Ivresse du temps

leeman

rédigé pour un examen terminal cette année. je souhaitais vous le partager, bien que ça soit assez long... je m'excuse s'il y a des fautes ou des oublis de mots, j'ai la flemme de tout relire...

« Le temps est le moyen offert à tout ce qui sera d'être afin de n'être plus. »
Claudel, L'Art Poétique

             Penser le monde relève d'une folie passionnelle. Car le propre de celui qui pense est de s'interroger sur ce qu'il voit, ressent, vit. Il aura, au fur et à mesure, aiguisé ses sens en vue de déduire les vérités de la réalité immanente. De la réalité vécue. Certains sujets passionneront chacun de nous. Pour les uns, il s'agira d'économie, de sujet sociaux, très modernes. Pour d'autres, de sujets différents (quoique...), scientifiques, philosophiques. Pour les derniers, les romanciers et poètes de tous temps les fascinent. Etc. Je serai tenté, prudemment, de penser qu'il demeure, en chacun de nous, une envie profonde de posséder un savoir satisfaisant dans tout domaine qui soit. Pouvoir se vanter d'être "cultivé" n'est utile en rien. L'intérêt réside en le fait d'avoir acquis maintes visions du monde, et de s'en servir comme outil d'analyse. Comme "logos" juste et nécessaire à la compréhension de ce qui nous entoure, de ce qui nous fonde. Je me perds parfois, lorsque je constate la richesse intellectuelle que nous possédons ; celle qui est à notre portée et que, hélas, nous ne saisissons bien souvent pas. Il suffirait d'être curieux. De s'interroger. « To wonder ». De se dissoudre dans l'infiniment sublime de notre histoire. De s'enivrer des pensées qui nous ont précédés. Encore faut-il oser s'y plonger ; encore faut-il daigner s'y intéresser.  Mais, et c'est ce que je crois, voilà ce qui m'a poussé vers l'étude de la philosophie. Et voilà pourquoi elle est tout ce qui me passionne. Pourtant, et c'est ça n'est en aucun cas positif, j'ai perdu le goût de lire, il y a quelques années. Sans aucune raison apparente. J'essaie cependant de m'y remettre, peu à peu ; et il est vrai que je retrouve le plaisir de lire les mots de grandes personnes de ce monde.

            Comme je l'ai déjà dit, les thèmes/matières apprécié(e)s diffèrent selon les individus. Je tenais malgré tout à vous remercier, personnellement ; pourquoi ? Il y a quelques années, en fin de seconde, j'ai choisi d'arrêter les maths, en allant en filière Littéraire. J'avais cependant les capacités pour entrer en filière Scientifique, mais j'ai fait le choix du cœur. Et la philosophie m'a remémoré combien la raison était également importante. Voilà qui m'amène ici. Le cœur et la raison, réunis, m'ont amené à assister à votre passionnant cours. C'est grâce à ce cours que, progressivement, je reprends goût aux mathématiques, et à la physique. Elles me semblent être deux champs de réflexion absolument fascinants. Leur immensité peut sans aucun doute effrayer, mais elles semblent très intéressantes. Vouant par ailleurs une certaine admiration pour de nombreux présocratiques, la philosophie paraît indissociable de leurs idées physiques et mathématiques. Platon pose d'ailleurs une certaine base, selon laquelle il faudrait être géomètre, afin de pouvoir pratiquer la philosophie. Nous avons toujours dissociés les mathématiques, la physique, en tant que ce sont des sciences dures, de la philosophie, qui elle s'inscrit dans les sciences humaines. Il est pourtant dommage de distinguer ou de les classifier, au point même qu'actuellement, on les considérerait comme antonymes. Alors qu'au fond, l'un n'existe peut-être aucunement sans l'autre. Et c'est ce qui fait leur beauté, leur préciosité. J'ai d'ailleurs la volonté de trouver un système capable de mélanger la philosophie aux mathématiques. Cela paraît abstrait ou absurde, mais je demeure quelque peu persuadé qu'il soit possible de composer un tel système. En quoi ce dernier pourrait-il consister ? Sans aucun doute en le mélange d'un repère mathématique, et de deux notions capitales en philosophie. Celles qu'on nommera la Possibilité, et l'Impossibilité. Où, pour reprendre des termes purement philosophiques (quoique…), il s'agit de la Contingence et de la Nécessité. Je pense par ce biais qu'il est éventuellement concevable de les représenter toutes deux sur ce repère visuel, en les transcrivant en deux fonctions définies, lesquelles formeraient par la suite une parabole. Peut-être qu'il s'agit de choses déjà pensées, et, si c'est le cas, je n'en suis pas au courant, j'irai m'informer.

 

            I. Du Temps dans la réflexion

            Je disais précédemment que l'infinité des domaines créés mène chacun de nous à trouver son intérêt quelque part, à saisir ce qui l'intrigue au plus haut point. Puisque l'intérêt diverge, alors, la pluralité des pensées devient intéressante. Chacun trouve peu à peu ce qui le séduit, et l'enivre de curiosité enfantine : cet émerveillement si soudain fait naître en nous le désir de connaître. Hélas ici, je ne parlerai pas des intérêts qui ne sont pas les miens, même si je pense qu'il est important de souligner l'importance de l'ailleurs, de l'autre. Puisque je soulignais mon goût naissant pour la physique et les mathématiques, je dois affirmer maintenant qu'il existe un thème qui mêle philosophie à physique/mathématiques. Il s'agit simplement du Temps. Non pas que le temps soit simple à comprendre, il demeure un sujet absolument passionnant. Je le considère comme intrinsèquement lié à l'Espace. Mais bien plus fascinant que ce dernier. Pourquoi ? Je ne saurais répondre à cette question. Le temps est ce qui m'enivre, m'intrigue, me passionne. Il est ce qui m'emprisonne mais à la fois ce qui me donne le goût de vivre. Probablement parce que je désire plus que tout comprendre ce qu'il est, et mes quelques lectures m'ont éclairci à son propos. Cependant, il restera toujours abstrait. Insaisissable, irrattrapable. Mais je crois qu'il est ce que nous possédons de plus précieux, et qu'il est nécessaire de s'en servir à bon escient.

