IRIS, extrait du 2ème chapitre
Olivier Roisneau
Cétoine Funesta regarde par la fenêtre de son bureau. Il regarde l'étendue de Viridi, sa ville. Sa ville ? Il a beau être le président du pays, il n'est qu'un pantin, comme tous les autres. Le téléphone retentit. L'homme pousse un soupir. Il vient de franchir le cap de la soixantaine. Vingt ans qu'il se trouve à la plus haute fonction de l'État. Et pour combien de temps encore ? Il décroche. Son secrétaire particulier lui annonce la venue du général Aldrov. « Oui, faites-le entrer. » Le général Aldrov assure la sécurité dans le pays. Mais sa tâche la plus importante est de surveiller, contrôler, et éliminer les individus susceptibles de perturber ou d'aller à l'encontre des efforts de l'état pour « réparer ce monde ».
Il y a ces « Clairvoyants » par exemple, ces terroristes, qui posent bien des problèmes, surtout qu'ils se cachent en dehors de la Zone Protégée.
Cela fait vingt-cinq ans que le parti Omnes Ecology est au pouvoir. Et ce, pour le bien de tous. Evidemment, il a fallu faire quelques sacrifices pour en arriver là. Tout ça, c'est de la faute des anciennes générations, ces imbéciles d'ancêtres, incapables de réagir à temps. Une fois l'humanité au bord du gouffre, il a bien fallu agir. Le président Funesta se défend d'être à la tête d'une dictature. Non. Ce système appartient au passé. Il s'agit tout au plus d'un régime autoritaire qui s'est installé par la force des choses, mais tout le monde est libre ici. Chacun sait qu'il s'agit de survie. Nous n'avons pas le choix. Nous ne l'avons plus depuis longtemps. Les hommes du vingt-et-unième siècle ont laissé leur monde mourir : et bien, ceux du vingt-deuxième ont choisi de le ressusciter. Quitte à redéfinir peut-être cette idée de liberté. Une idée purement utopique qui, finalement, a été l'instrument de la perte des hommes, a toujours pensé Funesta. Car leur soi-disant liberté s'est développée au détriment de leur environnement naturel, dont les richesses n'ont pas été éternelles. Il faut les réguler sévèrement les hommes, sinon ils font n'importe quoi.
Mais… dans l'ombre s'est dessiné quelque chose de pire… « Oui, nous sommes tous des pantins ».
Le général Aldrov entre dans la pièce. Funesta stoppe là ses pensées vagabondes et dévisage le général : cheveux blancs, très courts, un regard perçant, un large cou reposant sur de larges épaules. La largeur semble s'imposer comme sa principale caractéristique physique. À peu près du même âge que lui, il appartient à la même génération, celle-là même qui s'est battue pour installer définitivement le parti à la tête de l'État. Quand le monde a fini par basculer progressivement dans le chaos au vingt-et-unième siècle, les différents responsables décisionnaires, les politiques, scientifiques, chefs d'entreprises, philosophes, ont tous voulu œuvrer pour la même cause : le rétablissement d'un climat viable. Mais ils arrivaient difficilement à s'entendre. Trop de parlottes, trop d'idées hétéroclites retardaient souvent les décisions, années après années, et le monde se rétablissait bien trop lentement.
À une époque, alors que « Omnes Ecology » était devenu le plus gros parti existant, le jeune Aldrov fût d'une aide précieuse, car il a su mettre l'armée et les services secrets à contribution afin de convaincre tous les protagonistes politiques et financiers de rejoindre le parti. Du moins, ceux qui n'étaient pas déjà convaincus. Une fois au pouvoir, Funesta l'avait donc nommé à la tête du Ministère de la sécurité et des armées.
Mais aujourd'hui le général vieillissant semble avoir moins d'enthousiasme à éliminer les problèmes, et ne parvient toujours pas à régler celui des « Clairvoyants ». Dans les couloirs du parti, beaucoup commencent à s'impatienter et à grogner. Certains se disent même qu'il serait peut-être temps que la roue tourne. Mais ce n'est pas les membres du parti que Cétoine Funesta redoute. Il aimerait que le problème des Clairvoyants soit réglé, car quelqu'un lui a demandé de le régler rapidement. Et maintenant il commence à avoir peur.
— Monsieur le Président.
— Général. Asseyez-vous, je vous prie.
Les deux hommes se serrent la main, puis s'installent de part et d'autre du bureau gigantesque en bois et bioplastique végétal.
— Où en êtes-vous avec les Clairvoyants, Général ?
— Il semblerait que l'un deux ait réussi à entrer en Zone Protégée. Je ne sais pour quelle raison. Mais nous avons deux Radars au musée qui disent avoir vu et surtout entendu des choses… bizarres. Le Clairvoyant était au musée. Et une fille… Une jeune femme était présente sur les lieux. Elle a, semble-t-il, eu un comportement étrange. Le Clairvoyant est-il là pour elle ? Ont-ils communiqué ? Nous n'en savons rien. Il a réussi à échapper à notre surveillance.
— Cette jeune femme, Général, qui est-ce ?
— Iris Laroque. Nous avons enquêté, tout semble en règle. Fille de Florimond et Amarande Laroque, tous deux professeurs au collège de Viridi. Elle rentre à la Faculté aujourd'hui même.
