Insensibilisé
ttr-telling
- C'est arrivé quand?
Il fixait la lune, ronde et pleine. Elle enveloppait les nuages d'une pâle lumière.
- Will?
Elle paraissait gigantesque ce soir. Elle brillait d'un éclat rare, presque éblouissant.
- Eh, tu m'entends?
Il souffla par le nez, fermant les yeux un instant.
- "J'en sais rien." Fit Will, d'un ton las.
Il avait pris l'habitude de répondre à voix haute lorsqu'il était seul.
L'air était frais, mais plutôt sec. Il avait presque chaud, en réalité, avec son blouson. Les températures étaient particulièrement douces pour la saison. Il gigota sur le sol dur du module pour enfants, pour changer ses appuis. Il commençait à sentir une légère douleur lui piquer le bas du dos.
- Tu sais pas si tu m'entends? Ou tu sais pas quand c'est arrivé?
Will ne pris pas la peine de répondre à la question qu'il jugeait stupide.
- Oh ça va... Je t'ai connu plus bavard. Et pour le coup ca te ferait pas de mal d'en parler un peu, tu crois pas?
Il ne comprenait toujours pas trop cette voix. Il savait qu'elle venait de lui. De son cerveau. Que c'était lui, finalement. Qu'elle avait donc toutes les infos qu'il avait lui même. Pour autant elle continuait de faire la conversation comme si elle était une entité à part entière, indépendante.
- Y'a rien à comprendre Will. Et donc? C'est arrivé quand? Insista la voix.
-"Je t'ai dit, j'en sais rien. J'en ai simplement pris conscience tout à l'heure, quand j'ai vu la réaction des autres." Répondit Will, les yeux toujours rivés vers le ciel. "Même en y repensant, en me remémorant la scène... J'ressens rien. Comme ci j'étais devenu insensible à ce genre de spectacle."
Alors qu'il fixait la lune, c'était une salle de bain qu'il voyait. Une petite salle de bain d'hôpital, avec les wc fixés au mur, un lavabo sous un miroir fixé à hauteur de buste, une chaise en plastique sous une sortie de douche murale. Et du sang. Beaucoup de sang.
Il était entré dans la chambre pour souhaiter une bonne soirée. Elle était en position assise dans son lit, et semblait appuyer sur son avant-bras gauche à l'aide d'un gant de toilette. Elle ne fit même pas mine de le regarder, elle se contenta de fixer sa couverture, d'un air hébété, les yeux rouges, les joues trempées de larmes.
Il s'était rapidement rapproché de la jeune femme, lui demandant si elle l'entendait, si elle pouvait lui répondre, avec une voix douce et rassurante. Elle était pâle, mais elle hocha doucement de la tête en guise de réponse. Il lui pris doucement la main qui tenait le gant de toilette, et se rendit alors compte qu'elle n'appuyait enfait pas du tout, sa main était juste posée par dessus. Il vérifia rapidement qu'il n'avait aucune plaie sur sa propre main, avant de soulever précautionneusement le tissu imbibé de sang. Deux profondes entailles béaient, mais le saignement semblait s'être pratiquement arrêté.
Il s'assura que la jeune femme était toujours consciente, il continuait de lui parler calmement, d'une voix douce et rassurante. Elle en avait marre. Elle était fatiguée. Fatiguée de se battre. Fatiguée d'endurer ses souvenirs. Fatiguée de les revivre. Fatiguée de vivre. Mais elle était lâche. Elle n'était pas allée jusqu'au bout. Elle n'avait pas réussi. Même ça, elle en était incapable. Elle n'était qu'une bonne à rien.
Il l'écouta, en gardant sa main sur son bras, pour préserver ce contact. Préserver ce lien. Préserver ce toucher rassurant et réconfortant. Renforcer la présence. Renforcer la sécurité. Renforcer le soutien.
Il lui sourit doucement. Il l'entendait. Il ne pouvait pas imaginer à quel point ce devait être dur pour elle. A quel point ce devait être épuisant. A quel point elle souffrait. Mais il était heureux qu'elle ne soit pas allée jusqu'au bout. Qu'elle ai réussi à s'arrêter à temps. Qu'elle fut suffisamment courageuse pour s'accrocher. Qu'elle fut capable de se stopper. Qu'elle avait une force incroyable d'avoir réussi à tenir jusqu'à maintenant, et de continuer à se battre malgré tout.
Elle leva enfin les yeux vers lui. Des yeux tristes. Des yeux creusés par la fatigue. Des yeux humides d'épuisement.
Il lui demanda si elle acceptait qu'il s'occupe de ses plaies, de les panser correctement. Ses épaules s'affaissèrent, et elle acquiesça d'un geste de la tête. Il lui demanda ensuite si elle acceptait qu'il passe un rapide coup de fil à ses collègues, pour les prévenir qu'il était avec elle, et qu'il avait besoin d'un peu de matériel, parce qu'il ne voulait pas la laisser seule, il préférait pouvoir rester à ses côtés.
Elle acquiesça de nouveau.