            Le temps est, en effet, à maintes reprises, une notion que beaucoup de philosophes ou physiciens ont tenté d'aborder. Pourtant, il semble abondamment complexe de savoir quoi en tirer, et quels peuvent, ou pourraient, être les nombreuses réflexions sur le temps. D'ordinaire, sans doute dirions-nous que le temps nous est spontané grâce aux horloges, chronomètres, ou tout autre appareil capable de mesurer son écoulement. Comme s'il s'agissait d'un immense sablier, lequel perdrait, à mesure que les secondes disparaissent, un peu de sa substance. A y penser, cela semble  de quelque peu absurde, voire grotesque. Voilà ce que tendent à critiquer certains penseurs. L'idée selon laquelle le temps, compté comme succession, n'aurait que dimension physique, propre à son existence. Tenter de saisir le temps, c'est le manquer, parce qu'il ne parait pas être quelque chose de profondément palpable, de purement matériel : s'il est, c'est peut-être qu'il n'est pas. Dans le sens ou dans  nos vaines tentatives de le penser physiquement, nous ne pouvons le capturer. Il est impossible de se restreindre à une seule question, car le temps n'est pas la cause d'un seul problème réel. Sa présence dans notre monde est pourtant fondamentale, et interroger le temps relève d'une tâche immensément rude. Nous ne sommes, d'autant plus, pas certains de pouvoir y trouver de réponses. Malgré nos belles tentatives, l'intérêt premier est, dans notre cas présent, surtout de l'interroger, d'en faire resurgir quelques problématiques, thèses, arguments, points de vue qu'on aura connus tout au long de notre Histoire. Le temps est partout, et c'est de manière plus ou moins exagérée qu'on parle de lui, parce qu'il nous parait être au-dessus, voire au-delà de nous tous. Parce que le temps est avant tout quelque chose que nous comptons. Parce que, de telle manière qu'il puisse être utile à la société, le temps a été découpé, en morceaux différents, proportions équivalentes. L'humain a spatialisé le temps. Mais cette spatialisation n'est pas le seul problème. Les influences que le temps possède sur nous sont considérables, et le voilà confondu à notre être, à notre existence.

           Nous ne savons pas réellement comment parler du temps. Il est vrai, qu'à maintes reprises, quelques sciences s'y sont frottées, mais ces dernières furent piquées, tant par la difficulté à nommer et catégoriser sa dimension, que par sa préciosité. Car s'il y a bien une chose qui soit sincèrement précieuse et que nous possédons, bien qu'ineffable, c'est le temps. Nous détenons tous le temps. Sénèque dira que « le temps est à la fois la seule chose que l'on possède dans notre vie, et est cette chose qui nous dépossède progressivement de celle-ci. » Le temps est notre histoire, ou du moins le cours complet de notre vie, il en est familier, dépendant, intrinsèque. Et nous est familier. Il y a ainsi ce temps contre et pour lequel j'agis, j'érige mes actions, et il y a ce temps qui m'habite, au plus profond de moi-même, et qui rend possible l'être dépendant de cette sublime singularité, propre à chaque individu. La conduite face à l'écoulement du temps mène à la déroute de chacun de nous. Plus il s'écoule, et plus nous nous effaçons. Lorsqu'il s'en va vers l'avant, notre vie s'éteint, et cette position nous force à constater par nous-mêmes la grandeur de notre déchéance à venir. Voilà qui pour Sénèque doit être le déclic : si nous ne pouvons revenir en arrière, alors profitons avant tout du moment présent. Nous possédons chacun, en un sens, une emprise particulière sur le temps. Il faut le défier. Se confronter à lui. C'est cette affirmation du « moi » fondamental que semble prôner Sénèque. Ainsi, ne pas souffrir de l'angoisse de l'écoulement du temps. Peut-être parce qu'elle est ce qu'il y a de plus naturel, mais aussi parce que nous ne pouvons rien contre son passage infini. Par conséquent, ce qui prime, c'est « être et toujours être ». La seule puissance de chaque individu, et en ce sens il est Roi, est d'avoir une affirmation vitale de sa propre personne ; l'essentiel est alors de ne pas être passif face aux dégâts du temps.

 

              II. Le temps est nous, nous sommes le temps

          « Une grande partie de la vie s'écoule à mal faire, la plus grande à ne rien faire, la vie toute entière à faire autre chose » Le temps est nécessairement uni à notre être tout entier. On ne peut pas penser l'homme sans penser le temps, tout comme on ne peut penser le temps sans penser l'homme. Mais où concevoir le temps s'il est entremêlé à l'homme ? Dans son corps, comme un flux sanguin qui coule et découle ? Dans son cerveau, comme une partie magnifiquement cachée de notre cortex ? Dans notre âme, comme une perception unique et intrinsèque à l'intellect ? La troisième option semble être la plus rationnelle. S'il on en croit les dires de Saint-Augustin, le temps est ineffable. Vouloir le connaître, c'est ne pas pouvoir le nommer. Le temps est alors indissociable de l'esprit, et il est la condition même de ce qui fonde la subjectivité propre à chacun. Le temps perçu est alors relatif, parce qu'il est avant tout quelque chose que nous vivons. Il est une perception, un vécu essentiel de et à l'existence. « La manifestation du temps va ainsi de pair avec celle d'un acte constitutif de subjectivité. » (Le temps, Introduction, page 29) On notera cependant que cette relativité n'est plus réellement qu'une perception de l'âme. En effet, il demeure un temps qui, fondé par l'élan des choses, dépend en réalité du mouvement. Et ce temps du mouvement est relatif selon si je subis le mouvement, ou si je ne fais que le voir. Stabilité contre mobilité, voilà qui est une distinction qui rappelle également, en physique, une forme de relativité du temps perçu. La fonction de l'âme n'est donc que philosophique,  mais elle permet, explicitement, de décrire ce qui agit dans la vie intérieure de chacun.

