Imprévu à cette adresse (4)
loinducoeur
Sa soirée avait failli tourner au désastre. D'abord cette altercation avec Anne au moment où il était venu lui réclamer le texte pour le discours d'Eric. Imprévisible ! Elle qui n'avait jamais eu le moindre retard, elle qui maîtrisait si facilement les mots-clés, les éléments de langage qu'il lui fournissait pour donner le ton, elle qui maniait avec légèreté les piques discrètes et les traits d'humour pour initiés, elle l'avait surpris en lui avouant : "je suis navré David, mais là je bloque. Je n'y arrive pas, c'est tout ! Je t'assure que j'ai essayé ; c'est la panne, merde !"
"Tu as vu l'heure ?!", avait-il hurlé pour toute réponse, se rendant aussi compte de l'inutilité sa remarque, à l'expression de terreur sombre figeant le visage d'Anne. "Putain ! comment je vais gérer ça moi, à 1 heure à peine de la conférence de presse ? Merde Anne, tu déconnes là !" Il était sorti du bureau en claquant sa porte, foudroyant ceux qui levèrent la tête à son passage dans l'open space, comme pour mieux leur signifier sa colère infantile.
Anne était venue frapper à sa porte 10 minutes plus tard. "Tu sais, je peux t'aider", avait-elle osé timidement. "Non c'est bon, j'ai corrigé ton texte. On va lui passer dans 10 minutes. Il va gérer." Anne était repartie dans un soupir, blasée, sans un mot de plus. Déjà qu'il n'arrivait pas à lui parler en temps normal, alors là, tu penses, il était complètement coincé dans sa posture de chef de service. Un vrai connard oui ! Tu peux le dire, pensa-t-il un peu fort.
Il avait assisté au discours. Il avait bu un mojito de plus au bar du Bristol, où se tenait la conférence de ce soir, sans même un regard pour les autres invités, percevant au loin le brouhaha de leurs conversations polies. Il essayât de penser à autre chose. Tiens, il pourrait appeler cette fille avec qui il était sorti la semaine dernière. Comment s'appelait-elle déjà ? Il cherchât fébrilement sur son smartphone un appel de vendredi dernier. Rien ! Enfin si mais le numéro ne lui disait rien. Florence ou Constance ? Laisse tomber ! Pas ce soir.
Il était rentré tard, traînant vaguement sur le boulevard, avant de se glisser dans la rue Martel jusqu'à chez lui, seul. Il prit l'escalier, se donnant ainsi encore un peu de temps avant de se retrouver dans l'appartement. Il avait encore de quoi monter 3 étages sans souffler comme un boeuf. Et tout à coup, il avait vu une forme sombre en haut, sur son palier. Merde, encore un SDF, avait-il pensé, aussitôt en rogne contre ses cons de voisin qui ne ferment jamais la porte cochère. Attends un peu mon gars, que je te botte le cul ! En s'approchant, il s'était fait la remarque que le type ne sentait pas le caniveau et semblait plutôt bien sapé pour un ivrogne. Il dormait comme un sourd. Il avait dû le secouer vraiment pour le réveiller. Et là, surprise, il connaissait ce visage ! N'était-ce pas ce type qu'il avait vu avec Anne un soir dans le bar en face du bureau ?
"Qu'est-ce que vous foutez là ? C'est pas un dortoir ici !"
"Heu... Désolé, je me suis endormi..."
"Ben oui, j'ai vu ! Faut partir maintenant. Vous attendiez quoi ?"
"C'est vous que j'attends !.. enfin... je veux dire, elle n'est pas avec vous ?"
"Qui ? Ben non ducon, tu vois bien que je suis tout seul !.."
"Ah... je croyais... c'est que je ne sais pas où la chercher en fait... j'ai pensé qu'elle serait avec vous... Anne m'a déjà parlé de vous une fois... et puis comme elle n'est pas rentrée chez elle..."
"Non mais c'est quoi ce délire ?! Je ne sors pas avec Anne, mec ! Tu déconnes complètement mon pote. Allez dégage maintenant, je vais me coucher moi."
"Attendez !.. vous savez où elle est ? vous bossez avec elle non ?.. Aidez-moi !"
Eric n'en revenait pas. Ce type était effondré devant sa porte, se vautrant dans son désespoir, le suppliant de l'aider à retrouver Anne. Il le connaissait à peine. Bertrand non ? Oui c'était ça. Anne lui avait dit au déjeuner de début de mois qu'elle sortait avec un gars bien, gentil et même drôle quelques fois. Comme si ce genre de confidence féminine pouvait l'intéresser ! Surtout venant d'elle. Et maintenant, voilà qu'il avait un type qui gémissait sur les bras...
"Allez rentre. Ne reste pas là."
Il n'en revenait pas. Il était assis là en face de lui dans le grand fauteuil rouge du salon. Incroyable.
"Merci. Moi c'est Bertrand."
"Oui, je sais. Ca va aller. Détends-toi un peu. T'es pas obligé de me raconter. On peut boire un verre tranquille, en silence..."
Anne. Elle commençait à lui prendre la tête. Vraiment.