun problème concernant cette étendue ; d'autre part, si nous doutons de trop, nous aurons du mal à accepter que cette étendue puisse être "à nous" et la rejetterons. Notre entrée dans le monde n'est pas instantanée, mais progressive. On retrouve ici tout l'intérêt de la métaphore de la goutte d'eau. Elle manifeste combien notre arrivée dans ce réel est ancrée dans un processus de dissolution. La goutte, représentée par le sujet, minuscule est en train d'entrer dans la vie. De manière plus sommaire, il serait intéressant d'affirmer que nous entrons dans le monde comme si nous passions la porte de notre maison, il suffirait d'ouvrir une porte, certes fictive, mais construite à partir de notre enfance et de toute notre capacité à exister. Voilà que nous vivons, et que le monde nous rend vivant. Heureusement, nous ne sommes pas les seuls sujets, les seuls êtres vivants, les seuls végétaux à vivre, donc à rendre le monde vivant. Cette vivacité nous est tellement précieuse que nous en dépendons, et je crains que, sans elle, nous ne soyons plus rien. Le monde est ainsi vivant, consistant et profond. Plus nous grandissons, plus nous contribuons à cette vivacité, consistance et profondeur. Toute cette vie nous est précieuse, en ce qu'elle est à nous, en ce qu'elle nous rend aussi vivants. Ce monde, étranger à la naissance, est ce que nous avons, au fur et à mesure que le temps se défile, de plus précieux tout autant que nous-mêmes.

¹. M. Heidegger, Être et Temps, NRF Gallimard, 1986, pour la conception du Dasein comme "être-au-monde".
². J-P Sartre, L'être et le néant, NRF Gallimard, 1976, pour la conception de l'être-pour-soi comme contredisant l'être-en-soi et la déterminité du sujet.

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