             Si le temps est en nous, alors le temps est nous. Si nous sommes le temps, alors l'être est le temps. Nous l'avons déjà dit, mais le temps est indissociable de notre personne. Et inversement. Le temps est nous, en nous, pour nous. Il est définitivement là, et semble définir ou gouverner notre existence singulière. Le temps est sujet, le sujet est temps. Et cette boucle incessante a fondé le cercle solipsiste de la conception  temporelle. Si l'on pose, neutralement, la question : « Peut-on s'extirper du temps ? » Beaucoup de philosoph(i)es tendent à démontrer que non, et moi-même, sans vouloir incarner quelconque forme de prétention discursive, je tends à penser la même chose. Comment pourrions-nous vivre sans être mêlé à ce Temps ? Qu'il s'agisse de Pascal, Husserl, Bergson, Heidegger ou Sartre, et d'autres encore, tous ont défini que le temps était intimement lié à notre conscience pure. Nous ne pouvons pas être sans temps. Quelles sont les bonnes questions à se poser face à Lui ? Faut-il réfléchir d'un point de vue ontologique, épistémologique, phénoménologique, etc. ? Car le rapport au temps n'est point le même selon qui l'étudie. La modalité d'expérience non plus : nous ne vivons pas, ne pensons pas, et n'aimons pas le temps pour les mêmes raisons. Il nous apporte, individuellement, à tous quelque chose d'unique. Par ce biais, le rapport au temps n'est jamais le même selon chacun. Le temps commun, qu'on connait tous, est un dialogue que l'on imagine entre chaque seconde demeurant. La puissance conceptuelle de notre raison fait la synthèse entre ces secondes, de telle sorte que nous avons l'impression qu'il ne s'agit que d'une perpétuelle infinitude : les mêmes secondes s'accumulant, s'additionnant, comptées puis disparues dans le néant.

            Pour en revenir brièvement à cette « circularité solipsiste », il serait intéressant de voir si le temps est uniquement dépendant de nous. Certainement : non. Le temps n'est-il uni qu'à moi ? Probablement pas, puisqu'il est la condition de nous tous. Mais qu'en est-il de nous ? En l'être que je suis, dépends-je seulement du temps ? Peut-être que je ne dépends pas que de lui, mais il est au moins la condition de tous mes possibles. Il est cette chose omniprésente. Partout. Qui est antérieure, maintenant, et ultérieure. Qu'on le nomme, ou qu'on y pense a posteriori, il est compliqué de le saisir. Ce qui le distingue peut-être d'autres notions, c'est qu'il a toujours suscité ce trouble immense qu'on ressent lorsqu'on l'évoque. Et si le temps réel n'était que la substance de toutes nos vies ? Et s'il n'était pas simplement ce que l'on conte et compte par merveilles sections distinctes ? Je trouve cela effarant qu'il puisse avoir un début, sans qu'il n'ait jamais été auparavant. Sa genèse est incroyable à mes yeux, et ce qu'offre le modèle du Big Bang comme explication m'amène à me pencher d'autant plus sur le « phénomène temporel ». Comprendre le temps, c'est peut-être aussi s'affirmer qu'il appartient à autre chose que son propre « champ » phénoménologique. C'est-à-dire qu'il s'inscrit sans doute dans autre chose qu'une simple portée vers la saisie des phénomènes, et qu'il apporte à celui qui se meut dans son corps une autre dimension que la dimension empiriste des expériences. Ce même temps est là, univoque pourtant, mais plurivoque dans nos façons de le percevoir. Ce qui distingue finalement l'écoulement, c'est futilement comment chacun de nous, sujets microscopiques de l'histoire et du monde, peut le ressentir en lui, ou hors de lui. S'il est pour l'un de nous, à l'instant T, peut-être est-il instant antérieur ou postérieur pour un autre, puisque nos perceptions sont singulières, et la façon dont le temps fuse, s'évade, hurle en nous, n'est jamais la même. Suivant ce sens, le temps est relatif, est le moment, et le toujours.

 

            III. Temps physique, temps philosophique

     1. Le temps comme nécessité ?

            Nous voilà dans la fin de notre « analyse ». Il me semble important de préciser qu'il s'agit ici de la partie la plus complexe que j'aurais eu à rédiger de ma vie, j'espère ainsi ne pas dire d'inepties. Auquel cas, j'en serai navré. Quoiqu'il en soit, nous avons vu tout au long de nos dires que le temps, qu'importe sa « nature », était à mi-chemin entre physique et philosophie. Par la question du mouvement, puis par la question de l'essence dans l'homme. Bien que Kant soit réputé pour ses thèses philosophiques, sa profonde réflexion sur le temps, dans Critique de la Raison pure, m'a personnellement permis de comprendre qu'il existait - au moins - deux conception du temps. « Ici, j'ajoute encore que le concept du changement, et avec lui le concept de mouvement (comme changement de lieu) n'est possible que par et dans la représentation du temps ». Nous verrons par la suite, notamment avec Bergson, qu'il existe une troisième forme de temporalité. Ici, le temps n'est pas qu'un concept que nous pourrions saisir par la raison. Il est une intuition pure : c'est-à-dire, tout autant que l'espace d'ailleurs, une forme a priori de la sensibilité subjective. Le temps est la condition de tous nos possibles réalisables ou imaginables. Si l'on peut chiffrer l'instant écoulé d'un mouvement précis, c'est précisément parce que ce temps-là s'inscrit dans le temps intuitif. Ainsi, le temps n'est ni une chose, ni une propriété des choses, il est la condition subjective a priori de toutes nos intuitions. « Le temps, donné a priori est la condition de tous les phénomènes. » La préciosité du temps est justement valorisée dans son « essence ». Le temps rend possible tous nos possibles. Je trouve cela étrange : on ne peut pas le saisir intellectuellement, pourtant, il est le cadre qui englobe notre pensée et nos actions. Sans lui, et sans l'espace par conséquent, puisque ce sont les deux données a priori, rien de notre quotidien ne serait possible. Dès lors, pour Kant, le temps est une forme a priori de l'entendement humain. Il est la condition une et première qui permet à chacun de nous de s'élancer dans ou vers l'expérience, « de recevoir le divers phénoménal ». Une des thèses les plus connues de Kant tend à démontrer que les capacités naturelles de l'homme l'amènent à se développer, jusqu'à atteindre le point culminant de la Raison humaine. L'homme possède des dispositions naturelles à un développement : ce même développement doit mener à la Raison. Le temps relèverait alors parfois d'une finalité. Kant désigne un objectif universel ; mais, individuellement, il n'est pas impossible que chacun de nous inscrive dans le temps, virtuellement, un objectif quelconque ou précis. Celui d'être heureux, par exemple. Et, de ce fait, chacun se meut dans le temps en vue d'atteindre son but.

