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Ils sont deux. Juste-là, devant nous, sur le trottoir d’en face. Le premier est à vélo, l’autre à pied, en train de pousser un caddie. Celui à vélo est debout, en équilibre sur les pédales. Il regarde l’intérieur d’un container de tri sélectif. Le second attend. Il regarde mollement la rue tout en éventrant du bout du pied un sac-poubelle posé à même le sol, contre un lampadaire. — Tu vois, eux, ils sont parfaits, me dit-elle. Je la regarde, maussade. Je tourne à nouveau la tête dans leur direction. Ils semblent tout droit sortis d’une caricature : deux Roms en jogging qui fouillent une poubelle. Scène urbaine quotidienne. Quotidienne à Marseille, en tout cas. Sales, regard agressif, dents noires, ils ressemblent tellement à leur image qu’on pourrait croire que ce sont des acteurs. Sans la voir, je devine Marjorie brandissant son Galaxy et mitraillant la scène avec application. Le gamin sur le vélo s’en rend compte. Il nous jette un regard vide qui me rend nerveux. Marjorie brandit son téléphone de plus belle et passe en mode rafale, pour ne rien rater de l’instant froid. Le gamin à vélo nous fixe un moment, sans rien dire, puis il reprend la fouille du container. J’attrape Marjorie par l’épaule et je la pousse doucement pour donner l’impulsion du départ. Presque à regret, elle range son téléphone et avance le long du trottoir. — C’était vraiment parfait, reprend-elle. Totalement arty. — Mouais, j’vois pas trop en quoi c’est « arty », dis-je en me grattant la joue. — J’vais te montrer, t’inquiète... Nous avançons le long de la rue. Marjorie marche vite, court presque. Le soleil d’automne donne en plein et fait oublier qu’il est sur le départ. La chaleur ricoche sur le bitume rapiécé et nous frappe en bonnes victimes collatérales. J’enlève mon manteau, le replie sur mon bras. J’essaie de me détendre. Nous descendons la rue du Rouet, qui sent bon la petite ville de province avec ses boucheries à l’ancienne et ses trottoirs étroits. Tout en passant devant les rideaux de fer et en évitant les crottes de chien, nous discutons de la suite du programme. Je me verrais bien siroter une bière à Borély, mais Marjorie veut aller au Centre Bourse, qui est à l’opposé. Un silence se glisse entre nous, mais il est de courte durée. Marjorie s’élance soudain, pour me faire plaisir sans doute. Elle a repéré « le bon coin », un bistrot qui fait un effectivement coin de rue. La vitrine du troquet me semble assez insurmontable, mais Marjorie ne me laisse pas le temps de réagir et entre directement à l’intérieur. Passé la porte, je me retrouve dans un rade assez incroyable, cumul lourdingue de nombreux propriétaires qui ont tous pris grand soin de laisser les choses en l’état.  C’est un bar d’habitués, d’employés de mairie qui viennent se jeter un calva en douce, et de turfistes qui font leur tiercé la clope au bec. La salle pue la misère et le vide, comme si seul le comptoir était utilisé. D’ailleurs, le barman nous regarde nous asseoir, un peu interdit. Lui aussi doit avoir oublié qu’il y avait une salle et qu’elle pouvait servir à boire un verre.  D’un geste prudent, je pose mon manteau sur la chaise d’à côté et je contemple la scène. Tables recouvertes d’une nappe en plastique, chaises qui m’évoquent l’école primaire, vieux billard défoncé : je suis sûr au bord du malaise, mais un regard vers Marjorie me confirme que de son côté elle est au paradis « arty ». Elle a déjà sorti son téléphone et recommence à mitrailler, sans la moindre discrétion, l’ensemble de la salle. Convaincu — à raison — que le barman ne bougera pas, je me lève dans un bruit de raclement de chaise et je vais jusqu’au bar.  