Jade

hecate_xiii

C'était un matin comme tous les autres matins. 

Trois générations sous le même toit. 

Deux étages pour les répartir sans que ça vire au pugilat. 

Il est 7h30. Ma mère se prépare pour aller travailler, je traîne devant mon petit déjeuner. 

Mes grands parents s'activent pour partir tôt à l'un de leurs repas des " vétérans". 

Un regard dehors, il a gelé.

Mémé adapte donc son emploi du temps : la machine à tourné. Le linge attend. 

Elle sort dans ce nouveau frimas pour le mettre sur l'étendage du jardin. 

Quelques minutes plus tard elle hurle quelque chose, une phrase contenant le mot "chien" . 

Branle bas le combat en robe de chambre, descente en trombe des escaliers. Quoi ? Où ? S'est-elle faite mordre par un chien qui s'est introduit dans la propriété ?? 

La troupe d'élite en pyjama arrive jusqu'au jardin prêt à en découdre avec ce canidé. 

Où est le monstre ? Où est ce loup enragé ? 

Mais parvenus au hangar on baisse les armes, les pans de chemise de nuit virevoltant au vent gelé. 

Mon dieu que font-ils ici ? Comment ? Qui a pu, qui ? 


QUI SONT CES HUMAINS? OÙ SOMMES NOUS ? TU NE ME FAIS PAS PEUR APPROCHE ! ENFIN SI J'AI PEUR EN FAIT. ET J'AI FROID. ON A EU FROID TOUTE LA NUIT ALORS ON A VU LE TAS DE FEUILLES MORTES ET ON S'EST ABRITÉES. 

JE NE SAIS PAS SI JE DOIS MORDRE OU SI JE DOIS LÉCHER. 


Elle remue la queue donc, indécise. 

Elle s'est avancée la première. La plus noire. Avant que nous ne découvrions la deuxième surprise. 

Deux chiots, transis.

Des réfugiées dans notre hangar à outils. 

On reste là à se regarder pendant quelques minutes pour qui l'air audacieux, pour qui l'air désorienté, l'air étonné, l'air... D'ailleurs il y a trop d'air dehors et il est plutôt frisquet alors on attrape les deux boules de poils peu résistantes finalement.

On débriefra dedans. 


UNE GAMELLE !!!! NON SEULEMENT ON AVAIT FROID MAIS ON AVAIT FAIM. 

_MANGE ! 

_JE NE SAIS PAS. 

_ALORS JE MANGERAI POUR TOI. 

_SI TU VEUX. JE NE ME SENS PAS ENCORE TRÈS BIEN. 

C'EST QUI LE GRAND CHIEN NOIR QUI BRASSE, C'EST MAMAN ? ET LE PETIT TOUT FRISÉ ? ET LE MACHIN GRIS QUI MIAULE SANS ARRÊT ? Y'A TROP DE MONDE ET JE SUIS FATIGUÉE. 

TU AS VIDÉ LA GAMELLE ! TU NE ME LAISSES JAMAIS LE TEMPS DE MANGER... 


On finit de se préparer. 

Il faut aller travailler et d'autres sont attendus à cette foutue réunion de vieux en aînés respectés. Après tout on décidera plus tard de la marche à suivre, l'important c'est qu'elles se soient réchauffées et restaurées. 

Mais après quelques coups de fils, il n'y rien à faire pour le moment, le refuge est fermé. 

Et ils sont mignons ces bébés. 

Mais bon "On a déjà deux chiens". 

Rhaaa on verra bien demain ! 


LE GRAND CHIEN NOIR ÇA N'EST PAS MAMAN MAIS ELLE SE COMPORTE UN PEU COMME TELLE. 

ELLE S'EST ADOUCIE. ELLE DORT, GARDIENNE, AVEC UNE PATTE SUR NOTRE LIT. 

ON VEUT NOUS APPRENDRE À OBÉIR. COMME SI ON ALLAIT RESISTER. BIEN SÛR QU'ON SAIT FAIRE. 

ON FERAIT TOUT POUR VOUS PLAIRE. 

NUL BESOIN DE NOUS PRENDRE POUR DES "MERVEILLES". 


"Non ! On ne peut pas les garder. 

Qu'est ce qu'on va faire avec trois chiens !?" On va leur souhaiter de trouver un bon foyer. 


AUJOURD'HUI UN HOMME EST DANS LA COUR DE LA MAISON. 

IL A L'AIR TRISTE DE CELUI QUI A PERDU UN VIEUX COMPAGNON. 

_TU VIENS SOEURETTE ? ON VA LUI FAIRE LA FÊTE ! _NON. TOI VAS Y. CONSOLE LE. MON CHEZ MOI, J'AI DÉCIDÉ, C'EST ICI. 


Il a pris la plus noire. Ça a été le coup de foudre instantané. 

Pourquoi lutter ? 

Reste la plus claire à caser. Mais en attendant elle a adopté le radiateur de la cuisine et le canapé. 

On l'a proposée au monde entier.

Mais quand un être précis du quartier s'est manifesté on a refusé de la laisser s'en aller. 

