J'ai dix ans...

marie-nat

Je m’allonge sans faire de bruit sur le lit, les draps m’apportent instantanément une fraîcheur bienfaisante. Bien être de courte durée, il fait très chaud en cette fin juin. Ma grand-mère a pris soin de fermer les stores roulants à trous, mais pas entièrement. Elle est partie se reposer, elle me conseille d’en faire de même. Je ne suis pas fatiguée moi !

On est mercredi, ce matin papa a fait les grandes courses au Carrefour des Ulis, il m’a ramené une bd : Tintin au Tibet, il nous  ramène toujours un petit quelque chose. Dans deux jours c’est les grandes vacances, la récompense, la délivrance après une longue année, je passe en CM2.

Je fixe le plafond, j’observe les tâches de soleil qui trouent les murs orangés de ma chambre, les points de poussière virevoltent. De la fenêtre entrouverte j’entends les bruits du dehors, j’aime écouter les bruits du dehors. On sent que la ville est au ralenti, c’est l’heure de la sieste. Mon père corrige ses copies, des copies du bac, il ne faut surtout pas le déranger. Ce bac, il me fait déjà peur. Souvent, j’observe papa par le trou de la serrure il fume sa pipe, ça sent trop bon, de l’Amsterdamer je crois, son radio cassette est toujours en marche  Brassens, Paco Ibanez, Les Mariachis, Mercedes Sosa et France Musique. Et il enregistre ses élèves pour les noter à l’oral, il leur fait lire un texte et c’est trop rigolo de les écouter… Il m’enregistrait souvent quand j’étais toute petite et que j’apprenais des chansons et des poèmes en maternelle, comme ça on envoyait la cassette par la Poste à mes grands-parents, dans le sud-ouest,  ils étaient contents de m’entendre. Qu’est-ce qu’il fait sérieux mon père avec ses larges lunettes, son bureau est toujours pleins de livres, de notes, de stylos, de journaux qui jonchent le sol.

Ma mère est au travail, elle rentrera pour le dîner. Ma petite sœur dort à points fermés depuis une heure déjà.

 J’imagine  qu’avec cette chaleur étouffante certains peinent à travailler dans leurs bureaux blafards, éclairés aux néons, je pense à maman, j’aimerais la voir plus souvent, elle n’a pas le choix, et puis il ne faut pas que je me plaigne, elle travaille juste à côté de la maison, à cinq minutes en voiture, dans la zone industrielle.

 D’autres copines ont moins de chance que moi, elles ne voient presque pas leurs parents, qui travaillent au centre de Paris, ils partent à six heures du matin et rentrent très tard le soir. Elles ont des nounous.

J’aime rejoindre maman dans son lit le week-end, je partage son petit déjeuner que papa lui apporte sur un grand plateau, je troque mon grand bol de chocolat au lait Nestlé, vous savez ? Le bol bleu, celui acheté à Pornic où mon prénom est gravé dessus, pour une tasse de son thé à la Bergamote, mes tartines lourdement beurrées contre ses biscottes finement confiturées de Bonne Maman. De ce moment de complicité délicieux, maman retrouvera le soir au coucher des miettes dans les draps.

 L’été c’est petit déjeuner sur la terrasse du balcon, là c’est carrément la fête ! Les aliments n’ont pas le même goût quand on les déguste dehors, ils ont plus de saveurs. Ils sont bien meilleurs. C’est comme la Paëlla de tonton, quand on la mange dans son jardin à Alicante, elle est plus savoureuse que lorsque mange la même ici.

Même si la vue donne sur les toits gris des autres immeubles, que la forêt est derrière, qu’on ne la voit pas, on la devine. Le rouge des géraniums et le rose des pétunias plantés dans les gros pots par maman habillent joliment le balcon. Le chant des oiseaux égaye et magnifie ce petit déjeuner en terrasse,  instants rares et précieux en région parisienne.

Dimanche, on ira se promener avec Pierre et Line dans les bois, ce sont nos adorables voisins. Line elle dit toujours qu’elle aime bien lire mes rédactions de l’école, elle m’observe de son balcon quand je joue avec mes copines dehors, elle a remarqué que je suis toujours au milieu des disputes, jamais dedans, que je fais tout pour rabibocher tout le monde quand ça se bagarre. C’est vrai que je n’aime pas les disputes.

On a beaucoup de chance d’habiter à côté de la forêt, en automne, on va chercher les châtaignes, pas de cheminée alors on les fait bouillir dans de l’eau. On trouve aussi des champignons, des cèpes même ! Enfin, je passe toujours à côté, je ne les vois jamais ! En avril, on ramasse les jacinthes sauvages, on fait de gros bouquets violets pour les maitresses, en classe, ça embaume le Printemps.