Le barman me contemple sans comprendre, sans me demander ce que je veux. J’ai l’impression que je me suis trompé d’endroit, que je m’apprête à demander une baguette de pain au responsable d’un salon de coiffure. J’essaie d’articuler : « une pression et un Coca, s’il vous plaît », mais cela ne fait qu’amplifier le malaise général. Le barman me regarde avec intensité et pendant une seconde je pense qu’il est en train de faire une attaque cérébrale, tant il parait inerte, planté devant moi. Au bout d’un instant qui me paraît interminable, quelque chose se déclenche au fond de son cerveau ou d’un réflexe pavlovien de barman, et il se met en branle. En reniflant, il fait couler une Stella et verse un Coca tiède dans un verre Duralex saturé de traces de calcaire. C’est plus que je n’osais en rêver. Lorsque je reviens à table, Marjo est en train de faire défiler sa pêche du jour sur l’écran de son téléphone. Des visages, des attitudes, des cicatrices sur le trottoir. Elle trouve un angle neutre au milieu de la table pour orienter l’écran dans ma direction et me faire participer au défilé de gris sur gris.— C’est un peu tristoune, ta collection, non ? Ça fait Reporters sans frontières... — Mais non, attends. Tiens, prends celle-là, par exemple. La photo représente les deux Roms de tout à l’heure, les mains dans les poubelles.— Regarde ce que je vais en faire. Je prends une gorgée de bière, je laisse le liquide couler entre mes dents.  Marjorie appuie sur son écran, lance Instagram, choisit un filtre, insère une zone de flou. Elle me tend son téléphone avec un sourire. Je repose mon verre.La photo est belle. Ça me fait mal de l’admettre, mais la photo est belle. Un peu jaunie, avec un effet surexposé qui densifie les ombres... Oui, la photo est belle. Je lui rends le téléphone, replonge le nez dans la bière et médite un instant sur ce que je viens de voir... j’ai vu ces gamins devant moi tout à l’heure, et ils ne ressemblaient vraiment pas à ceux de l’image. Est-ce que c’est normal, est-ce que c’est sain ? Je ne sais pas ce que je dois en penser. La bière, elle, est étonnamment fraîche et savoureuse pour un décor aussi terne. En face de moi, Marjorie joue avec son téléphone, prend des clichés... Elle trifouille son écran, sourit, et me fait à nouveau glisser l’appareil.  La nappe en plastique moisi et lardé de brûlures de clopes, le verre Duralex, ma bière... l’ensemble est soudain cohérent sur l’écran, comme échappé d’un polaroid nostalgique. Il y a de nombreuses images qui me viennent de cette réalité revisitée. Cela sent l’enfance, cela sent mes parents autour de la table qui évoquent les diamants de Bokassa et le coup de gueule de Marchais. Je suis en Bretagne, à Quiberon, dans un camping balayé par les vents salés. C’est une sensation agréable, fugace, qui me vient en droite ligne d’une série d’association d’idées.  Mais je repose l’écran et je contemple la scène, la vraie, sans l’intervention de l’image retouchée : un verre dégueulasse, un coca insipide et un cadre à vomir. Sans le filtre, le réel est ce qu’il doit être : petit, compliqué, immédiat. Marjorie est en train d’envoyer ses oeuvres Instagram sur Facebook. Elle va mettre un titre énigmatique, très arty, et loucher sur son téléphone toutes les deux minutes pour guetter les commentaires, les likes, les signes rassurants de sa propre existence. Je balaie le bar du regard : dans la réalité sans filtre la vieillesse du décor ne vient pas rattraper la laideur et le froid. Je ne suis pas équipé d’un programme qui me permet de voir la beauté là où elle n’est pas. Je ne suis pas un artiste, moi. Je pousse un soupir, j’ai envie de dégager d’ici. Marjo est passée sur une autre application qui transforme les images en effet « bandes dessinées ». — T’as vu ? C’est comme dans le clip vintage de Take on me de A-Ha. Mais si tu dois connaître, c’est un vieux groupe suédois des années 80... J’ai vu. Mais pour moi, A-Ha n’est pas un vieux groupe suédois, mais des norvégiens vraiment cool qui m’ont fait rêver quand j’étais ado. Ce n’était pas vintage, c’était moderne. Et ça n’était pas « collector », c’était juste le quotidien. Je fais semblant de regarder son écran : je suis sûr que c’est très beau, comme dans le clip de Take on me ou comme dans ce qu’elle a envie que ce soit. Je me sens vieux, fatigué. Partout où je regarde, la laideur et la tristesse sont de mise, et je ne sais pas comment télécharger Instagram dans mes rétines. Il faut que je bouge, vraiment. Je demande à Marjorie de finir son coca et je donne l’exemple en laissant ma bière à moitié bue. Nous laissons quelques pièces sur la table, qui seraient sans doute sublimes en jaune sur jaune avec un filtre Lo-Fi ou Earlybird. Nous passons la porte, Marjorie est excitée comme une puce et moi je sens le poids des ans qui vient me rouiller les os.  Je marche derrière elle, perturbé. Quel plug-in Photoshop rendrait ma détresse esthétique ? Quelle application viendra me faire croire que ma vie n’est pas un désastre ? Nous revenons dehors, le soleil est toujours aussi présent. Nous descendons le Rouet, en silence, nous longeons les immeubles en construction et les restaurants qui préparent leurs salles. Comme prévu, Marjorie a le nez sur son Samsung, ne relève la tête que de temps en temps pour regarder où elle va. Elle met parfois sa main en coupe au-dessus de l’écran, pestant à vois basse contre le soleil qui l’empêche de bien voir. Je médite là aussi un instant sur cette lumière trop intense qui ne permet plus de voir les choses. Il y a quelque chose à comprendre là dedans, mais le sens des mots m’échappe. Peu importe : nous arrivons alors Place Castellane. C’est jour de marché, la foule grouille et se presse. Odeurs de poisson frais et de poulets rôtis se glissent entre les cris des commerçants. Le soleil inonde, recouvre, mais personne n’est dupe et les manteaux sont longs. Je regarde l’entrée de la rue de Rome, qui s’ouvre de l’autre côté de la place. Et j’imagine. Cela se passerait en un éclair, comme une fulgurance derrière moi. Il y aurait un cri qui m’arracherait à mes pensées. La voix de Marjorie, étranglée. Je me retournerais, paniqué. Marjorie au sol, Marjorie qui crie, qui désigne la direction opposée du bout du doigt. Un homme en blouson s’enfuit en courant. Ce ne serait pas le Rom de tout à l’heure, non, ça serait trop évident.  Juste une silhouette qui traverserait la foule. Et Marjorie qui dirait, entre surprise et colère :  « putain, putain, mon téléphone ». Je l’aiderais à se relever, je lui demanderais si elle va bien. Je lui dirais que l’important c’est qu’elle aille bien.Et comme elle ne répondrait pas, me reprochant sans oser le dire que je ne parte pas à la poursuite du voleur, je lui dirais : « Attends ma fille, imagine la scène, le mec qui te bouscule, qui t’arrache ton téléphone, ta chute... Imagine ça en stop motion noir et blanc en 30 images/secondes avec un filtre gloss... Imagine comme ça serait beau ! ». Marjorie ne rirait pas, mais ça n’a aucune importance car rien de tout cela n’arrive, évidemment. Nous fendons la foule, puis traversons le passage piéton, maugréant à demi contre une voiture qui ne s’est pas arrêtée au feu rouge. Père indigne, incapable d’être un artiste faute de logiciel approprié, je marche derrière Marjorie. Elle traverse la place, téléphone en main. Elle compte les likes et les comms sur ses messages, elle se retourne et me sourit. C’est peut-être une belle journée. 

