Instant volé
Serge Boisse
Nue, elle entre sous la douche, ouvre le robinet, déclenchant sa pluie bienfaisante. Un rayon de soleil filtre par la fenêtre de la salle de bain et illumine les fines gouttes, qui deviennent comme des reflets mobiles, des prismes arc-en-ciel, jusque sur sa peau. Elle s'abandonne à l'onde caressante et chaude, ferme les yeux. Elle est bien. Elle est belle. L'eau glisse sur sa peau, et elle se glisse dans cette onde. Un souvenir lui revient, celui d'un orage qui l'avait surprise, elle et son petit frère, un soir d'été, à la campagne, quand ils étaient encore des enfants. Des éclairs déchiraient le ciel, puis la pluie s'était mise à tomber, de plus en plus intense. Au lieu de courir jusqu'à la maison, toute proche, les deux enfants s'étaient arrêtés, émerveillés par cette fureur soudaine des éléments. Les éclairs, de plus en plus fréquents, semblaient découper le temps, rendre saccadés tous les mouvements, à la manière d'un stroboscope. Serrant la main de son frère, elle avait levé la tête, offrant son visage à la pluie verticale, qui tombait sur elle en mouvements intermittents, comme immobilisée à chaque éclair, puis reprenant sa course dans l'obscurité qui suivait. Soudain, un éclair plus intense, comme un flash d'une blancheur éclatante, l'avait éblouie, suivi presque immédiatement du craquement terrifiant du tonnerre. La main de son frère, surpris, s'était crispée dans la sienne. Puis, plus rien. Plus aucun mouvement.
Ouvrant les yeux, il lui avait semblé que le temps s'était arrêté. Les gouttes de pluie semblaient suspendues dans les airs. Non, elles tombaient quand même, mais au ralenti. Son frère était devenu une statue de marbre, son jeune et beau visage encore figé par l'étonnement et la peur de l'éclair tout proche. Elle seule pouvait encore bouger, mais avec difficulté, comme si l'air était devenu soudain lourd et dense comme de l'huile. Puis un nouvel éclair les avait illuminés, et le temps avait repris son cours normal. « Il faut qu'on rentre », avait dit son frère. « Ça me fait peur ». Elle avait serré la petite main, pour le rassurer, et ils avaient courus, trempés, jusqu'à la maison.
Souriante, heureuse, elle lève la tête, ouvre les yeux, regarde les gouttelettes arc-en-ciel qui pleuvent sur elle dans la lumière du soleil. C'est si beau, qu'elle voudrait les ralentir, les figer comme dans cet orage de son enfance. « Stop ! » Pense-t-elle. Et voici qu'une nouvelle fois, le temps s'arrête. La pluie miroitante qui, l'instant d'avant, dégoulinait encore sur son visage, ses épaules et ses seins, est devenu un entrelacs de minuscules billes chamarrées, suspendues dans l'air immobile, animées seulement d'une légère vibration, et, oui, d'un très lent mouvement descendant.
Elle n'est pas étonnée, seulement ravie de cet instant magique, hors de ce monde. Souriante, elle étend ses bras, elle tourne lentement sur elle-même, elle danse, et ses mains sont comme des ciseaux qui découperaient cette fine pluie figée, qui résiste à ses mouvements, mais se laisse délicatement repousser. Elle sculpte la pluie, elle y trace des sillons de vide, des formes en creux, en négatif. Rassemblant ses deux mains en une coupe, elle cueille un paquet de gouttelettes, elle les rassemble, les pétrit, en une forme ovale, une goutte géante qui reste suspendue en l'air, comme en apesanteur, elle y glisse son index, l'eau semble repousser son doigt mais elle insiste, elle y trace deux petits trous, pour les yeux, une bouche en dessous. Elle sourit devant ce visage liquide qu'elle vient de sculpter, elle le regarde redescendre doucement vers le sol, comme un ballon, éclater au ralenti en une myriade de fragments liquides. Puis le ravissement fait place à l'étonnement : « C'est trop bizarre. Je rêve, ou quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? » Elle se pince, et elle a mal. L'étonnement devient de l'inquiétude. « Qu'est-ce qui m'arrive ? Pourquoi le temps s'est-il arrêté ? » Soudain, elle se sent enfermée, prise au piège dans ce brouillard immobile. Elle sort de la douche, repoussant les gouttes suspendues qui semblent lui barrer le passage, surprise de la résistance qu'elles lui offrent.
