Jamais seul(e) ? ...Robinson
blanche-dubois
Cher Robinson,
Je t'écris, toi qui coule des jours paisibles et heureux très loin de ce monde. Seul, dans un lieu qui n'est connu que de toi. Je suis sûre que tu ne regrettes pas de t'être planté en atterrissant sur cette ile déserte. Tu allais chercher des esclaves noirs pour en faire commerce. La météo t'a puni d'avoir eu ce sombre dessein capitaliste. Car désormais, les hommes comme toi sont dénommés ainsi dans le monde globalisé.
A la dérive, ici, nous y sommes presque tous. Nous sommes au bord du naufrage. Dans quelques temps nos ascendants, s'il en reste, auront aucun mal à écrire l'épopée triste et burlesque de notre époque. Car tout est recommencement. Mes contemporains n'ont tiré aucun enseignement de toutes ces guerres et boucheries précédentes.
Sinon comment je vais ? Globalement, je suis à peu près sure de connaître qui je suis au fur et à mesure que je vieillis mais très peu qui être dans le monde. Cela ne va pas de soi. J'envie donc ta facilité dorénavant. Tu n'as plus à avoir une attitude. Devoir m'adapter est une marche obligée engendrant un tel désordre interne que j'en suis devenue fatiguée. Le soir, j'éteins rapidement les lumières. Insomniaque, je me réveille en pleine nuit, les cambrioleurs pullulent. Parfois j'ai peur car avec l'impression de n'être pas vraiment seule même dans la vie du sommeil. J'ai peur qu'ils me volent mes rêves.
Au travail, dans les soirée ou les mariages, me montrer commence à me couter beaucoup trop. C'est toujours la même chose. Toi, tu paresses au soleil, gros veinard.
Je me souviens d'un repas d'anniversaire à l'invitation forcée. Je terminai la fête à l'hôpital tellement ce fut une vraie épreuve pour mes nerfs. Même si le gâteau fut délicieux. J'ai dit « merci pour le moment » tout de même.
Depuis, je circule dans la foule avec cette armure qu'est l'indifférence en essayant d'enfouir au maximum toute intimité. J'ai trop peur qu'elle soit dévoilée sur You tube. Surtout, moi et ma façon d'être ridicule à force d'être dans la lune. Ou mes bégaiements émotionnels qui font sourire. Parfois, on me regarde bizarrement et je trouve cela dérangeant. Finalement impartageable, irregardable, être ou ne plus être, je préfère endosser le masque d'un personnage discret qui arrive et qui part de son bureau. Je me comporte en automate plutôt qu'en perroquet bavard de plateau ou d'open space de travailleurs citadins.
Je trouve qu'il est plus facile de ne susciter aucune curiosité ou d'être la personne à qui on ne demande rien, du genre "comment ça va ". Car la réponse est forcément "ça va ". Toi sur ton ile déserte tu ne connais plus les affres du narcissisme. Car nous le sommes tous un peu par nécessité. Je laisse parler, je laisse agir tout en m'assurant de ne pas être touchée par quoi que ce soit. C'est un exercice autistique prodigieux énormément calorifique en énergie cérébrale. Car tout est contagion mondaine en ville et le jugement est plus aisément dégainé que le discernement. Les contours s'estompent et le dessin des êtres devient grossier. Il est primordiale d'être le Moi le plus vénéré, intéressant, brillant, indispensable, ce côté que nous aimons montrer tous en société. Mais j'aime trop la précision.
Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.
Et tous ces rôles qu'il faut endosser me font l'effet de coquilles vides facilement écrasables en marchant dessus. Ce théâtre là n'a pas d'acteurs au trac et à l'angoisse enfouis au ventre. Oui, j'ai décidé de faire du théâtre car jouer est une auto-exposition extrêmement périlleuse. J'aime ce danger là. Il faut être vrai par tous les pores de la peau et non faux comme dans la société dans laquelle nous nous débattons. Il faut être plein pour jouer un rôle en sachant qu'il peut y avoir péril. Ah mais cela, cela ne te concerne plus : simulacres ou pas, tu t'en fiches.
Les autres, les retirés, ne sont pas là. Ils ont oublié leur portables car nous pouvons être ici et ailleurs, dans plusieurs mondes tout en étant présent au monde. Mais est-on vraiment présent dans chaque monde à la fois ? J'en doute. L'ubiquité rend fou. En conduisant ma voiture, je jette un simple coup d'oeil dans le rétroviseur, j'aperçois un homme ou une femme qui semblent parler seuls en mode schizophrène. Si tu étais là, tu serais fort surpris. Autrefois, l'ubiquité était un don maintenant c'est devenu une facilité qui vire à la mono-manie : prendre impérativement son portable en sortant de chez soi pour ne pas être coupé des mondes. Sinon, c'est la catastrophe. Mais méfies toi, si on découvre ton île et qu'il s'avère qu'elle regorge d'un riche minerai servant à améliorer la performance des composants électroniques, ce sera fini de ta vie de solitaire pacha. Tu seras expulsé vers un quelconque bouiboui londonien avec ce smog comme seul air à respirer. Tu mourras blanc comme un cachet et non plus avec un teint que j'imagine halé et buriné par le temps. Tu ne seras plus imprégné de sagesse mais misérable.
Qui sont les gens retirés ? Peut-être plus que des animaux, des vrais artistes (les artistes ratés pullulent dans les soirées), scientifiques parcourant le monde, paysans éclairés, amoureux, que sais-je ? Et toi ? Tu vis d'eau fraiche ? L'amour…Mais c'est vrai ! L'amour tu ne le connais plus ! Tu ne sais plus ce que c'est ! Encore que, il y aurait encore beaucoup à dire…Car 1+1=2, certes, mais la logique amoureuse a muté. Oui finalement, il y a des raisons d'affirmer que sans doute te sens-tu isolé, mon cher Robinson, mais quelque part dans le brouhaha de ces vies humaines, jamais, ici, nous n'aurons été aussi seuls, ensemble. Jamais, il aura été aussi difficile de communiquer simplement. Dire "bonjour, comment tu vas ?" . Et sourire.