Incipit

sisyphe

Silencieusement, Jean descendait les rues dans la fraîcheur qu’amenait le vent du soir.  D’un pas tranquille et assuré, en dépit des événements qui se produisaient, il marchait le long des trottoirs, admirant sans cesse les scènes et les senteurs d’une fin de journée qui s’offraient à lui. Pourtant, en ces périodes de troubles, on pourrait penser qu’il n’y avait rien à admirer. Mais Jean trouvait dans chaque coin de rue, un souvenir qui se rattachait à une vie vécue avant le commencement des événements.

            D’un geste machinal, il désordonne ses cheveux, rejette le pan d’écharpe qui tombait sur son torse et tourne au coin de la rue. Les rues, surtout à cette heure, sont calmes. Ce mois de mai a été particulièrement éprouvant pour les habitants de la ville. Les croix blanches qui barrent les portes d’entrée de certains immeubles ou maisons sont là pour en témoigner. Depuis le début du mois, des deux côtés, l’« épuration » a commencé. Dans chaque camp, on traque ceux qui sont soupçonnés d’appartenir à l’ordre rival. En passant devant une de ces portes barrée d’une gigantesque croix blanche qui contraste avec la sobriété du quartier, Jean se remémore une de ces arrestations qu’il avait vu se produire sous ses yeux. A partir de ce mince souvenir, Jean se remémore tout et, pendant qu’il marche, les souvenirs font leur cheminement dans son esprit.

La hausse brutale et générale des impôts pour les classes sociales les moins aisées avait mit le feu à une poudrière qui menaçait d’exploser depuis déjà de nombreux mois. Depuis l’hiver et le gel qui avait emporté nombre des mendiants qui peuplent les villes du pays. Personne n’aimait voir ces mendiants, tous faisaient comme si ils n’existaient pas mais, il n’était pas facile d’enjamber un mort ou un mourant alors que l’on sort de chez sois. Et déjà à l’époque, le gouvernement n’avait rien fait pour remédier à cette situation. En fait, le gouvernement n’avait jamais rien fait. Il se murmurait dans divers couches sociales du peuple que jamais on avait eu en Europe un gouvernement aussi dur envers son peuple. Mais ceux qui le murmuraient trop fort ne faisaient que donner encore plus de véracité à leurs propos, une fois arrêtés par les forces de répression du régime.

            Jean tourne dans la première rue à droite. Il sait très bien où il va. Cette ville, il l’a parcourue en long et en large depuis tout petit. Mais jamais il ne l’avait vue de cette manière. Couverte du sang encore chaud de ses propres citoyens. Il n’y avait pas eu que la non intervention du gouvernement dans l’affaire de l’hiver trop rigoureux pour les mendiants. Le gouvernement avait aussi, en mars, déclaré l’ordre de mobilisation générale pour une guerre qu’il n’a mit qu’un mois à perdre. Puis, l’ennemi avait contre attaqué, mettant en déroute notre armée pas assez bien mobilisée sans doute, et, contre toute ses propres espérances, avait fait le siège de la capitale. En cette fin de mai, le pays sortait à peine du choc causé par la capitulation du gouvernement face à l’ennemi. A présent, le quart est du pays était occupé et la capitale toujours bombardée périodiquement pour rappeler que la capitulation ne signifiait pas grand-chose aux yeux de l’ennemi et que, dans sa lente retraite, il pouvait nous frapper mortellement.

            Tous ces événements, Jean les a connus. Enfin, presque tous. Et, toujours en marchant le long des immeubles, il se rappelle de ce siège soutenu par la ville avec bravoure jusqu’au point où, la nourriture se faisait si rare qu’ils furent obligés de manger les animaux domestiques. Lui-même s’était battu aux portes de la ville, aidant ses camarades à contenir les assauts et à tenter de détruire au mortier les canons mis en batterie qui pilonnaient les défenses extérieures de la cité. Pendant le siège, le peuple s’était montré uni, tout acquis à la cause de la défense de la ville. L’arrière soutenait les portés volontaires et tous faisaient de leur mieux. D’ailleurs, personne n’avait vraiment comprit la capitulation. Même si le peuple vivait des moments bien plus durs que le narrateur ne saurait les retranscrire, ce même peuple savait qu’il s’était vaillamment battu et qu’au prix de quelques sacrifices supplémentaires, il aurait pu gagner cette bataille.

            Jean lève les yeux au ciel. La teinte rosée, presque sanglante, de cette fin d’après midi s’est faite dévorée par l’ombre et désormais, c’est un bleu sombre qui remplit presque tout le ciel. Il sait qu’il faut qu’il se dépêche, qu’il va sûrement être en retard. Et pourtant, il n’a aucune envie de hâter le pas. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas traîné le long des rues, profitant de la paix relative qu’apporte le soir qui recouvre lentement et de toute sa longueur au dessus de la ville. Et, quand au détours d’une rue, il découvrait une des dernières traînées de lumière, symbole de l’ultime résistance de la journée qui s’accordait avec l’ultime résistance des habitants dans les derniers jours des combats, il s’attardait devant, comme hébété. Les images des combats et de ce qui en a suivit faisaient leur route dans son esprit et son cœur s’emplissait alors de peine. Chaque lueur de jour qui résistait au crépuscule déjà bien avancé lui causait cette peine et lui rendait aussi espoir. Il y avait quelque chose à espérer. Il ne fallait pas être en retard.

            Il arrivait enfin dans le quartier des anciennes écoles. En tournant à gauche, il pouvait lire « rue de l’université d’arts et lettres », ce même genre d’école qu’il aurait voulu fréquenter autrement qu’en y participant à des réunions du comité d’insurrection. L’ombre du soir avait retiré toute joie des rues, à la lumière d’un réverbère, il pouvait distinguer au loin la gravure du nom d’une autre rue. Mais il n’en avait pas besoin, il ne connaissait ce quartier que trop bien. Il arrivait enfin « rue de l’école de Droit », il était un peu en retard mais ils ne lui en tiendraient pas rigueur, ce n’était pas grave si ils avaient commencé sans lui. Il pénétra dans la cour de l’ancienne grande université de la ville, les enfants qui y jouaient d’habitude étaient partis se reposer plus tôt dans la soirée en même temps que le soleil. L’imposant chêne trônait toujours au milieu, immuable dans sa grandeur, imperturbable dans sa splendeur. Jean s’arrêta comme souvent pour l’admirer quelques instants. Ce chêne trônait depuis toujours se disait-il. Et sans doute trônera-t-il encore longtemps après Jean et ses camarades. Son cœur redevint lourd alors que les souvenirs l’assaillaient et c’est le cœur lourd qu’il poussa la porte du bâtiment.

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