Tout, autour d'elle, dans la grande salle de bain, est également immobile, figé. Le rideau devant la fenêtre ouverte, qui un instant auparavant ondulait sous l'effet du vent matinal, est resté à moitié soulevé, comme surpris dans cette position par un photographe facétieux. Quelques poussières, prise dans le rai de lumière, flottent en l'air, quasi immobiles elles aussi. Du reste, elle ne sent pas le vent. Seulement la moiteur de l'air, devenu dense et lourd. Il n'y a aucun bruit. « Les sons sont ralentis eux aussi », pense une petite voix dans sa tête. « Ils sont devenus trop graves pour que je les entende ». Elle secoue la tête, et cela fait jaillir quelques gouttes de ses cheveux, qui retombent au ralenti. « Voilà que je cherche des explications à ce qui m'arrive. Mais non, je rêve, voilà tout ». A nouveau, elle se pince. « Aïe ! Ça fait mal ! Mais ça ne prouve rien. Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas avoir mal dans un rêve ? C'est idiot, ce truc de se pincer. » L'inquiétude disparaît, fait place à la curiosité. « Bon, eh bien, puisque je rêve, voyons où ça nous mène. Est-ce que le monde entier est ralenti comme ça ? ».
Elle a du mal à ouvrir la porte de la salle de bain, qui lui semble lourde comme du plomb. Elle tire de toutes ses forces. Enfin, lentement, la porte daigne s'entrebâiller. Mais quand elle lâche la poignée, elle continue à s'ouvrir sur son élan. Est-ce que les choses sont plus lourdes, dans ce rêve au ralenti ? Elle veut en avoir le cœur net. Pivotant sur elle-même, elle avise un verre qui traîne sur la tablette du lavabo. Elle le prend, il ne semble pas plus lourd qu'à l'ordinaire. Mais pourtant, d'une certaine manière, il résiste lorsqu'elle cherche à le secouer. « Inertie », pense-t-elle. « Les choses ne pèsent pas plus lourd, mais elles résistent quand on veut les bouger ». Elle lâche le verre, qui tombe avec une lenteur désespérante, comme dans un film au ralenti. Mais en heurtant le sol, il se fracture et éclate doucement dans une explosion silencieuse, projetant lentement des fragments brillants dans toutes les directions. « Aie ! » crie-t-elle, car l'un des éclats est venu se ficher dans sa cheville, faisant couler son sang. « Ça fait mal ! ». Elle retire l'éclat, le jette au loin, il décrit une lente trajectoire parabolique en tournoyant mollement sur lui-même, touche le sol, rebondit, glisse interminablement, avant de s'immobiliser enfin. Ouf, ce n'était pas grave. A peine quelques gouttes de sang. Elle réfléchit : « Tous les objets réagissent comme d'habitude, dans leur temps à eux, c'est juste moi qui voit les choses se dérouler plus lentement, comme si mes sensations, mon cerveau même, avaient soudain accéléré d'au moins… dix fois ? cent fois ? »
Elle sourit, car elle a toujours été curieuse de tout, elle aime tout comprendre, son père le lui avait souvent dit, qui l'appelait « ma petite fouineuse », ou « ma petite savante ». C'était avant qu'il ne les quitte pour Singapour, pour son travail, il y avait quatre ans, et d'où il ne revenait qu'une fois tous les six mois. Bien sûr, il y avait skype, viber, wechat, snapchat, et facebook, mais ce n'était pas la même chose… Pas du tout. « Il me manque », pense-t-elle. « Mais je crois que je lui manque aussi ». Quant à maman, elle n'était qu'une vieille photo sur le buffet du salon. Père avait confié la garde des enfants à l'oncle Henri, mais l'oncle ne passait les voir que deux ou trois fois par semaine, quand il n'oubliait pas, et le reste du temps, ils étaient seuls, dans cette trop grande maison silencieuse. Soudain, elle pense à son frère. Est-il lui aussi ralenti, figé comme du marbre, ou bien lui aussi vit-il dans ce rêve, en se demandant ce qui se passe ?