Comme je suis heureuse aussi d’aller au Centre Commercial avec maman le samedi, on fait les boutiques entre filles, et je me sens devenir grande quand je suis à ses côtés. Elle m’achète souvent des habits à C&A, il est immense ce magasin.

Mais ce que j’adore plus que tout c’est acheter les fournitures scolaires pour la rentrée, la colle à bâtonnet qui sent bon l’amande, les stylos bic et les feutres de toutes les couleurs, les buvards, les beaux cahiers qui sentent le papier neuf !

 Des personnes  s’interpellent dans la rue, un chien aboie, un autre lui répond vivement et plus férocement.  

J’aime à m’imaginer les personnes aux bouts des laisses : une mamie et son teckel grincheux, elle a du mal à marcher, elle sort tout juste d’une opération, en plus son fils Jacques n’est même pas venue la chercher à l’hôpital, en vacances à l’Ile d’Oléron, elle a dû prendre un taxi, va savoir combien tout ça va lui coûter, et ce jeune cabot là qui n’arrête pas d’aboyer et d’embêter son pauv’Oscar…Il lui tarde de rentrer chez elle, c’est bientôt l’heure d’ « Aujourd’hui Madame » , mamie aussi elle aime bien la regarder cette émission. Moi je préfère Récré A2, en plus il y a un nouveau dessin animé : « Goldorak ». Avec mes copines à la récré on en parle beaucoup.

Papa et maman regardent souvent « Les dossiers de l’écran »  le mardi soir, si le son de la télé est trop fort ma petite sœur se met à pleurer quand elle entend la musique du générique, quant à moi je ne fais pas la fière du haut de mes dix ans et je me camoufle sous les draps, je me demande bien ce qu’ils lui trouvent à cette émission.

La jeune est jolie jeune femme tient la laisse fermement, son labrador n’en fait pourtant qu’à sa tête, il se jette sur tout ce qui bouge, cette mémé et son vieux chien ne lui ont rien fait ! Et son appartement : il est sans dessus-dessous, ce matin le voisin de palier s’est plaint des aboiements continus. Elle rentre pourtant tous les jours exprès entre midi et deux pour sortir son chien. S’il pouvait arrêter de crier sur sa femme à longueur de journée lui aussi ! Ça, elle ne le dira pas à Monsieur Robin.

J’entends ses talons aiguilles qui claquent sur l'asphalte brûlant, il faut qu’elle se dépêche, elle doit taper à la machine un rapport urgent pour la réunion de dix-heures. Elle a enfilé son plus beau tailleur, acheté dernièrement aux Galeries Lafayette, elle n’a pas été raisonnable, n’a pas attendu les soldes comme maman. Mais ce soir, elle a un rendez-vous important, avec son petit copain, elle veut l’impressionner, elle veut être la plus belle.

Mon école est juste en face de mon immeuble, aujourd’hui mercredi elle sert de centre aéré, j’aime pas le centre aéré, j’y vais jamais et c’est tant mieux, même si je m’ennuie parfois, je me sens mieux à la maison.  Je me demande d’ailleurs si c’est normal, car mes autres amis, ils me disent qu’ils s’amusent super bien au Centre, qu’ils font pleins de choses supers.

Moi, j’aime être seule à rêvasser dans ma chambre, lire ou écouter mes 45 tours dans mon mange disque, à jouer aux billes ou à l’élastique en bas de l’immeuble avec mes copines, et puis je joue aux cartes avec mamie, elle perd tout le temps à la bataille, c’est pour me faire plaisir, je le sais bien. Alors pour la remercier je lui offre en cachette des rouleaux à la réglisse, on les achète ensemble à la boulangerie Dumont derrière la petite église, les odeurs de pains au chocolat qui émanent de cet endroit, sont divines, à réveiller un mort me dit ma grand-mère. Un jour elle aussi elle va mourir, je préfère ne pas y penser, ça fait trop mal.

 La réglisse elle adore ça, le Docteur il lui dit que ce n’est pas bon pour sa tension, maman la gronde quand elle s’en aperçoit. Et moi je rigole doucement.

A part la réglisse, mamie a une autre passion : regarder au magnétoscope Sissi Impératrice, et comme elle ne sait pas faire fonctionner cette nouvelle technologie, elle me demande toujours de lui lancer la cassette, je suis toute fière de l’aider. On les a peut-être vu dix fois les « Sissis », elle ne s’en lasse pas ! Les commentaires de mamie me font trop rire. Romy Schneider magnifique, nous fait rêver.

