Imprenable
tchaolyn
(en cours de rédaction)
Par citadelle, j'entends ces moments où on s'emprisonne volontairement, pour toutes sortes de raisons ou sans raison bien définie : se forcer à travailler, s'isoler pour savourer une joie juste avant de la partager, réfléchir, être de mauvaise humeur, se rendre invisible, se protéger, ne rien faire... des endroits très familiers peuvent être transformés en citadelle, on peut se trouver dehors, à l'air libre, au milieu d'une foule, ou participant à un repas et être capable de s'y enfermer. Elles sont assez faciles à construire. Elles peuvent vous sauver ou vous perdre. Ne jamais oublier la clé pour en sortir...
Ma citadelle, il y a peu, a pris la forme d'une vieille couette à fleurs qui sentait l'humidité, sous laquelle je m'étais enfouie jusqu'aux yeux, pour regarder un film, ou deux, ou trois pourquoi pas, rien ni personne pour m'en empêcher. La pièce était sombre et froide, dehors la pluie incessante, la même depuis un mois, la routine. Pas très réjouissant dit comme ça, mais j'étais hors d'atteinte et je savourais.
J'ai dû m'endormir et quand j'ai rouvert les yeux, j'ai cru que le soleil était revenu. J'ai vite réalisé que c'était le jaune du verso de la couette sous laquelle j'avais complètement glissé. En bruit de fond, la pluie, toujours fidèle, et puis autre chose, là tout près... des chuchotements. Il y avait des gens dans la pièce.
Le videoprojecteur ronronnait dans le vide. Le film était terminé et j'avais raté la fin. Voilà ce à quoi mon esprit s'attardait alors que la conversation murmurée se poursuivait de l'autre côté de la table basse. Mon cerveau avait dû sécréter une sorte de produit anesthésiant qui m'épargnait encore pour un temps la terreur qui n'allait pas tarder à déferler. En attendant, je me sentais intruse dans ma propre maison, et mon second souci, était d'éviter d'être découverte. Je me serais presque excuséesi j'en avais eu l'occasion. Mais personne ne me le demanda, ni ne se préoccupa de la masse que formait mon corps sous la couette, et jene bougeai pas de ma prison molletonnée.
Je commençai à reprendre confiance en la fiabilité de cette forteresse improvisée et m'enhardis même à me sentir invincible, au risque de basculer dans un orgueil répréhensible. Je me détendis et mon oreille affinée par l'absence de stimulation visuelle et une immobilisation prolongée, moins accaparée par les battements de mon coeur qui se faisaient plus discrets, se mobilisa tout entière dans le décryptage des chuchotements.
Des chuchotments, et pourtant je percevais le ton qui montait. Contrarié et tendu. Ils semblaient ne pas vouloir être entendus et se retenaient. Ils faisaient de gos efforts pour ne pas laisser éclater une dispute, mais ça rendait les choses plus inquiétantes encore. C'était un bruissement de paroles sans pause, au débit très rapide, et je n'en saisissais que quelquesmots. Et puis j'entendis une phrase entière distinctement, prononcée après un soupir et sans doute plus lentement :
" Bon, maintenant qu'on est à la maison, tu pourrais oublier tout ça..."
Je faillis m'étrangler. A la maison ! Et puis quoi encore ! Mon indignation eut peu de temps pour enfler et se manifester car elle fut doublée et mise au tapis par un tonitruant :
"- OUBLIER???!!!
- Chut, mais tais-toi donc, tu vas réveiller les enfants. C'est pas le moment qu'ils descendent... Les autres vont pas tarder à arriver."
Je m'adressais silencieusement à mon coeur, le priant de ne pas me lâcher, là, maintenant, le flattant, lui donnant le titre de meilleur ami, enfin tout ce qu'il voulait. Je fis la même chose avec mon cerveau et tous mes organes pendant que j'y étais.
Et puis un courant d'air froid s'insinua dans mon refuge. La porte d'entrée s'était ouverte. J'entendis le passage des voitures dans les flaques et le bruit de succion de chaussures détrempées qui se rapprochaient.