      2. La physique du temps, ou le temps en physique

        Cette « introduction » kantienne à la notion de temps me permet désormais de m'intéresser à la manière dont la physique traite le temps de manière générale. Se poser la question du temps, c'est également se demander s'il possède une origine, ou une fin. A partir du modèle du Big Bang, se demander s'il y eut temps ou espace avant « l'explosion » est une question qui n'a pas de sens. D'où émerge le temps, si avant ce phénomène, il n'y avait ni temps, ni espace ? Comprendre alors son origine, c'est devoir rembobiner l'histoire de notre univers. Si on constate qu'il y a eu développement, agrandissement, ou expansion, que remarque-t-on, si l'on suit la logique inverse ? Tout ce qui a divergé se réunit, jusqu'à, progressivement, venir se condenser infiniment en un seul point. Ce point-là porte le même nom qu'on donne à l'infime point où est située la masse d'un trou noir. C'est la singularité. Le problème que pose cette singularité, c'est qu'elle ne fut pas là de manière éternelle ; elle ne fut pas non plus « programmée » pour exploser, et ainsi permettre le début de l'univers. La singularité est la genèse de l'univers, car elle contient l'espace, et le temps. Ainsi, il n'y a aucune raison d'affirmer une préexistence de notre monde, puisque ce point n'eut pas demeuré interminablement avant de s'étendre. Selon la théorie de la relativité, cette singularité est « éphémère » : elle ne peut en effet perdurer dans le temps, puisque le temps y naît à l'intérieur. Outre ces quelques spéculations intellectuelles, j'aimerais revenir sur des notions beaucoup plus « simples », et moins complexe à analyser. Si la cosmologie physique tente d'éclaircir l'origine de notre univers, le point le plus proche du Big Bang que nous puissions « mesurer » est nommé le Temps de Planck, et il s'agit de la plus petite mesure de temps à laquelle nous pouvons avoir accès. Ce temps équivaut précisément à 10-43 secondes. Cependant, la physique qu'on enseigne plus généralement traite également du temps, en d'autres façons. Au-delà de la relativité que nous avons abordée avec Saint-Augustin (et nous y reviendrons plus amplement peu après), la relativité du temps est aussi physique. Pour la saisir, il est nécessaire d'expliciter quelque peu les propriétés et les caractéristiques de ces quelques « lois ». La physique dénombre au moins (car il me semble vous avoir entendu parler d'un temps cosmique, c'est-à-dire, si je me souviens bien, comme si l'on comptait le temps à partir d'une horloge fixée au « centre » de l'univers) deux temps différents. Les deux que j'aborderai ici se nomment respectivement temps propre, et temps mesuré. Le premier, aussi durée propre, est la durée séparant deux événements ayant lieu au même endroit dans un référentiel galiléen (R). Cette durée est mesurée par une horloge fixe dans ledit référentiel, et proche des deux événements. A l'inverse, le second temps est la durée séparant deux événements mesurée par une horloge fixe dans un référentiel galiléen (R') en mouvement par rapport au premier référentiel galiléen (R), dans lequel on mesure le temps propre. Par conséquent, deux horloges en mouvement relatif ne mesurent pas la même durée entre les deux événements. C'est ainsi ce qu'on pourrait nommer phénomène de dilatation des durées. Une horloge qui se déplace par rapport à un observateur bat plus lentement qu'une horloge immobile par rapport à cet observateur. N'est-ce pas étrange ? Cela vous est sans aucun doute très familier, mais même si une amie scientifique a tenté de très nombreuses fois de m'expliquer, j'ai encore du mal à saisir la finesse de cette explication. Voilà en quoi, en physique aussi, le temps est relatif pour celui qui voit, ou pour celui qui subit le mouvement. Pour reprendre alors les dires de Kant, et en cumulant ce temps-ci, on dénombre deux « grands » temps. Le temps rend possible le temps, dans le cas seulement où l'on admettrait cohérent ce temps a priori de la sensibilité individuelle. Malgré tout, parler du temps relève avant tout d'un intérêt physico-mathématique. J'ai cette impression que très peu de personnes s'intéressent aux dires philosophiques sur cette grande entité. Il me semble par ailleurs important d'aborder très en surface la conception leibnizienne du temps. Puisque Kant reprend quelques idées de Leibniz quant au temps et à l'espace, il n'en demeure pas moins que, pour Leibniz, le temps est fondamentalement contradictoire. La réalité du temps démontrerait que le temps est à la fois le divisé et ce qui unit ces divisions entre elles. Le temps comme dénombrés et comme lien entre les nombres. De ce fait, le temps serait, en même temps, succession et continuité.