— La Faculté ? N'y a-t-il pas quelqu'un de votre famille qui entre aussi en première année ?
— Effectivement. Il s'agit d'Anthémis, mon petit-fils. Il va donc suivre les mêmes cours qu'elle.
— Gardez un œil sur elle. Votre petit-fils pourrait nous être utile à cette tâche, ne croyez-vous pas ?
— Monsieur le Président, je ne préfère pas mêler Anthémis à ce genre d'affaires…
Funesta ignore la réponse d'Aldrov, et réfléchit : « j'ai une personne à l'université qui pourra rentrer en contact avec cet Anthémis s'il le faut. » Puis, il dit tout haut :
— Retrouvez-moi ce Clairvoyant. Je ne veux pas que ces individus puissent se balader impunément sur nos territoires !
— Bien, Monsieur le Président.
Le militaire se lève, et se dirige vers la sortie.
— Aldrov !
Le général se retourne.
— Oui, Monsieur le Président ?
— Ces Clairvoyants sont néfastes pour la société. Ils distillent leur propagande libertaire, mettent en doute l'utilité de nos méthodes. Nous savons tous où ces idées ont mené le monde par le passé, et nous en faisons les frais aujourd'hui.
Aldrov ne répond pas. Il n'est pas payé pour faire de la politique. Il ressent pourtant comme un malaise. Si, dans sa jeunesse, il a été convaincu d'être du bon côté, dans le droit chemin, ce qui lui avait permis d'embrasser une carrière militaire avec succès, il est devenu moins catégorique avec l'âge. Peu à peu, comme le résultat d'une forme d'analyse instinctive plus que d'une réflexion poussée et logique, il est venu à penser que si les hommes du passé s'étaient trompés, c'est parce qu'ils n'avaient pas opposé l'idée de la liberté à celle du libéralisme. Cette évolution dans sa pensée le trouble profondément, car au fond, il a bien fallu agir à cette époque. Mais c'était certainement déjà trop tard. Les guerres avaient eu lieu, la pollution avait fait son œuvre. « Avons-nous fait les bons choix après tout ça ? L'être humain ne peut pas se passer de lois, sinon il devient trop indiscipliné. Oui, mais n'avons-nous pas été somme toute trop drastiques ? » Un homme comme lui, avec sa place et sa fonction au sein de l'état, ne peut évidemment pas émettre ce genre de réflexions. On l'accuserait de faire le jeu des Clairvoyants, et il serait éliminé du pouvoir, ou… éliminé tout court.
Le président continue d'un ton calme et déterminé, avec un léger sourire aux lèvres :
— Il me semble parfois déceler dans vos méthodes, Général, comme une sorte de… retenue vis-à-vis des Clairvoyants. Il ne faudrait pas perdre cette efficacité d'antan qui vous a permis d'être là où vous êtes aujourd'hui Général.
— Que voulez-vous dire ? Douteriez-vous de mon intégrité ?
Cétoine Funesta se lève et prend un visage plus sévère en regardant le général droit dans les yeux.
— Aldrov, je vous connais depuis longtemps. Si vous voulez sauvegarder un minimum de confort et de normalité, un minimum de… décence dans ce monde suffoquant et nauséabond, pour vous, pour vos amis ou votre famille, pour… Anthémis par exemple, il n'y a pas de place pour le doute, vous comprenez ? Faites ce que je vous demande de faire et faites-le bien. Le reste, c'est de la foutaise.
Le président se rassoit. Puis, arborant un sourire satisfait, dit :
— Suis-je clair ?
— Très clair… Monsieur le Président.
Le général Aldrov referme la porte et le silence envahit la pièce. Le président Funesta reste un instant assis, les coudes sur son bureau, les mains jointes devant son visage. Il sent qu'il est présent dans la pièce.
— Je fais ce que je peux, Monsieur Sigü, dit à voix haute Funesta.
Derrière lui se tient un homme, comme s'il avait toujours été là. Le regard noir, impénétrable, le visage impassible, et bizarrement trop parfait.
— Cette fille, Iris, intéresse de trop près les Clairvoyants… Il y a certainement une raison. Je sens une énergie en elle, et je veux savoir qui elle est, dit l'homme.
— Vous pensez qu'elle puisse être un danger pour nous ?... Pour vous ?
Tout d'un coup, Cétoine Funesta est soulevé de sa chaise par une force mystérieuse. Il est projeté contre le mur situé juste derrière son énorme bureau. L'homme s'est déplacé à quelques centimètres de lui, sans donner l'impression d'avoir marché. Un peu comme un fantôme. Un son strident retentit dans les oreilles de Funesta. La peur le submerge et, plus que la douleur, lui fait perdre tous ses moyens. Le bruit cesse. L'homme siffle à son oreille :
— Personne ne représente un danger pour moi.
Puis l'homme se fige comme une image digitale qui bugge, puis disparait. Le président tombe par terre. Il a la nausée, et un acouphène persiste dans son oreille.
Superbe !
· Il y a plus de 3 ans ·Chronos
Oh ! merci !
· Il y a plus de 3 ans ·Olivier Roisneau