Les nouveaux viviteurs ne semblaient nullement soucieux de réveiller qui que ce soit. Ils se plaignirent du déluge à voix haute, précisèrent qu'ils n'avaient pas le temps de traîner et demandèrent :
"Où est le paquet ?" Pas de réponse, sans doute un geste silencieux.
"Hum... Si vous aviez évité de la tuer, ça nous aurait arrangé... Bon, maintenant c'est fait... Allez, qu'on en finisse..."
J'étais comme plongée au coeur d'un film et je voulais savoir la suite. J'en oubliais l'étrangeté de ma situation, cachée sous une couette sur mon canapé à écouter des inconnus débiter des paroles inquiétantes. J'étais au spectacle , bien installée, bluffée par l'imprudente certitude d'être imprenable.
C'est alors que je me suis sentie soulevée, escortée par les pas chuintants jusqu'à la rue. Mes porteurs ont marché quelques minutes sous la pluie et se sont arrêtés. Puis c'est allé très vite : Le bruit d'un coffre qu'on ouvre, le choc violent quand ils m'y ont balancée, les douleurs diverses tandis qu'on me tassait de tous côtés pour que rien ne dépasse. Un claquement sec. J'étais enfermée pour de bon.
Le spectacle semblait bel et bien terminé pour moi, pire, j'en faisais partie et je n'avais pas un rôle très folichon.
Je jouais celui d'une morte auprès de gens pour qui je l'étais vraiment et n'allais pas tarder à leur donner raison, tant lutter contre l'étouffement devenait de seconde en seconde mission impossible. Mais de longues minutes plus tard j'étais toujours témoin de ma propre infortune quand la lisse sensation de bitume mouillé laissa place à de rudes cahots qui me brisèrent un peu plus les os, t andis que ce qui devait être des branches basses griffaient de part et d'autre les flancs du véhicule.
La voiture s'immobilisa. Je goûtai au plaisir relatif dene plus être secouée. Puis j'eus droit à un bonus : De l'air frais lorsquele coffre s'ouvrit. Deux bonheurs en si peu de temps me rendirent l'humeur optimiste. Mais les gros bras m'empoignèrent de nouveau et me jetèrent sur le sol dont l'était de gadoue avancée amortit le choc. Troisième bonheur. Tant de chance me laissa confuse et je fus tentée de remercier. Mais je n'en eux pas le loisir. L'un deux se mit à râler en tentant d'allumer une cigarette.
-"Temps de merde...
-Te plains pas... ça sera plus facile pour creuser."
Creuser... Oui bien sûr... Ma citadelle leur paraissait-elle à ce point dérisoire qu'ils se proposaient de m'en construire une autre bien plus définitive ? Mais je dus à regret me rendre à l'évidence que l'humour, en cette circonstance précise, ne me sauverait pas la vie et tentai de réfléchir à toute vitesse. Mes neurones patinaient et ça donnait à peu près ça : En réalité, ma véritable protection n'était pas cette pauvre couette détrempée, mais le fait qu'ils me croyaient morte et tant que je resterai immobile... Non, ça ne tenait pas, le danger venait de ce qu'ils me croyaient morte alors que je ne l'étais pas, et qu'il y avait donc incompatibilité entre mon état de vivante et leur volonté de faire disparaître un cadavre (qui n'en était pas un) en l'enterrant au coeur de ce que j'imaginais une forêt bien noire et bien profonde. Mais n'avaient-ils pas reproché aux autres de m'avoir tuée ? Si je surgissais, là devant eux pleine de vie, peut-être seraient-ils soulagés et me ramèneraient-ils gentiment à la maison (qui n'était apparemment plus ma maison, ça se compliquait)... La version "vrais gros méchants qui iraient au bout de ce qu'ils avaient commencé" s'imposait hélas comme la plus plausible.
