INSOMNIES

Aurélia Demarlier

Il est des corps qui ont besoin de beaucoup de sommeil. D’autres moins. Et puis il est des cerveaux qui, malgré les carences évidentes de leur corps, s’obstinent à ne pas lâcher prise. Que fait-on quand on ne dort pas ? Depuis les années, je devrais avoir trouvé la réponse. Eh bien non. Je serais tenté de dire On essaye de dormir. Sauf que je sais très bien que, passées les deux premières heures, on capitule. On regarde la télé, serait la solution de facilité. Tendre la main jusqu’à la télécommande, ce ne doit pas être bien compliqué. Sauf que je n’ai pas la télé dans ma chambre. Et qu’enfiler des pantoufles pour descendre jusqu’au salon plongé dans un froid sibérien (économies obligent) n’est pas, dans ces moments-là, à ma portée. On lit ? Non. Parce que si je ne dors pas, c’est que mon cerveau est perturbé. Et si mon cerveau est perturbé, il n’est certainement pas capable de se concentrer sur une histoire à des kilomètres de la sienne. Alors que fait-il ? Il réfléchit. Comme si la journée n’était pas suffisante pour s’adonner à cet exercice. Petit cerveau obstiné s’agite dans tous les sens, telle une locomotive. Ou plutôt devrais-je dire tel un bolide qui file à toute allure. Parce que, quand il s’emballe, il faut le suivre. Petit cerveau obstiné croit sans doute à la suprématie de l’esprit sur le corps. Trop prétentieux pour dormir. Sauf que, s’il était vraiment intelligent, il verrait que pour bien réfléchir, il faut d’abord bien dormir. Et que, à ce rythme-là, ce n’est pas vers l’obtention du Prix Nobel qu’il se dirige mais plutôt vers la mort. Mais petit cerveau est têtu comme un pilote de Formule 1 qui, malgré les dommages collatéraux évidents de sa folle conduite, s’obstine à ne pas écouter son copilote :

LE CORPS. – J’en peux plus. J’ai besoin de me mettre en stand by.

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – T’as pensé à ce que tu feras quand tu seras vieux ?

LE CORPS. – Non. De toute façon, si tu ne me laisses pas dormir, je ne serai jamais vieux.

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Oui mais, quand même, si tu n’y penses pas maintenant, quand y penseras-tu ? Il faut se prémunir des regrets. Il y a tant de choses que tu pourrais faire… Il faut que tu y songes maintenant. Parce que la journée, tu te contentes de vivre. Tu te lèves. Tu te laves. Tu manges. Tu soupires. Tu conduis. Tu travailles. Tu te plains. Tu manges. Tu travailles. Tu te plains. Tu conduis. Tu pousses ton caddie. Tu t’intoxiques en ingurgitant n’importe quoi. Tu regardes un programme débile à la télé. Tu te brosses les dents. Tu te mets au lit. Et, hop, la journée a filé sans que tu t’en rendes compte. Et puis un jour, tu vas te réveiller et te dire : « Mince ! Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? »

LE CORPS. – Je crois surtout qu’un jour, je vais tomber raide comme un piquet et m’endormir pour cent ans ! T’as tout faux : Je me lève. Je baille. Je me lave. Je baille. Je mange en baillant. Je soupire parce que je baille. Je manque d’écraser deux écoliers. Je travaille en piquant du nez. Je me plains parce que je pique du nez. Je mange. Je baille. Je travaille à une lenteur d’escargot. Je manque d’écraser une vieille dame. Je mets n’importe quoi dans mon caddie parce que j’ai oublié ma liste de courses. Je mange n’importe quoi parce que le seul courage qui me reste est d’appuyer sur le bouton du micro-ondes. Je regarde un programme télé en baillant toutes les cinq minutes. Je me brosse les dents en baillant. Et, hop, la journée est passée sans que je m’en rende compte parce que j’étais trop fatigué pour en profiter !

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – N’importe quoi. Ce dont tu as besoin ce n’est pas de sommeil mais d’énergie.

LE CORPS. – Ah ouais ? Et on peut savoir où tu comptes la puiser ton énergie ?

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Tu n’as jamais entendu parler de l’exercice spirituel pratiqué par les Jaïnas ? Ce sont des ascètes hindouistes. Pour eux, privation de sommeil = lucidité exacerbée.

LE CORPS. – À t’entendre, on dirait plutôt que tu es embrumé… Les Jaïnas ? Connais pas. De toute façon, l’ascétisme, c’est pour les masos.

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Qu’est-ce que tu peux être réducteur ! Voilà pourquoi je ne t’écoute jamais. Tu ne penses qu’à l’instant présent, qu’à ton petit confort personnel. Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. Alors que moi, je songe au futur. À ce que je veux accomplir de grand dans ma vie. À ce qu’il faudrait changer dans le monde. Qui va changer le monde si tout le monde dort ?

LE CORPS. – Donc, tu ne comptes pas me laisser tranquille ?

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Non.

LE CORPS (tentant une autre approche). – Tu es sûr que tu n’as pas un tout petit peu sommeil ?

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Non, je dormirai quand je serai mort !

LE CORPS. – Ah ah ah ! elle est bien bonne celle-là ! Tu sais que tu peux être très drôle quand tu t’y mets.

PETIT CERVEAU OBSTINÉ (vexé). – …

LE CORPS. – Tu dors ?

PETIT CERVEAU OBSTINÉ. – Et la mort, tu y as pensé ? Qu’est-ce que ça doit faire de mourir ?

LE CORPS. – Ah non ! tu ne vas pas recommencer!

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