      3. Âme, temps, « éternisation »

         Nous avons comme coutume, pour simplifier la conception de notre histoire, de scinder le temps en trois parties. En effet, et il est évident que tout le monde en est conscient, on trouve évidemment le passé, le présent, et l'avenir. Il me semble important de souligner un tel aspect propre au domaine de l'Histoire. Pour définir ces trois temps distincts, on pourrait très simplement dire du passé qu'il traite de « ce qui a eu lieu », du présent de « ce qui a lieu », et du futur de « ce qui aura lieu ». Cependant, la question paraît moins évidente pour les philosophes. Si classer les phénomènes historiques et temporels sur une ligne infinie semble être une idée normale, la multiplicité du présent fait que les avènements nécessitent un classement, et c'est là toute la tâche accordée aux historiens. Nous parlions précédemment de Saint-Augustin. Sa pensée quant au temps contredit cette division systématique provoquée par l'histoire. Car le temps ne peut pas, ou alors très difficilement, être décrit, narré, déstructuré. « Nous pouvons bien marquer le temps, mais c'est comme chez Platon au prix d'un effort, d'une tension contre-nature, car le mouvement initial et naturel du temps, c'est précisément celui qui nous éparpille et nous perd. » (Le temps, introduction). Le temps et son caractère ineffable sont repris d'emblée par Saint-Augustin. Ce découpage entre en opposition, en tension, avec les nombreuses conceptions philosophiques que je m'apprête à présenter. Il me semble intéressant d'aborder la pensée augustinienne du temps. Selon lui, il n'y a pas trois temps différents, comme s'il s'agissait de trois temporalités différentes et distinctes. La distinction n'est possible que par la puissance de l'âme. C'est parce que le temps se meut en nous que nous sommes capables de les saisir. Cependant, Augustin ne les qualifie plus de temporalité, mais « modes » d'un seul et même temps. Le passé, le présent et l'avenir sont alors présences de la conscience. On pourrait assez facilement un schéma type qui décrirait comment fonctionne le temps, et lequel démontrerait que, pour Augustin, le temps est précisément ce qui n'est pas. Malgré toutes ces tentatives d'exprimer le temps, ce dernier ne peut concerner qu'une seule chose présente. Car, quoiqu'on pense, temporellement parlant, il ne peut y avoir deux choses présentes à la fois.

Prenons pour éclaircir l'exemple pris par Augustin, celui de l'année. Cela paraît réellement abstrait, mais c'est assez simple. Nous pensons l'année comme un tout, alors qu'elle n'est, nous dit le croyant, qu'une infinité de successions. En effet, qu'est-ce qu'une année ? Une année, c'est un ensemble de 12 mois successifs ; ces mêmes mois sont composés de 52 semaines, parmi lesquelles on dénombre 365 jours, divisés en heures, puis en minutes, puis en seconde, et ce, à l'infini… Ce que nous « reproche » Augustin, c'est d'étendre notre présent ponctuel, c'est-à-dire la plus infime partie de temps que l'on vit (le premier présent) en un présent plus large, dans lequel on se repère historiquement (le second présent), à savoir ici, l'année. Ce qu'on aura compté, c'est le passé ; ce qu'on compte (difficilement), le seul réel temps immédiat, c'est le présent ; ce qu'on aura à compter, c'est le futur. Ce qui pourrait paraître davantage paradoxal, c'est le fait que ces trois modes du temps ne dépendent en réalité qu'un seul temps : le présent ; il se présente simplement sous différentes modalités. Si tout est présent, alors le passé n'est pas passé. Comprendre le passé et l'avenir, c'est les entremêler au présent. Par ce fait, le présent et le passé fondent le souvenir de la conscience. Le présent cumulé au présent donnent la conscience, quant au présent ajouté à l'avenir définissent l'attente. Je souhaiterais approfondir un peu cette volonté de réunir les temporalités au présent. Cela s'exprime jusque dans les mots. Augustin qui caractérise le temps comme innommable ira jusqu'à remettre en cause la façon dont nous parlons du passé et de l'avenir. Nous disons tous spontanément d'une chose passée qu'elle « était », et d'une chose à venir qu'elle « arrivera ». Pourtant, l'intérêt porté ici à la remise en cause de l'expression individuelle humaine nous pousse à réévaluer le langage. Même si Augustin ne nous proscrit pas de parler de la sorte, il nous prescrit cependant d'en parler d'une toute autre manière. C'est ainsi tout comme ne plus dire du temps passé qu'il était, mais qu'il est un présent qui a été. Et dire du temps à venir qu'il est un temps qui a à être.