Le jour est arrivé. 

Celui où il aurait fallu s'en séparer. 

Le refuge a rouvert ses portes. 

Non, non, vraiment il faut l'y emmener et être forts. 

Mais je ne suis pas forte. Et l'injustice soudoie ma conscience. "Pourquoi elle ? Toute seule en plus ?! Sans sa soeur. "

Je pleure. 

Et le soir en rentrant de ma journée, lamentable, je tente un "C'est mon cadeau de Noël ! Elle reste ici !". 

_Oh bon d'accord. Au point où on en est, allons-y. 

A croire qu'on attendait tous que ça, d'abdiquer. 

Aucune résistance des ancêtres : ce chiot a calmé les ardeurs de jeunesse de la beauceronne qui prend son rôle de tata très au sérieux. 

Aucune objection de maman qui a prié l'Univers de lui offrir un doux foyer avec de bons maîtres au milieu. 

L'Univers a donc exaucé son souhait. 

Elle reste avec nous pour de vrai. 

Maman avait déjà un prénom pour notre prochaine camarade: elle s'appelera Jade. 


MES MAITRES M'EMMÈNENT JOUER AVEC D'AUTRES CHIENS. UN HUMAIN CRIE "ASSIS, COUCHÉS, ICI". 

LES COPAINS NE DOIVENT PAS BIEN ENTENDRE PARCE QU'ILS NE FONT PAS CE QU'ON LEUR DIT. MOI JE SAIS CE QU'ON ATTEND DE MOI AVANT MÊME QU'ON ME L'AI ORDONNÉ. 

DU COUP ILS DEMANDENT TOUS À MA MAITRESSE SI J'AI UN FOYER. 

ÇA LA MET EN COLÈRE. ELLE LEUR RÉPOND TOUJOURS QUE PUISQUE PERSONNE NE VOULAIT DE MOI QUAND ELLE ÉTAIT DÉSESPÉRÉE AUJOURD'HUI, NON, JE NE SUIS PLUS À ADOPTER. 

ON RENTRE DIS ? JE VEUX RETROUVER NOTRE FAMILLE.


Elle apprend vite aux côtés de son mentor noir. Elle suit comme une ombre Pépé au jardin, Mémé aux fourneaux. 

Quand je vais la border le soir elle ronchonne les pattes sur les oreilles en se couchant sur le dos. 

C'est devenu une partie de l'âme de la demeure. 

Elle erre à tous les étages indifféremment, elle appartient à chacun d'entre nous puisqu'elle a touché chacun de nos coeurs. 

Très vite son nom n'a été utilisé que pour les injonctions de se taire. 

Elle donne de la voix à tout bout de champ, au moindre bruit ses aboiements résonnent dans notre atmosphère. 

On lui préfère un affectueux "Louloute" qui tinte dans toute la maison du matin au soir. 

Elle, en retour réclame brutalement à ce qu'on lui tienne la tête dès lors qu'on s'autorise à s'asseoir. 

Elle manque de délicatesse. 

Mais elle ne manque sûrement pas de tendresse. 

Si à l'arrivée, pour manger, elle fut la dernière, les choses ont très vite changé. 

Elle ne demande plus son reste et vide sa gamelle plus vite que l'éclair. 


JE CROIS QUE LES GENS QUI M'ONT LAISSÉE CETTE NUIT LÀ SAVAIENT TRÈS BIEN SUR QUELLE MAISON DONNAIT LE GRILLAGE PAR DESSUS LEQUEL ILS ME DÉPOSAIENT. 

J'AI PLUSIEURS MAITRES ET JE SUIS LEUR CHIEN. 

LE PÉPÉ PRÉFÈRE NOUS PROMENER TOUR À TOUR. J'ATTENDS SAGEMENT DEVANT LE PORTILLON QUE VIENNE LE MIEN. 

A NOËL, ON ATTEND AVEC LES COPAINS QU'ILS AIENT OUVERT LEURS PRÉSENTS. 

NOTRE CADEAU À NOUS C'EST DE POUVOIR DECHIQUETER LES EMBALLAGES EN TOUT PETITS BOUT, CONSCIENCIEUSEMENT . ILS RÂLENT UN PEU MAIS FINALEMENT ILS NOUS REGARDE FAIRE AFFECTEUSEMENT. 


Un jour son mentor s'en est allé. 

Plus que deux chiens dans la maison et on a déjà perdu la Mémé. 

Pépé est désoeuvré alors Pépé tourne en rond. 

Il se dit trop vieux pour reprendre un nouveau compagnon. 

Mais on promet que quoi qu'il arrive on reprendrait le flambeau. 

Qu'on s'occuperait toujours de la meute, du cheptel, du troupeau. 


NOS DATES D'ARRIVÉE: 2000, 2001, 2002.

AUJOURD'HUI NOUS NE SOMMES PLUS QUE DEUX. MÊME SI JE SUIS À TOUT LE MONDE, IL MANQUAIT UNE COMPAGNE QUI DORME AVEC PÉPÉ AU REZ DE CHAUSSÉE. 