Des cris et des rires d’enfants envahissent mon semblant de sieste, je suis contente de les entendre vociférer au loin, alors que je suis calme dans mon lit, à épier les bruits, à sentir les odeurs, à penser à tout ça. Ils ne se rendent pas compte de la chance que j’ai : j’observe la vie.

Ça sent l’herbe fraîchement coupée,  j’ai entendu la tondeuse toute à l’heure,  pendant que l’on mangeait les endives à la béchamel et au jambon, enfin surtout la béchamel et le jambon, car les endives c’est amer, et bien les messieurs de la mairie, eux, ils ne mangeaient pas, ils  travaillaient sous un soleil de plomb dans les jardins de notre résidence. Il y a des injustices, des tas de choses qui ne tournent pas rond. Je m’en rends bien compte.

L’autre jour à l’école, ma copine Houria, elle s’était peinte les mains en orange, c’est du henné qu’elle m’a dit, j’ai su plus tard qu’à sa grande surprise elle s’était réveillée le matin avec les mains couvertes de cette teinture orange, et qu’elle ne savait pas pourquoi, sa grand-mère lui a dit que les anges étaient passés pendant la nuit et que c’était plutôt un bon signe. J’ai trouvé son histoire super jolie. Et bien à l’école ce jour là ça a été l’enfer car tout le monde s’est moquée d’elle, les garçons ils disaient qu’elle était sale, je la sentais triste, elle qui rigole tout le temps. Ca m’énerve ce genre de réaction, c’est comme le jour où un garçon m’a montré du doigt en me traitant de « sale chinoise » ! C’est vrai que j’ai un petit air bizarre, avec mes yeux en amande et mes cheveux noirs et raides, je me suis sentie agressée par ce morveux, j’ai pas aimé du tout.

 En tous les cas cette herbe coupée sent bon les vacances, un avant goût de liberté.

 Les départs en vacances ça me rend dingue, je tourne dans tous les sens dans mon lit la veille, on se lève à quatre heures du matin, il fait nuit noire, l’impression que nous sommes seuls au monde, rien ne bouge dehors, pas un bruit…Maman prend soin de préparer le pique-nique dans la glacière, elle a fait cuire des œufs durs, l’odeur me dégoûte toujours mais j’aime bien les manger avec un peu de sel par-dessus au bord de la route, elle  prépare du café dans le thermos pour que papa ne s’endorme pas au volant de la voiture, une R12 blanche toute neuve ! Ensuite on descend dans le parking couvert, on prend l’ascenseur en parlant doucement pour ne pas réveiller les voisins, il faut rentrer toutes les valises dans le coffre, à chaque fois papa et maman se disputent, « et pourquoi tu as pris tant d’affaires et mets la valise dans ce sens, et non pas comme ça ! ».Mamie met le doigt sur sa bouche et me dit en espagnol de ne pas parler, que ça va passer. On passe Orléans, la Beauce plate, je trouve ça très laid ces champs de blé à perte de vue, seul le clocher de l’église est un signe de vie, moi ça me déprime ce paysage. J’aime regarder défiler les arbres, je lève ma tête en l’air et je passe des heures à inventer des histoires, quand j’ai le tournis j’arrête. Ma sœur a ses petits pieds sur mes jambes, la tête posée sur ma grand-mère…Des fois elle vomit en voiture ! On fait le jeu des vaches, et on compte aussi combien de kilomètres ils nous restent à faire, on se dessine des dessins dans le dos et on devine c’est quoi. Le voyage est très long, les bouchons à Châteauroux, à Salbris, la porcelaine de Limoges, Brive, et puis Figeac, le pont de Figeac, la descente et la montée, on est presque arrivés, après le Lot, les collines de l’Aveyron se dessinent, ses vallons, ses villages , ses bastides, ses marchés colorés, la maison de papi et mamie n’est plus très loin…

On partira dans l’aveyron, le premier août comme chaque année, encore un bon mois à attendre, qu’est-ce qu’il me tarde !

Un avion passe encore au-dessus de l’immeuble, ils décollent et atterrissent tous sur la base militaire, juste à côté, à Villacoublay, ce bruit assourdissant ne me dérange aucunement, je m’y suis habituée, c’est encore un appel au voyage, à l’évasion. Tiens j’entends la musique du marchand de glaces, déjà ? Mais quelle heure est-il ? Quatre heures ? Je saute du lit, ma tirelire, 1 franc vite!

-           Mamieeee ! je descends acheter une glace et après je ferai un peu de vélo avec Isa et Sophie ! T’es d’accord ?

-          Oui, mais à six heures, tu es à la maison !

-          Promis ! j’y vais !

Vlan ! Je claque la porte, dents en avant, tresses au vent.

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