Je dois pas être normal
Nathan Noirh
Lorsqu'une situation semble injuste ou indigne, que le contexte porte à l'insurrection, du racisme au pot de moutarde laissé ouvert, mon père a toujours la même expression pour justifier son mécontentement : « Je dois pas être normal. »
Je dois pas être normal. Je vois des choses tous les jours qui ne trouvent pas d'explication à mes yeux. J'essaye d'adhérer à la perspective des autres, de comprendre. J'essaye vraiment. Des comportements anodins, des réflexions, des attitudes et des paroles lancées sans aucune délicatesse, sans intelligence. J'ai toujours pensé que l'éducation jouait un grand rôle dans la définition d'une personnalité, d'une âme. Que l'enseignement quotidien, la formation familiale et l'instruction permettaient de façonner convenablement une personne. Mais quand je vois les comportements des autres, pas tout le monde, mais une majorité tout de même, je me demande comment s'est passée cette éducation. Est-ce que tes parents t'ont appris à ne pas être polis, à ne pas débarrasser une table, à ne pas respecter les femmes, à ne pas t'insurger quand les lois t'oppressent et ne te laisse plus respirer ? Est-ce que tes parents t'ont appris à ne pas t'excuser ou encore simplement ne pas sourire ? Je n'arrive pas à visualiser dans ma tête cette éducation. Je veux bien croire pourtant que certains parents font un travail formidable, difficile, et extrêmement long. Plus qu'un travail, c'est un accomplissement. Je ne vois pas où se situe l'erreur. Qu'est-ce qui a merdé en cours de route.
Je dois pas être normal. Tous les aspects d'une société changent avec son temps. Il est vrai. Mais certaines choses devraient être intemporel. Je ne comprends plus mes rapports avec les femmes. Que je tienne une porte ou que j'entame une conversation pour passer le temps, j'ai le mauvais rôle. J'ai le rôle de celui qui a une idée en tête. Celui qui a des arrières pensées. C'est de plus en plus difficile de ne rien vouloir. Il y a des gestes et des paroles qui ont juste besoin de sortir parfois, d'être dit. L'humain n'est pas que pensée, il est aussi émotion. Il doit pouvoir parfois exprimer un plaisir, une situation qui lui a plu, sans à devoir expliquer pourquoi. La propension à vouloir quantifier, analyser, justifier est aussi complètement humaine. Une action menée sans pensée n'est pas envisageable. Parce que socialement ce n'est pas terrible, ce n'est pas normal, ce n'est pas bien vu. Mais personne n'a envie de rester seul.
Je dois pas être normal. Je vois des prédictions vieilles de 50 ans se réaliser. 1984. Le Meilleur des Mondes. Ravage. Les petites gens vous diront que c'est extraordinaire, on y avait pensé il y a des années. Déjà, on envisageait cette possibilité. J'ai l'impression que personne ne s'est dit que, justement, c'est parce que ce type là, a écrit un bouquin sur une foutue société de contrôle, que l'homme a tenté toute sa vie de reproduire ce qu'il a lu. Honnêtement, pourquoi lisez-vous l'horoscope ? Des mouvement d'étoiles d'il y a des milliers d'années vont vraiment prédire votre semaine ? Vous allez lire que votre tension va s'envoler, que vous allez trouver quelque chose de perdu, et que vous serez tendre avec votre conjoint. Inconsciemment, c'est exactement ce qu'il va se passer. C'est du conditionnement pur et simple. C'est comme vous dire : « Essayez de ne pas penser au mot éléphant. » Franchement. Les écrits du passé façonnent l'avenir. Ils façonnent notre présent, notre société, nos religions, notre comportement. Nous sommes indubitablement tournés vers le passé, nous vivons le nez en plein dedans. Dès l'école, nous apprenons ce qu'il s'est passé avant nous. Bien sûr que c'est important. Bien sûr que vous allez briller en société. Mais personne ne vous apprend à étudier l'avenir, à le construire. De tous les hommes et femmes que j'ai pu rencontré, il y en pas un seul qui ne m'a pas dit : « J'ai plus appris en trois mois quand j'ai monté ma boîte, qu'en dix ans dans mon précédent poste. » On se développe beaucoup plus vite lorsque nous pensons essayer et non refaire. Découvrir et non revoir. Notre société se dirige toute seule vers une véritable prison. Multiplication des contrôles, des technologies, des lois. Prolongation des fouilles, de l'état d'urgence. Pérennité d'un système politique plus proche de l'oligarchie que de la démocratie. Comment avons-nous pu laisser tout cela arriver ? Je vais vous le dire avec une métaphore de cuisine : « Si l'on plonge un crabe ou un homard dans de l'eau bouillante, il se débattra. Mais si vous le mettez d'abord dans de l'eau froide, puis que vous augmentez petit à petit la température de l'eau, il ne bougera pas ». Je pense que c'est assez parlant comme exemple.
Je dois pas être normal. Toute la journée, nous voyons l'horreur. Nous apprenons des morts de célébrités, des guerres et génocides en cours. Nous voyons des peuples affamés, des catastrophes naturelles qui ravagent absolument tout. De la tristesse. De la douleur. On en discute, on échange, on essaye de penser à des solutions. Nous ne savons pas. Nous n'en avons pas la force. Pas encore. Nous pensons être trop peu, trop pauvre, trop con. Impuissant. Et moi dans mon coin, je m'insurge. Je bouillonne. Mais je ne sais par où commencer. Bien sûr que j'ai une belle vie. Bien sûr que j'ai bien plus que certains. Moins que d'autres. Mais beaucoup plus ont en moins que moi.
Toutes ces balles de la vie qui font mal, et que nous regardons parfois sans rien faire, parfois avec voyeurisme. On se force à regarder pourtant. Une amie très chère m'a dit : « Je dois regarder. Il faut que je regarde. Il faut que je sache comment ça se passe, là-bas. ». Elle a raison. Nous ne pouvons pas être aveugle, même si cela nous détruit. C'est le premier pas vers la raison. Bien sûr que tout est terrible. Tout est injuste, mal foutu, triste. Mais…
« Certaines personnes choisissent de ne voir que la laideur dans ce monde, le désarroi. Je choisis de voir la beauté ».