 Poussons la réflexion encore plus loin. Puisqu'il n'y a que division de ce temps présent dont nous avons déjà parlé, y existe-t-il réellement un présent ? Bien qu'il prône la valeur modale de l'instant, et de la conscience, Augustin nous répond par un « non » qui semble absolu et catégorique. Si infime soit-il, le présent « vole du futur au passé », comme si rien n'était statique, comme si le temps, dans sa dimension la plus pure, n'était qu'une perte de l'instant inexorable. Ce qui est futur devient par conséquent instantanément passé, sans même que nous puissions saisir la beauté si fuyante du présent, du possible immédiat. La question qu'on se posera ici est : le temps est-il ponctuellement insaisissable ? Cela nous semble tellement frustrant de répondre oui, mais il est vrai qu'à force d'entendre le monde dire « le temps passe trop vite », j'ai tendance à penser que le temps n'est jamais à notre portée. Voilà qui transite vers un dernier aspect que j'aimerais aborder dans cette sous-partie. Le néologisme utilisé est tiré de Lavelle, qui a, en tant qu'œuvre majeure, écrit La Conscience de Soi, en 1933. Qu'est-ce que l'éternisation ? Comprendre ce néologisme, c'est avant tout voir comment se définit l'éternité. C'est Augustin qui m'aura permis de saisir la définition « philosophique » de l'éternité. C'est, nous dit-il, un état qui n'est pas dans le temps, et qui n'a ni début ni fin. L'éternité est hors du temps. Alors, si l'on rêve quelque peu tous de devenir éternel, l'éternisation désigne le processus inverse. Une éternisation serait le moment ou l'éternité se réaliserait dans le temps. L'éternité est intrinsèque à la conscience. « Cependant son éternité n'est pas une éternité transcendante à la conscience et vers laquelle la conscience chercherait seulement à se hausser : c'est une éternité qui est intérieure à la conscience et jusqu'à un certain point le produit de son opération. » (cf. Article « Les paradoxes de l'éternité chez Hegel et Bergson », par Jean-Louis Vieillard-Baron) Nous ne pouvons alors que souligner la valeur paradoxale du temps, dans l'idée qu'on en fait les penseurs. On ne comprend l'éternité que si on la réalise dans le présent. Et cette possibilité est grandissante, surtout lorsque Lavelle lui-même nous dit : « La conscience du temps sous la forme la plus pure est l'ennui. C'est la conscience d'un intervalle que rien ne traverse ou ne peut combler. » C'est cette définition-là qui m'amène à penser que l'homme parvient à réaliser l'éternité dans le temps lorsqu'il est plongé dans le gouffre de l'ennui. Le présent est fondamentalement valorisé. Que constate-t-on lorsqu'on parle du temps ? Soit on regrette qu'il soit passé trop vite, soit on se lamente qu'il ne passe que trop lentement. Inlassablement mécontent, c'est pourtant cette lassitude ponctuelle qui nous offre la possibilité d'agir, et d'introduire une once de vie passionnée dans un temps déprimant. Enfin s'accomplir, ou faire enfin se réaliser l'éternité dans le temps, par une pleine activité de la conscience.

       4. Existence, Phénomène, Durée

          Me voici dans l'ultime partie de ce raisonnement. Si j'ai tenté de cheminer à travers ces nombreux sentiers physiques et philosophiques, c'est sans aucun doute pour terminer sur ce que je juge de plus complexe, mais de plus intriguant. On trouve, dans la pensée occidentale, une intense réflexion quant à la notion de temps. Comme déjà vus, j'ai abordé quelques philosophies, ou philosophes. Mais, à l'aube du 20ème siècle, la philosophie existentialiste et la phénoménologie sont toutes deux nées. Avec Kierkegaard (que nous n'aborderons pas, par sa complexité effarante) pour l'existentialisme ; avec Husserl, pour la phénoménologie. C'est avant tout grâce à la pensée de Sartre que j'ai saisi la puissance morale et existentielle de ce courant philosophique. Et je la trouve belle. Même si la thèse déterministe est convaincante, elle offre une once d'espoir quant à notre liberté. Ce que j'aurais tendance à trouver de beau, dans la philosophie existentialiste, c'est que, pour vulgariser quelque peu ces aspects, chez l'homme, le rapport au temps est un rapport à la mort. Rien de bien joyeux, mais c'est de la sorte que Heidegger définit l'existence. La mort habite et hante chaque possible. Et, contenue dans notre conscience, l'idée d'être-au-monde est intimement liée à l'être-pour-la-mort. Car l'existence, ou l'existentialisme, est intrinsèque aux idées de temporalité et de finitude. L'être-au-monde n'a conscience du temps que grâce à cet « objectif virtuellement ancré » dans son avenir ; et c'est ceci qu'on pourrait nommer finitude. Nous verrons par la suite que la temporalité se définit différemment selon les penseurs phares. La temporalité heideggérienne est ainsi caractérisée : « Essence de notre être, voué à la finitude dont l'existence est d'être-pour-la mort, et le souci de cette finitude comme pensée dominante. » J'aurais également tendance, maladroitement, à comprendre cette temporalité grâce au projet typiquement sartrien. La temporalité est alors conscience du temps. Même si Sartre n'inclut pas totalement cette notion de finitude à la notion de mort, le projet comme objectif à venir s'inscrit dans un rapport temporel entre l'instant et le futur comme étant le projet. Malgré la présence plus discrète de cette notion de mort, elle est tout de même présente dans la temporalité sartrienne : « Mouvement qui fait basculer l'avenir dans le passé pour aboutir au moment où il n'y aura plus d'avenir, la mort ». Là où l'extension de notre être infini se déploie dans l'avenir chez Heidegger, l'extension de notre être semble immédiatement devenir passée, car les choix que nous aurions faits dans l'avenir s'ancrent instantanément derrière nous, comme une cicatrice, douloureuse ou valorisante. Cet objectif est tout ce qui nous pousse à être, à vivre, à choisir. Nous sommes inexorablement libres, et cette conscience du temps, dans lequel on se meut, n'est qu'un passage vers la saisie éternelle de notre liberté. Elle-même est un paradoxe, on ne peut faire le choix d'être libre, car « l'homme est condamné à être libre ». J'ai tenté de montrer les quelques points communs entre Heidegger et Sartre, mais, ne connaissant pas suffisamment Heidegger, je continuerai mon analyse du côté de Sartre. La philosophie de Sartre consiste à diviser deux choses. On trouve d'un côté l'être-en-soi, et de l'autre, l'être-pour-soi. Le premier désigne toute réalité physique, matérielle, ainsi que les données biologiques, génétiques de l'homme. C'est-à-dire les données prédéterminées d'une chose. Par exemple, un vélo. Il ne pourra jamais être autre chose que ce pour quoi il a été conçu. L'en-soi est plus familièrement connu sous le nom d'essence. A l'inverse, le pour-soi désigne ce qui a à être, ce qui n'a pas encore été défini. Le pour-soi est également nommé existence. Et, grâce à la formule la plus connue de Sartre, « l'existence précède l'essence », la temporalité, ou conscience du temps, prend une importance majeure. C'est l'existence qui va définir, en somme, la temporalité que je perçois. Grâce, et à travers mon projet individuel, j'ai conscience que mon présent est ce qui décrit l'infini des possibles que je peux choisir, que mon passé est un choix –parmi ces possibles- que j'aurai fait, et assumé. La responsabilité est primordiale dans cet existentialisme, car on ne peut se cacher derrière un déterminisme quelconque, il n'est pas une excuse valable pour justifier mes torts. Je dois assumer mon choix, car, même si mon objectif est à tout instant altérable, mon futur est la fin vers laquelle je tends, actuellement, et je tendrai à m'orienter, à partir de mes choix. Si l'en-soi est le « déjà donné », le pour-soi n'existe pas encore. Il a à être, donc a à se construire, à se fonder lui-même à partir dudit objectif qu'il se sera fixé. La force du pour-soi, c'est qu'il a cette conscience du maintenant, de l'avant, et de l'après. L'en-soi se caractérise par une non-conscience : il est une définition définitive de toute réalité matérielle. Cette conscience attribuée au pour-soi lui permet à la fois d'avoir conscience du temps, mais également d'être doté d'une liberté absolue. Par conséquent, le projet s'inscrit dans un rapport au temps, mouvant, parfois remis en question par l'infinité possible de nos choix, et s'oppose à la situation, ou autrement dit, le déjà donné.