De toute façon, je n'avais pas le choix. Pendant que je me payais le luxe de penser, ils agissaient. Et les coups de pelle se multipliaient. Leur tempo associé à celui de la pluie, sur fond de moteur au ralenti donnait un assez plaisant concert que j'aurais volontiers pris le temps d'écouter, mais le devoir m'appelait. Celui de sauver me sauver la vie à moi-même. Je jaillis hors de la couette, et... Le moteur qui tournait... Les phares qui éclairaient leur travail... La portière grande ouverte... Le trou effectivement bien avancé et eux au fond à jouer les perfectionnistes... Ils ne m'avaient pas vue... Je sautai dans la voiture, claquai la portière, passai la première et démarrai en trombe.
Je passai au ras du trou au risque d'y basculer. Comme un ressort, les deux têtes qui avaient surgi au bruit du démarrage, replongèrent. Mais j'avais eu le temps de capter leur expression, savant mélange de surprise, d'hébétude et de terreur. Avoir vu un fantôme ou s'être fait blousés, ils devaient balancer entre les deux possibilits. C'était assez jouissif. Je commençai à m'amuser, et après cette longue immobilisation, me dégourdir les jambes me faisait du bien. Enfin j'avais l'impression de tenir les rênes de l'aventure et mon égo prit un petit coup de gonflette bien agréable. De là à me sentir invincible, il n'y avait qu'un pas... que je ne franchis pas...
... Car le chemin, ce satané chemin sur lequel je roulais à toute vitesse avec une allégresse déplacée, se rétrécissait jusqu'à devenir un petit sentier forestier d'une largeur bien inférieure à celle de la voiture. Bien entendu, mes gardes du corps en s'arrêtant n'avaient pas pris la peine d'orienter la voiture dans le sens du retour pour me faciliter l'évasion. Et moi, dans ma précipitation, j'avais continué tout droit au lieu de filer en marche arrière.
C'était à mon tour de balancer entre deux possibilités : Descendre de voiture et m'enfoncer à pied dans les bois, oufaire demi-tour et repasser devant eux.
Après deux secondes et demie de réflexion, j'excluai la randonnée nocturne sous la pluie dans une sombre forêt inconnue. Me la jouer Petit Poucet, version fille unique largement post-publère, ne m'inspirait pas. Me restait le demi-tour. Que j'effectuai lentement, en tentant de pénétrer la psychologie des creuseurs.
S'ils comprenaient s'être trompés sur l'état du "paquet", ils savaient que le chemin ne mènerait pas loin et m'attendaient sûrement en construisant un barrage avec des branches. S'ils optaient pour le fantôme, ils avaient peut-être succombé à une crise cardiaque, ou se cachaient au fond du trou, ou étaient en train de fuir. La deuxième solution ne présentait que des avantages et je misai sur elle.
Je fonçai donc sur le chemin de terre, me jouant d'éventuels obstacles en appuyant à fond sur l'accélérateur.
Je continuai ainsi sans regarder sur les côtés. Je ne rencontrai ni barrage, ni hommes. Pourtant ça ne me rassurait pas. La nuit dans la forêt s'était emparée de moi et je prenais conscience d'une réalité peu engageante. C'était comme un réveil brutal, avec la peur à mon chevet.
je roulai, roulai, roulai encore. De ce trajet hypnotique, je me souviens surtout de mon idée fixe : tenir la panique à distance, et aussi de l'aiguille de la jauge d'essence tout en bas, lorsque la voiture s'est arrêtée à l'entrée d'un village. J'ai eu le temps de constater que le jour se levait, et je me suis endormie.
J'étais en nage lorsque j'ai levé le nez du volant sur lequel je m'étais affaissée. Je suffoquais. Je sortis de la voiture en titubant. Soleil et silence de plomb. Je fis quelques pas. Je n'avais aucune idée de l'endroit où je me trouvais. Ce village ne m'évoquait rien de connu. Je cherchai en vain un nom, une plaque.
