JAUNE ET NOIR.
Edgar Fabar
La tension est montée d'un cran ce matin au café. Gisèle derrière le comptoir a déploré la mort du petit commerce. La faute aux gilets jaunes qui font peur aux gens et au Black Friday. "L'ambiance de fête a disparu" renchérit Martine qui en a fait l'amère expérience samedi en allant acheter ses cadeaux de Noël sur la piétonne. Dominique essaie de comprendre pourquoi la fille de Christiane est en grève avec ses amis lycéens : "ils ont peut-être fait une connerie avec cette réforme mais ils l'ont bien faite pour une raison". Paulo ajoute que Macron est de la pire des races : celle des banquiers. "Il faut qu'il lâche quelque chose face à la chienlit comme De Gaulle le fit en son temps". Raymond sait de quoi il parle, lui qui a rédigé une biographie jamais publiée sur le grand Charles.
Au fond du bar, il y a les avocates Audrey et Sophie qui se racontent leurs week-ends. Celui d'Audrey s'est résumé à un aller-retour Nice Paris pour aller enterrer sa grand-mère de 99 ans. Un moment difficile devenu horrible quand il a fallu attendre deux heures le corbillard sur le parvis d'une église de banlieue. Les gilets jaunes, encore eux, avaient bloqué l'autoroute. La situation m'échappe un peu, il est l'heure de l'esquive vers le calme relatif de l'agence. Gisèle qui sait que je travaille "pour l'internet" encaisse mes 2 euros avant d'ajouter à la cantonade mais sans arrière-pensée : "pour vous ça va, vous vous en sortez bien dans l'e-commerce". Très tendu, je ressens les regards de Dominique, Paulo, Martine et Christiane se poser sur moi. Je lui réponds qu'elle aussi elle n'a pas à s'en faire car "boire un café sur internet c'est compliqué et qu'a priori son comptoir ne sera pas racheté par Amazon". Tout le monde rigole. Ça relâche la pression. J'en profite pour m'en aller. Me voilà concerné à présent par les gilets jaunes. Jusqu'ici c'était vague. Je ne sais toujours pas quoi en penser mais j'y pense. Ils ont tous un peu raison et je n'arrive pas à choisir un camp. Ce que je sais c'est que je suis dans l'illégalité car je ne l'ai jamais acheté ce fameux GILET JAUNE. Même maintenant qu'il est tendance, je persiste à le trouver tellement laid. Qui sait, si demain l'état d'urgence venait à être instauré, peut-être que les gilets jaunes seraient alors interdits. Tout compte fait, j'aurais eu un bon réflexe en n'achetant pas cet épouvantable chiffon m'as-tu-vu. Oui, mais si l'insurrection l'emportait et que les gilets jaunes s'installaient au pouvoir ? Je risquerais d'avoir des problèmes. Eh bien, je pourrais toujours dire que la boutique où j'avais prévu de l'acheter a fermé l'an dernier. La faute au Black Friday certainement.