Ils sont deux. Juste-là, devant nous, sur le trottoir d’en face. Le premier est à vélo, l’autre à pied, en train de pousser un caddie. Celui à vélo est debout, en équilibre sur les pédales. Il regarde l’intérieur d’un container de tri sélectif. Le second attend. Il regarde mollement la rue tout en éventrant du bout du pied un sac-poubelle posé à même le sol, contre un lampadaire.

 — Tu vois, eux, ils sont parfaits, me dit-elle. 

Je la regarde, maussade. Je tourne à nouveau la tête dans leur direction. Ils semblent tout droit sortis d’une caricature : deux Roms en jogging qui fouillent une poubelle. Scène urbaine quotidienne. Quotidienne à Marseille, en tout cas. Sales, regard agressif, dents noires, ils ressemblent tellement à leur image qu’on pourrait croire que ce sont des acteurs. Sans la voir, je devine Marjorie brandissant son Galaxy et mitraillant la scène avec application. Le gamin sur le vélo s’en rend compte. Il nous jette un regard vide qui me rend nerveux. Marjorie brandit son téléphone de plus belle et passe en mode rafale, pour ne rien rater de l’instant froid. Le gamin à vélo nous fixe un moment, sans rien dire, puis il reprend la fouille du container. J’attrape Marjorie par l’épaule et je la pousse doucement pour donner l’impulsion du départ. Presque à regret, elle range son téléphone et avance le long du trottoir. 

— C’était vraiment parfait, reprend-elle. Totalement arty
— Mouais, j’vois pas trop en quoi c’est « arty », dis-je en me grattant la joue.
— J’vais te montrer, t’inquiète... 

Nous avançons le long de la rue. Marjorie marche vite, court presque. Le soleil d’automne donne en plein et fait oublier qu’il est sur le départ. La chaleur ricoche sur le bitume rapiécé et nous frappe en bonnes victimes collatérales. J’enlève mon manteau, le replie sur mon bras. J’essaie de me détendre. Nous descendons la rue du Rouet, qui sent bon la petite ville de province avec ses boucheries à l’ancienne et ses trottoirs étroits. Tout en passant devant les rideaux de fer et en évitant les crottes de chien, nous discutons de la suite du programme. Je me verrais bien siroter une bière à Borély, mais Marjorie veut aller au Centre Bourse, qui est à l’opposé. Un silence se glisse entre nous, mais il est de courte durée. Marjorie s’élance soudain, pour me faire plaisir sans doute. Elle a repéré « le bon coin », un bistrot qui fait un effectivement coin de rue. La vitrine du troquet me semble assez insurmontable, mais Marjorie ne me laisse pas le temps de réagir et entre directement à l’intérieur. 

Passé la porte, je me retrouve dans un rade assez incroyable, cumul lourdingue de nombreux propriétaires qui ont tous pris grand soin de laisser les choses en l’état.  C’est un bar d’habitués, d’employés de mairie qui viennent se jeter un calva en douce, et de turfistes qui font leur tiercé la clope au bec. La salle pue la misère et le vide, comme si seul le comptoir était utilisé. D’ailleurs, le barman nous regarde nous asseoir, un peu interdit. Lui aussi doit avoir oublié qu’il y avait une salle et qu’elle pouvait servir à boire un verre.  D’un geste prudent, je pose mon manteau sur la chaise d’à côté et je contemple la scène. Tables recouvertes d’une nappe en plastique, chaises qui m’évoquent l’école primaire, vieux billard défoncé : je suis sûr au bord du malaise, mais un regard vers Marjorie me confirme que de son côté elle est au paradis « arty ». Elle a déjà sorti son téléphone et recommence à mitrailler, sans la moindre discrétion, l’ensemble de la salle.