Elle sort de la salle de bain, avance dans le couloir. Une mouche lui barre le passage, immobile, suspendue elle aussi. Pourtant, ses ailes battent lentement. Une fois par seconde peut-être. A quelle fréquence battent normalement les ailes d'une mouche ? Elle l'avait lu dans un livre. Elle adore la lecture, ce plaisir secret des vies solitaires. « Cent fois », pense-t-elle, ravie d'avoir une réponse à sa question silencieuse. Ainsi, dans ce rêve, le temps était ralenti cent fois. A moins que ce ne soit pas un rêve ? Elle prend la mouche entre son pouce et son index, délicatement, et la pousse sur le côté. La porte de la chambre de son frère est là, devant elle. Elle pousse sur le battant, qui lui aussi résiste comme si c'était une porte de coffre-fort, mais se laisse finalement convaincre. Elle entre.
Son frère est assis sur le lit, une manette de jeu dans les mains, le regard fixé sur le grand écran de son ordinateur, rivé sur l'image figée d'un jeu vidéo. Ainsi, lui aussi est immobile, figé, statufié. Fascinée, elle s'approche, tend la main vers son épaule, pousse un peu : il ne bouge pas d'un iota, comme s'il était réellement devenu une statue de marbre peint. Elle veut passer une main dans ses cheveux, la retire précipitamment. « Aïe ! ». Les cheveux de son frère sont des fines aiguilles d'une raideur incroyable, des épines de porc-épic. L'une d'elle a failli transpercer son doigt, y faisant perler une petite goutte de sang, qui tombe sur la chevelure blonde. Décidément, ce rêve, si c'est un rêve, peut être dangereux. Elle doit faire attention. Mais sa curiosité est la plus forte. Elle contourne le lit, s'intercale entre lui et l'écran posé sur la commode, elle s'agenouille, et plante son regard dans les yeux de son frère. Ce regard fixe… On dirait celui d'un aveugle. De ses deux mains, elle caresse les joues de son frère, sa peau est glacée, si froide que cela la brûle presque. Elle se penche en avant, dépose un baiser sur le front congelé : « Je t'aime, petit frère. J'espère que tu vas te réveiller. » Elle secoue la tête : « Mais non ! C'est moi qui doit me réveiller ! Mais avant… »
Une idée vient de la traverser : et si elle sortait de la maison, pour voir à quoi ressemble le monde extérieur ? Un monde quoi doit être lui aussi figé, gelé, elle n'en doute plus maintenant. Avant même que la petite voix dans sa tête n'aie le temps de lui dire « Eh, non, c'est ridicule, cherche plutôt comment faire repartir le temps à sa vitesse normale, tu ne sais bien que tu ne pourrais pas vivre éternellement comme ça », elle se retrouve dehors. Petite curieuse de tout, petite fouineuse ! Elle sourit.
