Inconnu à cette caresse

Marguerite De Branchus

La nuit commence à s'abattre sur le jour comme le poids de la semaine s'écroule sur mes épaules. La rue est quasiment déserte. Au milieu de ces barres d'immeubles grisonnants, je traverse le carrefour pour rejoindre mon arrêt de bus. La journée se termine alors que la pluie commence à tomber. La tête encore noyée dans mes dossiers, je suis perdue dans mes pensées exacerbées par le bruit du marteau-piqueur qui s'agite sur le trottoir d'à côté. Le nez engourdi par le froid, le menton emmitouflé dans mon écharpe, je me campe sur la paroi humide et glacée de l'abribus quand deux mains se posent sur mon visage et me masquent le regard…


Surprise, je reste tout d'abord immobile mais je ressens aussitôt une douce quiétude s'emparer de mon corps. Pour reprendre le contrôle de mes émotions, je respire profondément et reconnais immédiatement un parfum familier. Les yeux dans le noir, j'hume l'odeur du blé séché et de l'herbe fraîchement coupée. Je me vois soudain courir au fond du jardin provençal de ma grand-mère. Plongée dans l'obscurité, le bruit du marteau-piqueur a laissé place au ronronnement de la camionnette de mon grand-père. Je le vois poser le pied sur le gravier ensoleillé et remonter l'allée des oliviers qui domine la maison en pierre. Le parfum de la peau qui m'effleure à cet instant le visage me procure la sensation d'être là-bas. Rien qu'à l'odeur de ces mains inconnues, j'ai l'impression d'être couchée de tout mon long à l'ombre d'un oranger. Perdue au milieu de la grisaille parisienne, les mains de velours qui m'obstruent la vue me font frissonner.


Cet état de bien-être soudain me donne envie d'en savoir plus : je lâche mon sac et remonte mes mains le long de mon corps à la recherche d'indices. Doucement, je commence à tâtonner l'épiderme ferme et lisse qui me réchauffe le visage. Alors que ma respiration s'apaise et que le mystère persiste, je me mets à lire entre les lignes de la peau l'histoire de ces mains inconnues. Je caresse délicatement les sillions qui dansent sur la chair, je frôle le contour des doigts à la fois délicats et rassurants, je perçois la douceur de la paume. Plus j'avance dans ma quête obscure, plus mes sens se mettent en éveil. Les deux pieds sur le bitume de la capitale, mon esprit est dans ma Provence natale. Mes doigts ondulent sur les plis de la peau comme une plume me caresserait le dos. Je devine de fines rides qui se dessinent jusqu'aux poignets. Une frêle cicatrice silionne sous ma main. Bercée par des effluves de romarin et de cèdre, mes doigts glissent sur cette peau comme du beurre qui fond au soleil. Les sens décuplés, la sensation de cette peau veloutée me donne envie de prolonger l'obscurité. La texture souple et généreuse de ces mystérieuses mains s'offre totalement à moi. Le chant des grillons tape en cadence dans ma poitrine. L'odeur de l'essence s'est envolée pour laisser place à un parfum frais et citronné. Je n'ai plus envie de les lâcher. Parfumées de douceur et de souplesse, j'ai l'impression que ces mains font parties de moi. Détachant délicatement cette peau réchauffée par mes caresses, je sens au même moment un souffle chaud dans ma nuque.

 

Le visage reposé par cette peau nourrie d'émotions, je me retourne et plonge dans le  regard de mon amoureux d'enfance. L'odeur naturelle de cette peau ne pouvait n'être autre que lui. Passant mes après-midis collée à lui dans le jardin de mes grands-parents, sentant le parfum de sa peau lors de nos siestes à l'ombre des oliviers, serrant sa paume de toutes mes forces quand il me forçait à enjamber le ponton interdit, m'agrippant solidement à ses épaules tannées par le soleil lorsqu'on sautait dans les eaux glacées de la rivière du Verdon, ses mains qui pétrissaient vigoureusement avec moi le levain de nos brioches maison vanillées...


En ce vendredi tout gris, à la tombée de la nuit, ces mains ont levé le jour sur les souvenirs de mon enfance bercés par les senteurs brutes de la Provence et le bleu intense des champs de lavande dans lesquels on a appris à s'aimer…


Et si c'était le parfum de l'amour retrouvé ?


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