Interrogations futiles

Dominique Capo

Vendredi 14 Aout 2015 et conséquences...

Hier soir - vendredi 14 Août donc -, j'ai regardé sur France 3 la rediffusion d'un documentaire évoquant les années quatre-vingt. C'était, pour moi, une époque d'insouciance et d'espoir. Malgré les épreuves personnelles que j'ai traversées au cours de cette période, et que j'ai déjà évoquées partiellement dans beaucoup de chapitres de mes "Mémoires", je pensais que tout était encore possible. Dieu sait que j'ai souffert tout le long de cette décennie, et ces douleurs ont pris des formes inattendues, sauvages, traumatisantes ; qui, pour quelques unes, restent aujourd'hui toujours profondément ancrées en moi. Mais, avec les années, je me suis aperçu que le fait de "ne pas être comme les autres", le handicap dont je suis pourvu, et surtout, les "à-coté" émotionnels, psychologiques, intenses, que celui-ci implique sont une gène pour la grande majorité des personnes "physiques" qui me sont chères et qui m'entourent.

En effet, comme beaucoup d'entre vous le savent certainement s'ils lisent régulièrement les longs - trop longs d'après ce que jugent quelques uns - textes que je publie ici, je suis quelqu'un d'écorché vif, d'intérieurement torturé en permanence. Je n'ai jamais trouvé de repos, je n'ai aucun répit face aux difficultés de l'existence qui s'imposent quotidiennement à moi. Malgré tout, je crois - j'espère - avoir toujours fait du mieux que je le pouvais. Cela n'a jamais été parfait. Je suis souvent maladroit, malhabile. Je ne m'y prends pas forcément de la meilleure manière. Mais j'y ai toujours mis la meilleure volonté du monde. J'y ai mis tout mon cœur, toute mon énergie, tout le meilleur de ce que je suis.

Hélas, cela n'a jamais été suffisant, et les épreuves auxquelles j'ai été confrontées au fil des années et des décennies m'ont de plus en plus fragilisées. Elles m'ont malmenées, elles m'ont conduites parfois aux portes de la mort ou de la folie. Et souvent, en solitaire, sans que mes proches, mes parents, ceux auxquels je tiens, ne s'en rendent comptent ou s'en soucient. Pire encore,les rares fois où ils y ont été confrontés d'une manière, ils m'ont jugé, condamné. Ils m'ont regardé comme un "enfant piquant sa crise, indocile" qu'il fallait secouer afin de le ramener à des réalités plus concrètes et moins concentrées sur ma propre personne.

Aujourd'hui, après les événements qui se sont déroulés hier, j'ai réalisé que ma propre famille n'acceptait pas la personne que je suis, dans sa complexité et sa fragilité, avec ses émotions et sa sensibilité exacerbées. Le handicap, la maladie, sont davantage source de tensions, de peurs, de tortures intérieures, de blessures qui ne sont pas capables d'être cicatrisées ou que l'on ne peux surmonter. On a beau faire tous les efforts possibles imaginables, envisager toutes les solutions qui s'offrent à nous, même si notre raison nous dicte des moyens d'affronter ses pires cauchemars au sein de notre réalité, nos émotions nous paralysent. Elles nous figent, nous font plier sous le poids de l'accumulation des terreurs et des cicatrices que nous portons. Et il n'y a rien à faire pour modifier cela, elles nous emprisonnent mentalement et physiquement.

J'ai toujours cru que la famille était l'ultime refuge, les ultimes personnes, sur lesquelles on pouvait s'appuyer lorsqu'on était malheureux, lorsque tout allait mal. J'ai toujours cru qu'elles étaient présentes pour nous écouter, pour nous consoler, pour nous choyer, pour nous couvrir de leurs bras et nous apporter leur réconfort. Sans brusquerie, sans jugement, sans nous imposer leur propre vision de ce que devrait être notre comportement, nos décisions, notre attitude.Mais non, ce n'est pas le cas. Au contraire, en ce qui concerne ma famille, celle-ci ne me laisse pas de répit. Même lorsque je suis au bord du gouffre, épuisé, défait, anéanti par les affres de l'existence qui sont les miennes, elle me bouscule, elle me malmène, elle aggrave les souffrances qui me tenaillent en me jugeant, en me condamnant, en voyant en moi un gamin turbulent "qui fait sa crise" et qui "emmerde tout le monde avec ses états d'âme". Je me retrouve être une gène, qui vient perturber les uns et les autres parce que je ne réagit pas de la même façon qu'eux, parce qui existe émotionnellement et intérieurement en moi a besoin de s'exprimer, de sa faire entendre. Ce qui, évidemment, est source de bouleversements à chaque fois parce que "tout le monde en profite".

