Isolement

apophis

Fiction - Un personnage refait le monde à sa sortie de prison.

Vingt ans, jour pour jour, que la condamnation a été prononcée. Dix-neuf ans et trois cent soixante-quatre jours que j’erre dans les trois cent vingt-sept mètres carrés du pénitencier du Commandement. L'uniforme bleu des gardiens est aussi terne que les gris du béton et des aciers. Le vert de mes yeux n'était-il pas plus vif autrefois ? Dix-sept heure et trente-sept minutes, ma cellule s'ouvrira ainsi que, pour moi, le sas de sécurité de la prison. Libre, sous peu, je serai libre. Bientôt je retrouverai ces rues et ces allées dans lesquelles je courais, gamin, et aucun incident ne me fera plus revenir ici. Ah si je pouvais revivre mes seize ans, jamais je ne réitérerais ce comportement odieux qui m'a conduit ici ! Qu'est devenue Lucie ? Comment s'habillent les femmes de nos jours ? J'ai reçu mon avis de libération, qui sera exécute par le seconde classe Yumi Nakatori, une aigrie en uniforme, j'imagine. Que me manquent les jardins, où les femmes sont en robes et les mères avec leurs bambins ! Les places du centre-ville où l'on vient dans ses plus beaux apparats, les lieux du divertissement dans lesquels je n'ai encore pu rentrer, et dans lesquels je serais bientôt trop vieux pour m'amuser. Vieux garçon, ce soir, préserve-toi, qui sait ce qui t'attends au-delà de ces quatre murs.

Je suis amené dans une pièce grise, et l'on m'apporte des vêtements gris. La chemise bleue enfilée, j'appuie sur le bouton de signal. Parallèles au cadre de la porte, les longs cheveux bruns de madame Nakatori tombent sur son uniforme crème impeccablement ajusté. Je n'avais pas souvenir que le jaune et le rouge pouvaient être aussi éclatants que celui des galons de madame. J'emprunte trois couloirs avant d'arriver devant cette porte marquée sur gris de lettres capitales noires : "BELVÉDÈRE". Je n'eu le temps de penser à cet ancien mot, dont ici le commun des mortels a perdu le sens, que l'on m'informe que j'entrerai seul dans cette salle déjà mystérieuse. Les deux tiers de seconde que prit cette porte à coulisser furent éternels. Alors je vis le sable du désert et l'eau des lacs, les vents emportant les nuages et couchant les herbes, les cimes étincelantes et les torrents qui en découlent, tout l'écosystème du vivant pour le vivant ! Et je vis la nappe orange s'étaler, couvrant doucement ce petit monde dans l'obscurité nocturne. Puis je vis le ciel, l'innombrable, le milliard -et c'est peu- des spectres envahissant ma rétine, les constellations, de la nuit des temps repères de l'humanité, tous ces mondes, et autant d'aventures ! Déjà je me vois traverser les vallées, gravir les sommets, descendre les rivières, passer les gués et les dunes sur une quelconque monture, construire un pont, une maison ! C'est ici qu'elle sera, au bord du grand lac, faite de pierre et de bois. Puis je ferais cette route vers le village, en vallée, j'en poserai un à un les pavés et, un jour, je remonterai par cette route avec ma femme, nos enfants jouerons au bord de l'eau pendant que je leur confectionnerai filets et cannes à pêche, et le soir, les eaux calmes refléterons les étoiles. C'est au paradis que nous ferons l'amour, elle et moi ! Mes enfants grandiront et je serai veuf, l'ancien, de bon conseil au village, l'expertise du doyen fera de moi le héros dont ils auront besoin dans les froids hivers et les canicules d'été. Avec mon aînée nous organiserons des expéditions, deviendrons explorateurs, aventuriers ! Autant de paysages que d'étoiles nous sont offerts ! Puis je trouverai un bord de mer, ma retraite paisible après une vie bien remplie. Libre ! Ah si je pouvais être libre ! Quatre heure que je rêvasse devant cette fenêtre, c'est l'heure de mon entretien de libération. Je quitte le globe dès lors que l'on me convoque.

Je sors de prison avec un emploi d'agent de maintenance. Dans deux jours notre escale prendra fin. Dans ces rues, ces couloirs et ces jardins je finirai mes jours, comme mon père, mon grand-père et son père avant lui. Nous sommes à douze générations et une dernière escale de notre destination ; ma famille sera encore longtemps prisonnière de ces deux cent quarante kilomètre carrés gris de béton et d'aciers. Nous quittons cette orbite, chacun, ému, salue une dernière fois la planète. Je confie aux enfants de Nyx mes rêves et tente, comme chacun ici, de trouver dans ce vaisseau le désiré bonheur.

Signaler ce texte