L'émergence de la phénoménologie aura permis, en philosophie de façon très générale, de se représenter le temps d'une toute autre façon qu'auparavant. En effet, grâce aux travaux conséquents de « l'inventeur » de la phénoménologie, on voit comment le temps s'introduit à l'homme et le fonde, se mêle en lui. Déjà avec Saint-Augustin, le temps et l'âme comme étant indissociables. Le temps, comme « acte constitutif de subjectivité », devient, en quelque sorte, temporalité. Elle est une puissance temporelle : cet acte constitutif de soi mène à ce qu'Husserl nomme la subjectivité absolue. Nous parlions, auparavant, de temporalité. Gravée dans sa pensée, la temporalité est un terme fondamental en vue de comprendre ce qu'est le temps, d'un point de vue phénoménologique. C'est une chose qui m'a parue passionnante, j'aimerais, de ce fait, vous décrire comment Husserl se démène pour mêler brillamment temps, conscience, et temporalité : ils forment ainsi ce fameux « cercle solipsiste ». Le temps réel est le Datum phénoménologique. « C'est le temps immanent du cours de la conscience ». Il est cependant complexe d'expliciter ce qui va suivre, je tiens à m'excuser d'avance si cela vous paraître trouble. En tout homme, à savoir en toute conscience, il existe un champ temporel qui décrit le temps Un et objectif. Ce temps-là s'ancre à chaque fois dans chaque saisie individuelle de tous les phénomènes nous environnant. Car si « phénomène » signifie aujourd'hui quelque chose de grand, voire d'extraordinaire, le mot signifie originellement « ce qui apparaît » (à la conscience, ou aux sens). De ce fait, ce flux qui nous habite, et qui se meut en nous, à chaque saisie de phénomène, se divise en trois parties nettes, mais complexes. Ce qui se déroule en notre champ temporel originel est ainsi décrit par Husserl. Il y a, tout d'abord, la conscience impressionnelle, laquelle décrit la sensation immédiate, l'instant présent et indissociable de la sensation éprouvée par le phénomène. Elle est le « point-source avec lequel commence la « production » de l'objet qui dure. » Originaire, certes, mais est perpétuée par la saisie infinie de la conscience des phénomènes qui nous entourent. Cette conscience impressionnelle se dégrade immédiatement, à la manière d'un escalier, en une conscience rétentionnelle. La rétention désigne le mouvement du présent vers un passé directement vécu. La rétention est un horizon de mémoire de la conscience, et elle est un mouvement de mémorisation des choses vécues, ou ressenties. Ainsi dit, elle est le souvenir présent d'un « quelque chose » qui est passé. Elle suit, logiquement, la perception pure du sens frappé par le phénomène. C'est la capacité à contempler la beauté de la chose vécue sur le présent, et la capacité à s'en souvenir une fois dissipée de nos sens. Enfin, la rétention s'oppose à la troisième étape, ultime conscience, qu'Husserl (et plus particulièrement Merleau-Ponty) nomme(nt) la conscience protentionnelle. Elle est une « attitude de l'esprit tourné vers l'avenir. » (http://cnrtl.fr/definition/protension) Comme le dit si bien Merleau-Ponty, « Grâce au double horizon de rétention et de protension, mon présent peut cesser d'être un présent de fait bientôt entraîné et détruit par l'écoulement de la durée et devenir un point fixe et identifiable dans un temps objectif. » (Phénoménologie de la perception) Cette articulation du flux de la conscience façonne à la fois notre subjectivité, ainsi que notre conscience réelle du temps un et objectif. Ainsi, bien que la rétention soit aussi un horizon tourné vers le passé, le champ temporel originel se décrit de telle sorte : impression/perception à dégradé (horizon d'un passé vécu) rétentionnel à horizon protentionnel (horizon d'un futur à venir). Temps et perception sont tout aussi intrinsèques et importants l'un pour l'autre. La conscience se définit par rapport au temps, et ne peut rien saisir sans lui. Là où, précédemment, nous disions prudemment que le temps se meut en nous, il me paraît bien prouvé qu'il s'agit presque d'une maxime axiomatique. Cependant, avec Bergson, je m'apprête à vous prouver encore une fois que le temps réel suit cette logique phénoménologique.