Même le fait de rédiger mes "états d'âme" comme je le fais là, est jugé par ma famille comme inapproprié. "Tout le monde n'a pas à savoir les aléas de notre parentèle", me rétorque ma mère. "Ce sont des choses qui doivent rester entre nous. Tu n'a pas à les étaler sur Facebook ou ailleurs, parce que ces gens ne te connaissent pas." Quand je pense qu'il y a ici des gens qui en savent plus long sur moi, sur mon parcours, sur mes souffrances, sur qui je suis réellement, que les personnes de mon entourage. Quand je pense qu'il y a des personnes qui s'intéressent à moi, qui m'acceptent avec mes qualités et mes défauts, avec mes forces et mes faiblesses, avec mes blessures et mes cicatrices, qui m'admirent pour mon intelligence, ma sensibilité, mes connaissances, mes écrits, ma culture livresque. Toutes ces choses que ma famille n'a jamais pris, ne prends pas, et ne prendra jamais en considération.

Car, je n'ai personne, dans ma famille, vers qui me tourner en ce genre de circonstances. Jadis, jusqu'en 1998 et la mort brutale de mon petit frère Aymeric, celui-ci était le seul qui m'acceptais tel que j'étais ; déjà torturé, épuisé, blessé physiquement, psychologiquement, moralement. Mais, depuis le décès de celui qui prenait ma défense, qui m'écoutait, qui me consolait, qui partageait ce que j'avais de plus précieux en moi, qui m'admirait pour les mêmes raisons que ceux et celles que je côtoie ici m'admirent et m'apprécient, je suis seul. D'autant plus que je ne me sens pas à ma place lors de nos réunions familiales. J'ai l'impression d'être posé là, comme un paquet décoratif dont la seule fonction est d'écouter les sujets que les autres membres présents choisissent de partager.

Toujours les mêmes, que j'ai déjà entendu des centaines de fois depuis que je suis enfant. Présidés par ma mère et ma grand-mère qui, ayant le privilège de l'age, croient que le respect que je leur doit est rattaché à ma soumission à ce qu'elles estiment être intéressant ou pas. Or, ce que j'ai à dire ne l'est pas à leurs yeux. Combien de fois ai-je tenté de faire entendre ce que je pensais de tel ou tel thème, et où l'on m'a "remis" à ma place plus ou moins vertement parce que mon opinion n'allait pas dans leur sens, parce qu'il les heurtait. Parce que j'osais remettre en cause leur vision sur le monde ayant évolué par rapport à leurs idées sur celui-ci datent de trente, quarante ou cinquante ans en arrière. Parce que fières de leurs privilèges de l'age, de leur autorité, il était choquant que j'ose me démarquer, que j'ose dire tout haut mon ressenti, mes avis. Ainsi, ma sœur - cadette de dix-huit mois -, ne comprend pas pourquoi je ne vais pas lui rendre visite chez elle, ou pourquoi je lui dis uniquement bonjour lorsque je la croise, sans lier conversation. Elle n'a jamais réalisé que la raison est la même que celle que je viens de relater dans les lignes précédentes. Si c'est pour être relégué dans un coin comme un paquet, juste destiné à écouter les participants se gargariser de leur vie quotidienne, de leurs activités tellement plus valorisantes ou passionnantes que ce à quoi je me consacre, pourquoi faire un effort. Il est vrai que leurs activités "sportives" ou "manuelles" sont tellement plus prestigieuses, plutôt que de poser des questions sur les textes que j'écris, sur les livres que je lis, sur les émissions culturelles, les documentaires, que j'ai vu. Si je m'exprimais à leur propos, je me mettrais en avant. Je pourrais dévoiler les multiples aspects de ma culture littéraire, de mes connaissances, être valorisé à leurs dépends. Or, se sentir valorisé est un privilège que les membres de ma famille désirent garder pour eux seuls. Surtout si l'objet de la conversation qui met mettrait en valeur n'est pas de leur ressort.

J'ai essayé, une fois ou deux, devant des gens qui étaient réceptifs à mes propres valeurs, à mes propres centres d'intérêts, de discuter avec eux de ce qui pouvait nous rapprocher. Systématiquement, ma grand-mère, ma mère, ou ma sœur, après deux ou trois minutes où j'ai commencé à échangé, on ramené la conversation à elles. Pire encore, comme ma grand-mère n'en n'était pas le centre, plutôt que d'écouter son petit-fils s'exprimer pour une fois, elle se levait et allait faire autre chose en attendant que j'en ai fini avec mes discussions. Cette façon de faire est la norme depuis que je suis jeune. Aujourd'hui, on me reproche de ne pas participer à leurs conversations, alors que le contexte est celui-ci. Alors, évidemment, je préfère mille fois rester derrière mon ordinateur, à écrire, ou à discuter sur Facebook, avec des personnes qui me prêtent attention, qui ne me jugent pas pour mes difficultés ou mes incapacités, mais qui mettent en avant ma richesse intellectuelle, qui sont attentifs, qui sont à mon écoute, avec lesquels je peux m'exprimer librement, avec lesquels je peux m'épanouir pleinement.