J'avançai sur la route, désorientée, à la recherche de quelque indice, espérant rencontrer quelqu'un qui pourrait m'aider d'une manière ou d'une autre. Personne. J'abordai les premières maisons. Aucun signe de vie. Je frappai à quelques portes, toujours rien. Ce silence était oppressant. Il fallait que je trouve un téléphone, même si je devais pénétrer dans une maisonsans y avoir été invitée. Je n'en pouvais plus. j'étais sale, épuisée, complètemement démunie. Je voulais rentrer chez moi, reléguant à plus tard le mystère des intrus qu'il me faudrait pourtant considérer.
A ma grande surprise, à la première tentative, une porte s'ouvrit. Je signalai ma présence par trois petits coups avant de m'engager à l'intérieur. J'appelai d'une voix étranglés. Le même silence inquiétant régnait dans la maison. J'entrai dans une cuisine dont la table était mise. Près de l'évier, dans une passoire, des légumes épluchés, sur la paillasse, d'autres sur le point de l'être. Ils semblaient tout juste cueillis. Je fis le tour de la maison et trouvai enfin un téléphone. En soulevant le combiné, je me demandai qui appeler en premier, mais l'absence de tonalité me dispensa de me poser plus longtemps la question.
J'explorai ainsi toutes les maisons du village. Toute forme de vie l'avait déserté, et ça venait juste de se produire.
Cette atmosphère me donnait la chair de poule. Malgré la faim et la fatigue, j'avais juste envie de fuir. Je continuai donc à marcher droit devant, sans me retourner. Mon coeur était lourd. Je ne comprenais plus rien au monde dans lequel ma vie avait basculé. Mais j'avais un objectif immédiat : m'éloigner le plus possible. Je me concentrai sur le rythme de mes pas que je comptais, en l'accélérant. Plus le nombre augmentait, moins je me sentais oppressée. Je continuai à compter, inlassablement, perdant la notion du temps. Je ne disposais plus que d'une seule mesure pour appréhender le monde, le nombre de mes pas.
Et soudain la conscience d'un changement me sortit de ma transe arithmétique, et j'arrêtai de marcher pour écouter. Ecouter. C'était bien ça. Si je pouvais écouter, c'est qu'il y avait quelque chose à entendre. Les sons étaient revenus. Tous. Les oiseaux, les vibrations de l'air, le bruissement des feuilles, bruits de moteurs, coups de marteaux, voix. Je poursuivis mon chemin. Après un virage, je découvris un nouveau village : des voitures, des gens dans les rues, aux fenêtres, de la musique, des banderoles, des petits drapeaux, une fête.
Je me faufilai dans la foule, étourdie par tant de bruit et de soleil, de rires et d'agitation. Personne ne s'étonnait de mon aspect chiffoné. Beaucoup étaient dans le même état que moi, hagards et débraillés, mais ivres et joyeux. J'errai parmi eux, quelqu'un me tendit un gobelet au contenu indéfinissable. J'avais chaud et soif. C'était tiède et sucré. On me resservit, une fois, deux fois. Je souriais à la ronde, on me tapait dans le dos, je fus entraînée dans une farandole désordonnée et titubante. Et puis ça se mit à tourner, le ciel, les visages hilares, les confetti sur les pavés. Je m'écroulai et je ne vis plus rien.
Lorsque je me réveillai, une rangée de pieds immobiles m'encerclaient. J'étais allongée sur le sol, et on me passait un linge humide sur le front.
- "... ça va mieux ?
- Oui... Oui...
- Vous êtes seule ?
- Euh, oui... Mais... Faudrait que je téléphone..."
On m'aida à me relever et à marcher jusqu'à l'intérieur d'un bar. Il y faisait frais. On m'apporta un verre d'eau et un portable. Je remerciai, et au moment de composer le numéro, je restai paralysée, mon geste suspendu, je ne savais plus qui appeler.
J'aurais aimé qu'on me laisse le temps de m'éclaircir les idées, mais mes secouristes me regardaient intrigués. Ils attendaient la suite et commençaient sans doute à me trouver louche, à réaliser qu'ils ne m'avaient jamais vue dans le coin. Il me sembla que leur expression changeait, que la méfiance s'installait.