Il prit alors son téléphone pour appeler dans le poste de soins. Il expliqua succinctement la situation à sa collègue, lui détaillant le matériel dont il avait besoin.
Après avoir raccroché, il demanda à la jeune femme ce qu'elle avait utilisé pour se blesser. Une lame de rasoir. Elle l'avait rapportée d'une permission sur l'extérieur. Au cas où. Elle ne pensait pas l'utiliser, mais cela la rassurait de savoir qu'elle pouvait y avoir accès si elle le voulait. Elle l'avait laissée dans la salle de bain, mais elle en avait d'autres dans un petit sachet, dans son armoire.
Il la remercia, et lui demanda si elle avait autre chose qu'elle pourrait utiliser pour se blesser. Elle sembla réfléchir un instant, avant d'évoquer une aiguille qu'elle avait chapardé à l'extérieur. Elle l'avait rangée à côté des lames de rasoir dans son armoire. Il la remercia à nouveau pour sa confiance.
Sa collègue toqua alors à la porte, avant d'entrer avec un petit chariot sur lequel était posé le matériel qu'il avait demandé. En rapprochant le chariot du lit, elle regarda l'intérieur de la salle de bain. Il vit son visage se décomposer et blêmir. Il la remercia et la rassura d'un regard. Il lui fit tout de même signe d'appeler le médecin de garde, puis elle s'éclipsa, manifestement soulagée de s'enfuir de la pièce.
Il procéda alors au nettoyage des plaies, avant de les refermer à l'aide de strips, et de protéger le tout avec un bandage.
A la fin du soin, elle releva de nouveau la tête, pour le regarder droit dans les yeux. Elle semblait peiner à les garder ouverts. Elle le remercia d'une voix faible, en s'excusant de poser autant de problèmes. Il lui sourit à nouveau. Les problèmes qu'elle lui posait étaient nettement moins ennuyeux que ceux auxquels elle faisait face, et il ferait son possible pour l'aider du mieux qu'il pourrait. Il l'aida à se rallonger dans son lit le plus confortablement possible, avant de la border serrée à l'aide des draps et de la couverture. Elle confirma qu'elle était bien installée, et acquiesça lorsqu'il lui dit qu'il allait récupérer les lames de rasoir et l'aiguille dont elle avait parlé.
Lorsqu'il entra dans la salle de bain pour récupérer la lame, il vit la chaise en plastique littéralement aspergée de sang à moitié coagulé, qui avait coulé sur le sol et s'échappait difficilement par le siphon de la douche. Le lavabo était lui aussi maculé de sang. Il ne s'en préoccupa pas, préférant récupérer les objets dangereux. Il trouva la lame de rasoir à coté de la brosse à dent, près du robinet du lavabo. Il se dirigea ensuite vers le placard de la chambre, dans laquelle il vit rapidement le sachet de lames dont la jeune femme avait parlé, ainsi que l'aiguille. Il ramassa le tout, et les jeta directement dans le bac prévu aux objets coupants et piquants sur son chariot.
Il jeta un coup d'œil à la jeune femme. Elle avait fermé les yeux. Elle semblait presque apaisée, serrée dans ses draps.
Il retourna dans la salle de bain, et appuya sur le bouton de la douche. Il mit la chaise sous le jet d'eau, qui chassa rapidement le sang qui n'avait pas eu le temps de s'incruster trop profondément dans le plastique. Il utilisa une serviette pour frotter aux endroits où le sang s'accrochait. Une fois la chaise et le sol de la salle de bain nettoyés du sang visible, il fit de même pour le lavabo.
Lorsqu'il eut fini, la jeune femme semblait s'être endormie. Il prit soin de fermer le placard à clé et de récupérer cette dernière, avant de jeter un œil rapide aux affaires restantes dans la chambre pour s'assurer qu'il n'y avait plus rien de potentiellement dangereux. Il finit par sortir discrètement de la chambre, après avoir laissé la chambre éclairée uniquement par une petite veilleuse.
Enfin de retour dans la salle de soins, il débriefa rapidement avec ses collègues. Celle qui lui avait rapporté le chariot semblait encore sous le choc de la vision de la salle de bain. Il la rassura en lui disant que c'était souvent plus impressionnant que grave, ce qui était heureusement le cas ce soir. Elle s'étonnait de le voir si calme, elle lui demanda si ce ça ne lui faisait rien ce type de spectacle. Il hocha simplement les épaules avant de lui dire qu'il avait nettoyé la salle de bain, qu'elles n'auraient pas à s'en occuper. Elles semblaient soulagées.
- "Ouais... Je sais pas. J'imagine que ça fait un moment maintenant... Au moins deux ans... Qu'est ce que ça peut te faire de toute manière? Ma sensibilité m'a jamais rien apporté de bon. C'est aussi bien comme ça." Répondit Will à sa voix.
- Sois pas stupide. C'est grâce à elle que tu as pu créer ce lien avec ton Etoile.
- "C'est bien ce que je dis..." Rétorqua Will dans un souffle.
TTR.