De plus, je les "fatigue" ; ils en ont assez de mes "pleurnicheries", jusqu'à penser qu'ils serait mieux pour chacun que je ne vienne plus les voir. Donc, en d'autres termes, à être chassé de ma famille parce que ce que je vis, ce que je ressens, ce que j'éprouve au fond de mon cœur et de mon âme ne correspond pas aux critères en vigueur. D'un autre coté, on m'invoque le prétexte suprême qui est le privilège de l'age : "Vois-tu, Dominique, me dit ma mère, j'ai 70 ans, ta grand-mère a 70 ans. On est fatigué, on a besoin de calme et de tranquillité. Tes problèmes ne concernent que toi ; tu n'as pas à les étaler devant nous parce que nous ne pouvons pas les résoudre à ta place. Vas plutôt voir un spécialiste, fais le nécessaire par toi même pour t'en sortir. Et laisse nous profiter de ta compagnie sans que celle-ci nous apporte de désagréments.".

Il y aurait tant à dire encore. Peut-être y reviendrais-je dans mes textes ultérieurs. Je ne le sais pas encore. Si ma mère lisais tout ce que je viens de relater dans ce bref récit, elle serait outrée. Une fois encore, elle me prendrait de haut, et me jugerait, me condamnerais. Et les blessures que je viens de décrire se rouvriraient, comme cela a été le cas hier. Déjà qu'elle m'a menacé de ne plus me permettre de venir la voir chez elle à l'avenir. J'ai l'impression d'être chassé, d'être jeté à la rue. Alors que quelques jours auparavant, je lui ai posé la question : "Ne m'abandonne pas, j'ai besoin de toi.". Et, cinq ou six jours plus tard, parce que je suis "différent" dans ma manière de penser, parce que je suis d'une extrême sensibilité et que je prends tout ce que je vis à cœur, quitte à ce que mon état de santé physique ou psychologique soit altéré, ma mère est prête à me tourner le dos.

Je suis peut-être naïf ou crédule, mais j'ai toujours pensé que la famille était présente pour l'un de ses membres quoiqu'il arrive, quelles que soient les difficultés, la maladie, les problèmes sentimentaux, financiers, dans son travail. Quoiqu'il arrive, sans juger, prenant celui qui est fragile, blessé, tel qu'il est afin de l'écouter, de le consoler, de le sécuriser par des mots, des gestes, qui le rassurent. Et ce, quelle que soit la forme que prenne sa souffrance. Même lorsqu'il hurle sa douleur, qu'il n'a pas d'autre choix que de la sortir avec virulence parce qu'il est en train de sombrer. Mais non, en ce qui me concerne, celle-ci se détourne alors de moi, me jugeant comme un gamin immature, me grondant, me condamnant, me regardant avec de gros yeux ; détournant les motifs de ma souffrance afin de parler des problèmes, des ennuis, que je leur cause, de la fatigue et de l'embarras que je leur procure. Et une fois de plus, encore une fois, comme d'habitude, je me retrouve seul. Juste avec mon ordinateur et mes mots - mes maux - à coucher sur le papier, faute de pouvoir les partager ailleurs qu'ici.

Dieu sait pourtant que j'aime ma famille au-delà de tout ce que mes mots peuvent exprimer. Je serai prêt a faire l'impossible pour la voir heureuse. Comme je l'ai dis dans plusieurs textes précédents - notamment lorsque j'ai évoqué les années 1987 - 1988 ou l'année 2004, je me suis engagé totalement, sans retenue, sans réfléchir, sans dire "Tu m'ennuie avec tes problèmes, tu me gènes, tu me fatigues", aux cotés de ma mère lorsqu'elle a eu besoin de moi. Parfois, pour des raisons diverses et variées, j'ai même été le seul a être présent à ses cotés. Jamais je ne l'ai jugée ou condamnée. Et je ne le ferais jamais. Car en tant que fils, il est normal que je sois là quoiqu'il arrive, même dans les pires des pires situations. Même lorsque j'étais plus bas que terre, malgré la maladie, la faiblesse, le handicap, la mort. La réciproque n'est pas vraie. Apparemment, pour ma famille, au contraire de moi, il y a un seuil à ne pas dépasser. Et ce seuil est de plus en plus facilement et rapidement atteint au fil des années. Parce que je les "fatigue" et qu'il faut se débarrasser de cet embarras, de cette gène, de cet échec, que je représente. Quitte à me chasser du cercle familial, et que je me retrouve seul, comme toujours. Irrémédiablement seul...

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