C'est jour de marché. La rue est pleine de monde. Pourtant, pas un bruit. Pas un mouvement. En riant, elle court entre les étals, slalome entre les passants statufiés, prenant garde à ne pas les heurter. L'air est dense, et elle doit faire des mouvements de brasse pour courir. Loin de la contrarier, pourtant, cela la ravit. S'aidant de cette surprenante densité aérienne, elle esquisse quelques pas de danse, des entrechats, tournoyant sur elle-même. La danse, pourtant, elle n'en n'a jamais voulu. Au collège, puis au lycée, ses professeurs lui avaient plusieurs fois suggéré d'en faire, de s'inscrire à des cours. Il est vrai qu'elle était fine, belle et gracieuse, mais quelque part elle savait que ce n'était pas pour elle. Soudain, elle se souvient qu'elle est nue. Mais au lieu de l'inquiéter, cette idée la fait rire de plus belle. « S'ils savaient qu'une belle jeune fille nue est en train de gambader, de danser devant eux ! » Elle est irréelle, transparente, invisible. Elle danse ! Le monde est à elle. Elle se plante devant un jeune homme, assez joli, ma foi, elle s'approche, elle l'enserre entre ses bras, frotte ses petits seins pointus contre sa chemise, elle l'embrasse sur la bouche. L'étoffe est rêche, lui aussi est glacé, mais elle n'en a cure. Elle se sent ivre, pourtant elle n'a rien bu. Est-ce dû à la densité de cet air estival, onirique, qu'elle respire à grande goulées ?
Délaissant la statue du jeune homme, elle avise une pomme sur un étal, elle l'attrape, manque de la laisser choir, elle n'est pas encore habituée à cette inertie formidable qu'ont acquis tous les objets du quotidien, elle parvient enfin à la porter à sa bouche, croque dedans. Au début, elle se fait mal. La pomme lui semble dure comme du métal. Puis, elle se ramollit, se réchauffe, à mesure que ses dents y mordent. « Ainsi, tout ce qui entre dans mon corps sort de la stase et redevient normal », pense-t-elle. « Enfin, normal pour moi, pour mon temps à moi, hors du temps, justement ».
Elle secoue la tête. Quelque chose ne va pas. Elle met un moment à comprendre. C'est le silence qui a changé. Le silence a fait place à un sourd grondement, profond, très grave, mais qui monte lentement vers les aigus, comme un moteur électrique qui démarre. Levant la tête, elle voit le vendeur de pommes tourner très doucement sa tête vers elle, ses yeux s'écarquiller lentement. Le son grave s'amplifie, devient celui d'une foule de conversations lentes, qui seraient dues uniquement à des voix graves et profondes, mais qui deviennent progressivement de plus en plus aiguës, de plus en plus normales. D'un seul coup, elle ressent une décharge d'adrénaline, et elle se met à courir. Le rêve est en train de s'effilocher, elle est nue, au milieu de ce marché, les gens vont commencer à percevoir sa présence, à la voir, elle doit fuir, au plus vite !
Elle court, court, dans l'air de plus en plus léger, elle voit les regards qui commencent à se tourner vers elle, les yeux qui s'agrandissent d'étonnement, d'un bond elle franchit le proche de la maison, claque la porte, grimpe quatre à quatre l'escalier, se rue dans sa chambre, se jette sur son lit, dans son lit, sous la couette, comme pour s'y cacher, s'y blottir. Qu'a-t-elle fait ? Son cœur bat la chamade. Elle respire, respire, se calme progressivement. Derrière la fenêtre, elle entend les bruits du marché, les vendeurs, les chalands. Des bruits normaux, ordinaires. Pas de cris, pas d'exclamations étonnées, ou outrées. Non, Personne de l'a suivie. Les gens, ceux qui ont commencé à l'apercevoir, nue, courant à ce qui était pour eux une vitesse folle, ont cru à une hallucination. Peut-être. Sans doute. Certainement. Calmée, elle respire de plus en plus lentement, jusqu'à presque s'engourdir…
Finalement, elle ouvre les yeux, elle se souvient. A-t-elle rêvé tout cela ? Elle repousse la couette, s'assied au bord du lit. Elle a le vertige. Mais elle doit en avoir le cœur net. Tremblante, elle se lève, s'avance à petits pas vers la salle de bain. Sur le seuil, elle s'arrête, interdite. Le sol est jonché d'éclats de verre.
(A suivre)
· Il y a plus de 6 ans ·Mario Pippo