Convaincu — à raison — que le barman ne bougera pas, je me lève dans un bruit de raclement de chaise et je vais jusqu’au bar.  Le barman me contemple sans comprendre, sans me demander ce que je veux. J’ai l’impression que je me suis trompé d’endroit, que je m’apprête à demander une baguette de pain au responsable d’un salon de coiffure. J’essaie d’articuler : « une pression et un Coca, s’il vous plaît », mais cela ne fait qu’amplifier le malaise général. Le barman me regarde avec intensité et pendant une seconde je pense qu’il est en train de faire une attaque cérébrale, tant il parait inerte, planté devant moi. Au bout d’un instant qui me paraît interminable, quelque chose se déclenche au fond de son cerveau ou d’un réflexe pavlovien de barman, et il se met en branle. En reniflant, il fait couler une Stella et verse un Coca tiède dans un verre Duralex saturé de traces de calcaire. C’est plus que je n’osais en rêver. Lorsque je reviens à table, Marjo est en train de faire défiler sa pêche du jour sur l’écran de son téléphone. Des visages, des attitudes, des cicatrices sur le trottoir. Elle trouve un angle neutre au milieu de la table pour orienter l’écran dans ma direction et me faire participer au défilé de gris sur gris.

— C’est un peu tristoune, ta collection, non ? Ça fait Reporters sans frontières...
— Mais non, attends. Tiens, prends celle-là, par exemple. 

La photo représente les deux Roms de tout à l’heure, les mains dans les poubelles.

— Regarde ce que je vais en faire. Je prends une gorgée de bière, je laisse le liquide couler entre mes dents.  

Marjorie appuie sur son écran, lance Instagram, choisit un filtre, insère une zone de flou. Elle me tend son téléphone avec un sourire. Je repose mon verre.

La photo est belle. 

Ça me fait mal de l’admettre, mais la photo est belle. Un peu jaunie, avec un effet surexposé qui densifie les ombres... Oui, la photo est belle. 

Je lui rends le téléphone, replonge le nez dans la bière et médite un instant sur ce que je viens de voir... J’ai vu ces gamins devant moi tout à l’heure, et ils ne ressemblaient vraiment pas à ceux de l’image. Est-ce que c’est normal, est-ce que c’est sain ? Je ne sais pas ce que je dois en penser. La bière, elle, est étonnamment fraîche et savoureuse pour un décor aussi terne. En face de moi, Marjorie joue avec son téléphone, prend des clichés... Elle trifouille son écran, sourit, et me fait à nouveau glisser l’appareil.  

La nappe en plastique moisi et lardé de brûlures de clopes, le verre Duralex, ma bière... l’ensemble est soudain cohérent sur l’écran, comme échappé d’un polaroid nostalgique. Je regarde la table, puis l'image, et je suis confronté à deux choses totalement différentes. Je me concentre sur le téléphone un instant. Il y a de nombreuses images qui me viennent de cette réalité revisitée. Cela sent l’enfance, cela sent mes parents autour de la table à manger qui évoquent les diamants de Bokassa et le coup de gueule de Marchais. Je suis en Bretagne, à Quiberon, dans un camping balayé par les vents salés. C’est une sensation agréable, fugace, qui me vient en droite ligne d’une série d’association d’idées qui viennent d'ailleurs et de moi. Cela me met mal à l'aise,  je repose l’écran et je contemple la scène, la vraie, sans l’intervention de l’image retouchée : un verre dégueulasse, un coca insipide et un cadre à vomir. Sans le filtre, le réel est ce qu’il doit être : petit, compliqué, immédiat. 

Marjorie est en train d’envoyer ses oeuvres Instagram sur Facebook. Elle va mettre un titre énigmatique, très arty, et loucher sur son téléphone toutes les deux minutes pour guetter les commentaires, les likes, les signes rassurants de sa propre existence. Je balaie le bar du regard : dans la réalité sans filtre, la vieillesse du décor ne vient pas rattraper la laideur et le froid. Je ne suis pas équipé d’un programme qui me permet de voir la beauté là où elle n’est pas. Je ne suis pas un artiste d'aujourd'hui, moi. Je pousse un soupir, j’ai envie de dégager d’ici. 

Marjo est passée sur une autre application qui transforme les images en effet « bandes dessinées ». 

— T’as vu ? C’est comme dans le clip vintage de Take on me de A-Ha. Mais si tu dois connaître, c’est un vieux groupe suédois des années 80... 