Je ne me voyais pas leur raconter que ma vieille couette m'avait rendue invincible, que je m'étais fait virer de chez moi par une famille inconnue qui pensait être chez elle, qu'on avait projeté d'enterrer ce qu'on croyait être mon cadavre dans une sombre forêt et que j'avais réussi à m'enfuir sous l'identité d'un fantôme...
Mais il fallait très vite que je leur donne quelque chose à se mettre sous la dent. Alors je me lançai dans une explication très sobre, rassurante, et on ne peut plus rationnelle : "Je suis tombée en panne d'essence, là-bas, à l'entrée du village voisin et..."
Ils se regardèrent, les yeux écarquillés. "... Le village voisin ?!..."
- Oui... Un village... Je suis venue à pied et ...
- Mais c'est impossible !
- Si, je vous assure... C'est vrai qu'il était un peu bizarre. Je n'y ai rencontré personne, il n'y avait aucun bruit, les maisons étaient ouvertes et il semblait que leurs occupants venaient juste de s'absenter... Mais j'ai bien vu un village. Je l'ai traversé de part en part à la recherche de quelqu'un qui pourrait m'aider."
Devant leurs moues sceptiques, j'ajoutai : "Ecoutez, si vous ne me croyez pas, accompagnez-moi jusque là-bas et vous verrez bien..."
Alors ils secouèrent la tête d'un air désolé, se regardèrent, et dans leurs yeux je lus que mon cas était désespéré, qu'ils me prenaient pour une dingue. Un à un ils quittèrent le bar et retournèrent à la lumière de la rue, à la vie, à la normalité de ce jour de fête.
Je restai seule avec mon verre d'eau.
"Ne leur en voulez pas."*Je me retournai. Un vieil homme était assis dans la pénombre au fond du café. "C'est vrai qu'il ne peut pas y avoir d'habitations à moins de 200 km de là... Mais je veux bien vous emmener là où vous dites, moi, je n'ai pas peur, plus peur de rien..."
Il se leva et je le suivis.
Ce que je fis avec un peu de mal. Il filait sans se retourner, beaucoup plus alerte que son aspect ne le laissait supposer. J'tais un peu sonnée. Après l'ombre du café, de nouveau le soleil. Je marchais comme une automate en fin de course, prête à m'arrêter net d'un instant à l'autre, mais je m'efforçai de ne pas le perdre de vue. Il tourna sur la droite dans une ruelle déserte, puis s'engagea sous un porche.
Là, dans une petite cour, deux vélos étaient appuyés contre un mur. Il en enfourcha un et me fit signe de prendre l'autre. Ce qui me parut être au-dessus de mes forces. Risquer de voir s'éloigner la seule personne disposée à m'aider, l'était plus encore. Sans rechigner, je montai sur la machine et me mis à pédaler.
Le chemin qu'il avait emprunté était bordé de grands arbres, l'air se chargeait de douceur. Je me remis à respirer avec facilité et plaisir. Faire du vélo se révéla moins pénible que la marche. Je m'accrochai à l'illusion d'une paisible balade, et ne pensai plus au cauchemar qui m'avait conduite jusque là.
Ce fut de courte durée. Hypnotisée par le mouvement des roues et ma trompeuse rêverie, je ne m'étais pas aperçue que le paysage avait changé. L'homme s'était arrêté. Devant lui, se dressait une triple rangée de barbelés enchevêtrés. De l'autre côté, le néant, ou presque. Un désert, sans sable, sans cactus, sans rien qu'une terre pelée jusqu'à l'os, qui s'étendait très loin. Avec pourtant quelque chose qui n'aurait ps dû y être : Posée là, comme un jouet abandonné, en plein milieu de ce nulle part d'apocalypse, "ma" voiture.
Comment elle était arrivée là était hors de portée de toute explication rationnelle. Je n'eus pas le temps de réfléchir à la question. D'ailleurs, je ne réfléchissais plus depuis un bon bout de temps. L'homme avait couché avec délicatesse son vélo sur le sol et je l'imitai. Il me prit la main et m'entraîna le long des barbelés.