La critique attribuée à la représentation traditionnelle physique et philosophique du temps, par Bergson, semble tout à fait légitime. Car, et Pascal déjà le pensait, la force du temps réside en le fait qu'il nous est intuitif. Je parlais, longuement auparavant, d'un temps que nous avons tendance à spatialiser. C'est de ce temps dont il est question dans la tradition de notre pensée. La critique bergsonienne semble d'emblée radicale quant à ces représentations. Pour contextualiser, avant d'élaborer sa théorie de la durée, Bergson tente de démontrer que nous considérons le temps spatial en tant que différentes échelles de grandeurs (de même quant à nos émotions). C'est-à-dire, pour éclaircir quelque peu, que la façon de laquelle nous numérotons les espaces temporels offre une impression de grandeur. Ou une impression de contenant, et de contenu. J'ai narré les dires d'Augustin, selon lequel aucun présent ne saurait exister, ou demeurer. Il faudrait reprendre ce même exemple de l'année. Une année est un temps défini, mais une année est d'une certaine grandeur, de telle sorte qu'elle est l'outil temporel mis à niveau de l'espace afin de lui attribuer le statut de contenant, et de contenu. Car une année est le contenant des mois, semaines, jours, heures et secondes. Mais elle est aussi partie intégrante du contenu d'une décennie, d'un siècle, d'un millénaire… De ce fait, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson se démènera pour prouver au monde, à la science, physique, philosophie, que le temps réel, ou durée, n'est ni spatial, ni discontinu. Le temps compté par les horloges n'est point le temps. Celui qu'on scinde, qu'on divise, qu'on calcule, est l'inverse même de ce qu'il serait véritablement. Tout ce qui est mesuré ne dure pas, est ainsi fini ; le temps n'est pas durée. La durée semble être cette goutte d'eau qui ruissèle le long de nos fenêtres, lorsqu'il pleut. A quelques instants plus lentement, à d'autres plus hâtivement ; la mobilité. Continuité dans le mouvement. Puissance motrice et puissance mobile, il est « création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté. » Bergson nomme ces deux différents temps. Le premier, ou temps physico-mathématique, est nommé temps de l'intelligence. Le second, ou temps réel, ineffable, impossible à représenter, est intitulé temps de l'intuition. La conception bergsonienne du temps est tantôt évolutionniste, tantôt étrangère, car elle remet véritablement en question des années de conceptions passées. Pour aller un peu plus loin, on peut se permettre de dire qu'il existe, en notre société, le temps conçu, et le temps vécu. Le premier est ce temps social, structuré en vue de faciliter la vie en société. Mais il n'est pas ce temps exact. Le second est ledit temps réel. Cependant, et j'hésite encore là-dessus, j'aurais du mal à voir chez Bergson une prohibition totale du temps physique. En des termes qui paraissent plus mythologiques ou psychologiques, le temps physique est assimilable à Chronos. C'est le temps compté par les horloges, physique, spatial. Le temps psychologique, de la conscience, est assimilable à Kairos. Je pense qu'il y a, en l'homme synthèse des deux temps, que Chronos et Kairos s'unissent, pour nous permettre de vivre enfin la temporalité. Le reproche fait par Bergson au temps Chronos est qu'il n'est qu'uniquement découpé mathématiquement et ordonné dans l'espace. La réalité du temps serait indivisible, et continue. Le temps s'applique dans les états de la conscience, et, par conséquent, le temps devient succession, et non plus simultanéité ; les parties de l'espace sont simultanées, ordonnées mathématiquement, mais les parties du temps sont successives et ne présentent aucune nécessité d'un découpage spatial. Ainsi, ce temps psychologique, ou Kairos, relate l'homogénéité de la durée ; c'est le temps authentique, selon Bergson. Je vous sais sensible à la poésie, qui, en elle-même, est intrinsèquement liée à la notion de musicalité. La réalité du temps est comparée à la mélodie d'une musique. Lorsqu'on écoute, par exemple, la Fantaisie Impromptue, de Chopin, notre oreille fait la synthèse de tous les sons, nous offrant par la même une unité musicale, harmonieuse, et fondamentale dans la composition artistique. C'est cette sensation harmonieuse, Une, indivisée, continuelle, progressivement différente, qui décrit la durée de notre conscience. A l'inverse, si je veux apprendre le morceau de Chopin, j'aurais sans aucun doute besoin de la partition qui lui correspond, afin d'apprendre, étapes par étapes, la totalité de la mélodie. Cette partition divise la mélodie, pour faciliter son apprentissage. Bergson considère ainsi ce découpage musical comme étant très semblable à la réalité physique du temps : l'ordonnance mathématique s'ancre dans un même principe. La durée est harmonieusement musicale, le temps est scindé en portions qu'on projette dans l'espace.

           Conclusion

          Le temps est affaire de controverses multiples. Car, même si je n'ai pu indiquer toutes les références, ou réflexion quant au domaine, il existe beaucoup de penseurs majeurs qui ont su influencer les dires vis-à-vis du temps. Il est sans aucun doute ce qui m'apparaît comme étant énigmatique par excellence. Le temps me passionne, et, peut-être qu'à force d'analyses et d'interrogations, je sombrerai dans une folie incompréhensible. Cependant, et c'est là que j'y trouve l'intérêt majeur, c'est que le temps est partout. Chaque chose faite est indissociable du temps.

A croire qu'il nous hante, à croire qu'il veut qu'on le haïsse, tant il se défile quand on en a besoin, tant il stagne lorsqu'on aimerait le voir s'écouler plus rapidement. Je le sens qu'il m'efface et me fait vivre en même temps. Inexorablement, il m'annihile et fait resurgir cet élan de puissance et de jouissance infini : je suis voué à être lui, et lui à être moi. Mélangés comme « dans un cycéon », où je ne suis pas le temps mais moi-même, et lui n'est pas moi mais lui-même, l'un s'unit à l'autre et, demeurant libre, conscient, contingent, je ne peux qu'être heureux mais amorphe face à la passion interne qu'incite la durée.

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