J’ai vu. Mais pour moi, A-Ha n’est pas un vieux groupe suédois, mais des norvégiens vraiment cool qui m’ont fait rêver quand j’étais ado. Ce n’était pas vintage, c’était moderne. Et ça n’était pas « collector », c’était juste le quotidien. Je fais semblant de regarder son écran : je suis sûr que c’est très beau, comme dans le clip de Take on me ou comme dans ce qu’elle a envie que ce soit. Je me sens vieux, fatigué. Partout où je regarde, la laideur et la tristesse sont de mise, et je ne sais pas comment télécharger Instagram dans mes rétines. Il faut que je bouge, vraiment. Je demande à Marjorie de finir son coca et je donne l’exemple en laissant ma bière à moitié bue. Nous laissons quelques pièces sur la table, qui seraient sans doute sublimes en jaune sur jaune avec un filtre Lo-Fi ou Earlybird.

Nous passons la porte, Marjorie est excitée comme une puce et moi je sens le poids des ans qui vient me rouiller les os.  Je marche derrière elle, perturbé. Quel plug-in Photoshop rendrait ma détresse esthétique ? Quelle application viendra me faire croire que ma vie n’est pas un désastre ? Nous revenons dehors, le soleil est toujours aussi présent. Nous descendons le Rouet, en silence, nous longeons les immeubles en construction et les restaurants qui préparent leurs salles. Comme prévu, Marjorie a le nez sur son Samsung, ne relève la tête que de temps en temps pour regarder où elle va. Elle met parfois sa main en coupe au-dessus de l’écran, pestant à vois basse contre le soleil qui l’empêche de bien voir. Je médite là aussi un instant sur cette lumière trop intense qui ne permet plus de voir les choses. Il y a quelque chose à comprendre là dedans, mais le sens des mots m’échappe. Peu importe : nous arrivons alors Place Castellane.

C’est jour de marché, la foule grouille et se presse. Odeurs de poisson frais et de poulets rôtis se glissent entre les cris des commerçants. Le soleil inonde, recouvre, mais personne n’est dupe et les manteaux sont longs. Je regarde l’entrée de la rue de Rome, qui s’ouvre de l’autre côté de la place. Et j’imagine. 

Cela se passerait en un éclair, comme une fulgurance derrière moi. Il y aurait un cri qui m’arracherait à mes pensées. La voix de Marjorie, étranglée. Je me retournerais, paniqué. Marjorie au sol, Marjorie qui crie, qui désigne la direction opposée du bout du doigt. Un homme en blouson s’enfuit en courant. Ce ne serait pas le Rom de tout à l’heure, non, ça serait trop évident.  Juste une silhouette qui traverserait la foule. Et Marjorie qui dirait, entre surprise et colère :  « putain, putain, mon téléphone ». Je l’aiderais à se relever, je lui demanderais si elle va bien. Je lui dirais que l’important c’est qu’elle aille bien.Et comme elle ne répondrait pas, me reprochant sans oser le dire que je ne parte pas à la poursuite du voleur, je lui dirais : « Attends ma fille, imagine la scène, le mec qui te bouscule, qui t’arrache ton téléphone, ta chute... Imagine ça en stop motion noir et blanc en 30 images/secondes avec un filtre gloss... Imagine comme ça serait beau ! ». 

Marjorie ne rirait pas, mais ça n’a aucune importance car rien de tout cela n’arrive, bien heureusement. Nous fendons la foule, puis traversons le passage piéton, maugréant à demi contre une voiture qui ne s’est pas arrêtée au feu rouge. Père indigne, incapable d’être un artiste faute de logiciel approprié, je marche derrière Marjorie. Elle traverse la place, téléphone en main. Elle compte les likes et les comms sur ses messages, elle se retourne et me sourit. C’est peut-être une belle journée. 

  • Très bon. En tout cas j'aime toujours autant ta plume.

    Un détail, en tant que "roi des ordures", tri sélectif est un pléonasme (passé dans le langage certes)...on dirait plutôt "conteneur de tri" ou de collecte sélective...Bref, un détail.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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