Into the wild

Collectif D'auteurs Atelier Les Cris De L'écrit

Grand Nord canadien. Réminiscences et sentiments en milieu hostile. L’angoisse, puis la joie. Souvenirs d'un film inoubliable.

Atelier du 8 novembre / Jean Paul

 

J'ai essayé de prendre un chemin de retour pour revenir à Chattanooga. C'était au début du printemps. Les rivières avaient débordé. Il n'était plus possible de traverser nulle part. J'ai tenté de trouver un  gué plus en amont, mais au bout d'une journée de marche forcée j'ai dû faire demi-tour, après avoir glissé sur des roches, et risqué d'être emporté par le courant. J'étais pris au piège. Une immense tranquillité glacée enveloppait le grondement des eaux qui reprenaient leur cours. Le soir tombait dans des nuances bleutées, et des bouffées de vent gelé tourbillonnaient nerveusement entre les bouleaux encore couverts de neige lorsque je suis revenu à l'autobus abandonné que mon prédécesseur inconnu avait aménagé. Une pluie glaciale s'était mise à tomber. Je m'étais affalé au coin de la paillasse, à bout de force. Les dix minutes qui ont suivi auraient aussi bien pu durer dix secondes que dix ans. Une oie aurait pu tomber raide morte en plein vol sur le toit, un ours aurait pu arracher la porte, les mélèzes de la colline être brisé par le vent, je ne me serais aperçu de rien. Je crois que j'ai perdu connaissance.

Lorsque j'ai ouvert à nouveau les yeux, il faisait à peine jour.  Je ressentais une douleur lancinante à l'estomac. J'ai refait encore une fois l'inventaire. Il ne me  restait plus qu'un demi-sac de farine suspendu au plafond, quelques cartouches, un briquet, un stock de bois sec. J'avais noué une ficelle pour empêcher mon pantalon de me tomber sur les chevilles. Je frissonnais dans mes vêtements humides. J'ai allumé un feu avec des brindilles dans le poêle qui fermait mal. La fumée envahissait peu à peu l'habitacle. Une odeur âcre, charbonneuse, se dégageait des racines de bruyère. Une odeur très singulière qui me rappelait notre maison au milieu de la lande, la tourbe, le tapis mauve et bleu des canules rases.  Je commençais à avoir de la fièvre. J'ai pensé à des journées d'automne avec mon frère, au coin de la cheminée du grand salon. À ces jours pas si lointains avant cette fugue absurde. J'avais voulu faire à mon idée, et me voilà coincé là où j'étais venu chercher la liberté ultime. Je ne suis pas bien sûr de savoir où je me trouve exactement.  Je suis terriblement fatigué.

Pendant quelques temps j'ai arrêté de tenir mon journal. Le carnet et le crayon me tombaient des mains. Les convalescents ont besoin de repos.

J'avais vécu ces derniers temps en ne me sustentant plus que d'une angoisse insurmontable. Elle ne me laisse pas de sommeil. Un infernal stimulant. Il faut que je m'en sorte. J'ai tenté une nouvelle issue. Le soleil blanc fait de grandes ombres à l'horizon qui éteignent les dernières étoiles du lever du jour. Sa lumière brille au travers d'un voile fumeux. On aperçoit la croûte des montagnes. Les bois se réveillent en goutte à goutte. La neige en flaque libère quelque chose qui ressemble à de la décomposition, à une corruption. Le moindre nuage me paraît de mauvaise augure. De simples nuages, après tout, même plus porteur de neige. Mais je suis dans l'incapacité d'empêcher mon imagination inquiète de m'apporter des images du pire.

Je suis descendu le long du sentier près du lac. Des brumes matinales fermentent encore au ras du sol. J'ai récolté plusieurs poignées de baies noires et juteuses pleines de pépins à cracher. J'ai les doigts empoissés de sucre. Je me suis arrêté pour écouter le silence. Des vertèbres de glace craquent encore au loin, vers la cascade. J'imagine que pour partir, j'apprendrai à voler. Je me suis penché. J'ai senti l'odeur de la terre au milieu des rochers. Les buissons de sauge n'ont pas changé de place. J'ai relevé les pièges. J'ai pris un jeune renard. Il devait être tout juste ressorti de son trou. Je l'ai observé longuement. Je l'ai jeté sur mon épaule et je me suis mis en route. Ce doit être une femelle. Son odeur est affectueuse. Elle a dû uriner avant de mourir, mais ça s'est évaporé. Une bonne journée commence. Avec le dégel, je me suis remis à chanter, et à parler tout seul. Le printemps vient avec de nouvelles questions. L'herbe sous mes pieds est douce, et le thym sauvage domine tout le reste. Les oiseaux reviennent retrouver la boue fraîche pour y tremper leurs pattes. Ma jambe ne me fait presque plus souffrir.

  • "Rentré au lac, j’attrape mon premier poisson à cinq heures le soir, un deuxième trois minutes plus tard et un troisième une heure et demie après. Trois ombres vif-argent électrisés par la colère, luisent sur la glace. La peau est traversée d’impulsions électriques. Je les tue et regarde la plaine en murmurant ces mots de gratitude que les Sibériens adressaient autrefois à la bête qu’ils détruisaient ou au monde qu’ils contribuaient à vider. Dans la société moderne, la taxe carbone remplace ce merci-pardon."
    Sylvain Tesson "Dans les forêts de Sibérie"

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Calame 2 ret

    Calame Scribe

  • merci pour la renarde. dans l'écriture, c'est cette dimension qui est la plus étonnante. ce que l'on écrit est "vrai." Une famille égarée par les sermons des hérétiques passa toute une nuit dans un arbre. La mère serrait l'enfant emmailloté dans un pan de sa capeline poussiéreuse...on y croit, et cette famille disparaîtra comme elle est apparue.. Un image mentale.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Img 20160515 114430

    Collectif D'auteurs Atelier Les Cris De L'écrit

  • J'ai aimé lire cette nouvelle d'une beauté glaciale. Une belle aventure attachante dans ce Canada, hostile pour lui. Très belle écriture.
    J'ai juste souffert et frémis pour cette femelle renard mais il faut bien survivre...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

Signaler ce texte