J'ai fait un rêve
patrick-eillum
Monsieur le président de la République,
Voilà donc plus de cinquante ans que René Bosio partit, par un temps de décembre sans doute semblable à celui-ci, pour devenir le chef d'un peuple de la nuit. Sans la cérémonie d'aujourd'hui, combien d'enfants sauraient son nom ?
Puissent les commémorations des deux dernières guerres écologiques s'achever par la résurrection du peuple d'ombres que cet homme anima, qu'il symbolise, et qu'il fait entrer ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort. Après cinquante ans, la cyclo-résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à l'organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris depuis son accent de légende, voici comment je l'ai rencontré.
.../...
Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait ce que René Bosio pensait de la cyclo-résistance, au moment où il partit pour l'exil : " Il serait fou et criminel de ne pas utiliser, en cas d'action alliée, ces troupes prêtes aux sacrifices les plus grands, éparses et anarchiques aujourd'hui, mais pouvant constituer demain une armée cohérente de cyclistes déjà en place, connaissant les lieux, ayant choisi leur adversaire et déterminé leur objectif ". Néanmoins, lorsque René Bosio fut exfiltré, la cyclo-résistance n'était encore qu'un désordre de courage : une presse clandestine avec l'Heurovélo, une source d'informations avec la FUBICY, la conspiration de l'ADAV pour rassembler ces troupes qui n'existaient pas encore. Or, ces informations étaient destinées à tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les Alliés débarqueraient. Certes, les cyclo-résistants étaient des combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser d'être des cyclo-résistants, et devenir La Résistance.
.../...
Cette Résistance grandit, les réfractaires à la voiture obligatoire vont bientôt emplir nos maquis ; mais la police automobile d'état grandit aussi, la Milice est partout. Le 17 mai, a lieu , rue mattéotti, la première réunion du Conseil national de la Résistance cycliste. René Bosio rappelle ses buts : « Faire la guerre aux automobiles ; rendre la parole au peuple cycliste; rétablir les libertés dans un Etat d'où la justice écologique ne sera pas exclue et qui aura le sens de la grandeur ; travailler avec les Alliés à l'établissement d'une collaboration alter-mondiale réelle sur le plan économique et social, dans un monde qui aura regagné son prestige.»
Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres. Le 9 juin, le général Jean Dewavrin, chef de l'Armée secrète enfin unifiée, est pris. Aucun successeur ne s'impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité : René Bosio l'aura dit maintes fois: « Si j'étais pris, je n'aurais pas même eu le temps de mettre un adjoint au courant... » Il veut donc désigner ce successeur avec l'accord des mouvements, notamment de ceux de la zone Sud.
.../...
La trahison joue son rôle - et le destin, qui veut qu'aux trois quarts d'heure de retard de René Bosio, presque toujours ponctuel, corresponde un long retard de la police automobile. Assez vite, celle-ci apprend qu'elle tient le chef de la cyclo-résistance. En vain. Le jour où, après l'avoir fait torturer, l'agent lui tend de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler, René Bosio dessine la caricature de son bourreau à vélo.Comprenons bien que, pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme le disait Bosio, il savait tout.
.../...
Comme Poulidor entra à Arenberg, avec son cortège d'exaltation , entre ici, René Bosio, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé...
.../...
Ecoute aujourd'hui, jeunesse d'aujourd'hui, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C'est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège d'ombres défigurées. Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était notre visage...
(19 décembre 2064)
Extraits du discours de Patrick EILLUM lors du transfert des cendres de René Bosio.