- "Voyez, il ne peut y avoir de village. Ici commence la zone interdite. Il y en a eu un autrefois. J'y ai même vécu, j'y suis né, je m'y suis marié. Je le connais bien. J'étais absent lorsque la chose s'est produite. J'étais parti commander ces vélos... pour lui faire une surprise... pour célébrer l'anniversaire de notre rencontre... C'est pour ça que je suis encore en vie. A part moi, tout a disparu, tout jusqu'au moindre grain de poussière."
Il s'arrêta de parler, puis reprit tout bas : "Pourtant vous l'avez traversé, rien ne m'étonne et je vous l'ai dit, je n'ai plus peur, appelez ça une hallucination ou n'importe quoi d'autre, ça m'est égal... Racontez-moi ce que vous avez vu."
Je compris alors l'inconcevable : La voiture n'avait pas été déplacée, elle était bien à l'endroit même où je l'avais laissée. J'avais visité des maisons qui n'existaient plus, j'avais vu des images, mais le son en avait été définitivement coupé.
Je fermai les yeux et commençai mon récit. Je m'appliquai à décrire tout ce que je pouvais dans le détail, chaque pièce, chaque objet, chaque cour, chaque jardin. Lorsque je les rouvris, l'homme pleurait en silence.
Je ne sais combien de temps cela dura. Je regardai ses larmes couler et j'aurais pu rester ainsi pour l'éternité, sans oser interrompre ce moment de douleur suspendue, point d'orgue vers qui tout convergeait, les mille existences détruites et pourtant présentes, le néant et le fourmillement de la vie, invisible et vibrante. Cette fois j'entendis tout : les voix des absents, les chants d'oiseaux, le vent dans les arbres, les sabots des chevaux. J'assistai à ce spectacle sonore, sans y chercher un sens. Une sorte de compréhension s'imposait d'elle-même, incomplète, indécise, que je tentai de retenir, un mystère allait m'être révélé, l'explication de la véritable nature du temps, l'envers du décor qui sert de cadre à ce qu'on appelle réalité, j'en étais sûre.
Pourtant, cela prit fin. Il tourna la tête vers moi et le désert redevint désert muet. Le soleil plombait toujours cette désolation plate, sans même quelques décombres. "Venez, il vous faut quitter cet endroit, je vous accompagne jusqu'à la route." On retourna prendre les vélos et de nouveau je le suivis.
Il contournait la zone barbelée en empruntant un dédale de petits chemins qui nous en éloignaient parfois, puis y revenaient, pour repartir s'enfoncer dans les bois. Encore une fois, je me laissai surprendre par le plaisir d'une banale balade en forêt. Et le chemin s'élargit, puis déboucha sur une route goudronnée.
"Gardez le vélo". Il fit un signe de tête, esquissa un sourire et s'éloigna. Je lui lançai un merci d'une voix étranglée, pas très sûre d'avoir été entendue. J'étais désemparée, j'aurais aimé le retenir, en savoir plus sur le village fantôme, mieux lui exprimer ma gratitude, lui confier l'étrange tournure qu'avait prise ma vie, enfin tout ça et bien d'autres choses se mélangeant et formant une boule de chagrin qui m'étouffait. Le voir partir m'était intolérable. Je m'étais attachée à lui comme un chien perdu, et j'étais seule de nouveau. J'avais mal, très mal. Je me tenais debout, à l'intersection où il m'avait laissée, les mains sur le guidon, le cadre du vélo appuyé sur la cuisse, et je pleurai sans chercher à retenir mes sanglots, jusqu'à épuisement complet de mon stock de larmes.
Faut croire que mes yeux avaient besoin de ce grand nettoyage, car c'est alors que je le vis, le prénom, gravé sur la sonnette joliment ouvragée, entremêlé aux motifs floraux : Barbara. C'était beau, un concentré de gaieté qui avait échappé à la destruction. Je donnai un petit coup de sonnette, et le son clair et joyeux me remit en selle.
(en cours. A suivre)