Inversion d'usages
Pierre Carmody
Comment passer un entretien correct lorsque votre interlocuteur, phénomène loghorréique, vieux-beau dérangé à son apogée, vous empêche d’en placer une ? Lorsque vous avez été obligé de remplir un indigeste dossier de quatre pages reprenant point par point votre CV, pour la simple raison que votre contact a dû se torcher avec plutôt que de le lire ?
Quand, comprenant enfin l’évidence (mes expériences professionnelles), mes aspirations (un job alimentaire me permettant de continuer à écrire) et mes prétentions (parce que, quand même, j’évite de me prostituer gratuitement), quand ceci fut compris, disais-je avant de réaliser la longueur de cette phrase, l’homme au regard plus fuyant qu’un zébu paranoïaque fit mine de se lever pour achever l’entretien.
Outrage ! Tonnerre ! Celui-là finira le rendez-vous à terre.
Je reste assis, alors qu’il achève une diatribe délirante sur la création et la recherche publicitaires. Il s’arrête. J’attaque.
Les conditions. Le chiffre d’affaires. Les horaires. Les implications réelles du poste. Sa position dans l’entreprise. Son nom, parce que j’aime bien savoir à qui je parle. Pourquoi devrais-je rentrer dans le moule qu’il me présente ? Pourquoi vendre mon énergie pour un poste si bâtard et gluant ? Pourquoi cette considération (fort erronée au demeurant) qu’ils sont les meilleurs ? Pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Et surtout, surtout, pourquoi refuser d’engager des chasseurs de tête quand on est si nul en recrutement ?
Les passes d’armes étaient sèches, efficaces. La dernière fit mouche.
Étant juge et partie, il gagne sur la longueur. Peu m’importe, le défi que je m’étais lancé était au premier sang. Et quelques jours après, je sens que le sien s’écoule encore.