ILS SONT DONC PARTIS EN QUÊTE ET UN JOUR ILS L'ONT RAMENÉE. 

UNE PETITE DANA. 

UN TEMPS JE FUS LA PLUS JEUNE ET MON GUIDE FUT RUMBA. AUJOURD'HUI JE MONTRE À MON TOUR COMMENT ON VIT CHEZ MOI:

IL FAUT BEAUCOUP ABOYER, TOUJOURS ÊTRE À LEURS CÔTÉS, AU PLUS SERRÉ. 

LE CHAT ROUX TE LÈCHERA LES OREILLES ET LE NEZ. 

QUAND LE CANICHE DONNE L'ALERTE IL FAUT Y ALLER. 

DESCEND DE MOOOOON CANAPÉ ! 

AH... ALLEZ JE TE FAIS UNE PLACE, ON PARTAGE. LES HUMAINS, EUX, S'ASSIRONT BIEN À CÔTÉ. 


Pendant 12 ans le "chien jaune" a arpenté les étages, la cour, le jardin.

Elle est arrivée au milieu d'une période enchantée où nos aïeux étaient encore là et elle a fidèlement regardé partir chacun d'eux, partageant nos chagrins.


Ce sont souvent nos compagnons qui nous donnent la mesure du temps qui passe inexorablement lorsqu'ils nous quittent. 

On se remémore leur arrivée, les souvenirs, on se met à calculer et on n'a pas vu passer ces années qui défilent. 

Bien sûr qu'à chaque fois, oui, on pleure. Et à chaque fois on entend la même rengaine: 

"Un animal c'est du souci et quand il s'en va c'est décidément trop de peine". À chaque fois je réponds inlassablement que la souffrance est juste proportionnelle au bonheur qu'ils ont apporté les nombreuses années où ils furent à nos côtés. 

Que se priver de l'amour d'une bête par peur de souffrir à sa disparition c'est passer à côté de tant de tendresse et de gaieté. 

Vous voulez une vie morne ? Alors, oui, vivez sans. Moi je ne peux pas me passer de leurs fêtes à mon arrivée, de leurs mimiques propres à chacun, de leur affection sans bornes. 

On dit qu'une maison sans animaux est une demeure sans âme. 


Ce jour là, pour convaincre de te garder, j'ai prononcé ces mots. 

Je n'imaginais pas à quel point, en effet, tu serais un si beau cadeau.

On nous a souvent dit que tu avais eu de la chance de tomber ici. 

La chance se partage, tu as illuminé nos vies, tu as joint ta voix à notre harmonie. 

Tu reposeras dans notre terre avec tous ceux qu'on n'oubliera pas. 

Avec toi c'est aussi une sacrée tranche de vie qui s'en va.

Une tranche de vie sacrée. Mais les souvenirs sont gravés.

Rendue à la terre à la place exacte, où, 12 ans plus tôt on t'avait déposée. 

On dit aussi que "Le véritable tombeau des morts c'est le coeur des vivants". Alors tant que nos coeurs battront il restera un peu de toi ici bas. Tant que ma mémoire fonctionnera tu seras toujours là. 


Ce matin je me sens perdue tellement nos vies était calquée sur la tienne. Un rythme, des rituels, des habitudes engendrées par les tiennes. 

Ne plus m'attendre à entendre ton aboiement quand j'arrive. 

Je ne me rappelle pas encore le jour où tu as marché la dernière fois jusqu'au portail pour m'accueillir. 

Tu auras appris à mon frère la positivité au-delà de toute raison. 

J'aimerai qu'il se rappelle: C'est avec des ondes positives que les miracles arrivent, qu'on fait vivre un être au-delà de toute prédiction. 

Et on les aura fait mentir ses oiseaux de mauvaise augure n'est-ce-pas ? Ils avaient donné trois mois. Trois mois maximum. Trois mois de sursis. 

Mais tu as toujours été une guerrière. Un chien de gouttière. Une battante sans pedigree, un caractère endurci. 

Tu as lutté pour passer un dernier Noël à nos côtés. 

Alors, oui, nous faisions trop de bruit. Je crois même qu'on s'est forcés à aller se coucher juste parce que tu fatiguais. 

Mais tu as déchiqueté ton paquet avec autant d'ardeur que les autres pour y trouver ta gourmandise, dévorée d'un trait. 


Tu as toujours eu peur quand j'allumais des bougies dans la maison pour accompagner nos défunts avec une lueur.

Le jour où tu es partie beaucoup de gens en ont fait brûler une pour toi, et tu n'as pas eu peur: 

Parce que la silhouette d'un grand chien noir à 3 pattes est apparue pour te montrer la suite du chemin lorsqu'est venue ton heure. 


30/12/2014. C'est encore un autre 13 qui marque ma vie. 

Et j'entendrai sûrement tinter les anneaux de ton collier dans un demi-sommeil, la nuit.  


 

Hécate XIII. Achevé le 05 janvier 2015. Commencé il y a plus d'un an. 


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